Les trois cocus/Chapitre XXXII

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Librairie populaire (p. 226-230).


CHAPITRE XXXII

FIN DE L’ALBUM DE LARIPETTE


Ennemi déclaré de la tristesse, Robert Laripette, de plus en plus convaincu que les maris cornards contribuent au bonheur de l’humanité, écrivit encore quelques pages pour clore son album.

En marge, il mit : « d’après le Tam-Tam. »



L’Ordre Jonquille ou la Légion d’honneur des Cocus.

Cet Ordre, fondé il y a trois jours et vingt-cinq minutes, comble une lacune désolante.

L’Ordre Jonquille, exclusivement fondé en l’honneur des Sganarelles incontestés de notre bon pays de France, est excessivement remarquable. Il est en cuivre jaune, tiré des bassines qui ont servi à Mme  Judic à faire ses dernières confitures d’abricots. Le milieu représente deux bois de cerf en or sur fond de gueules. Une guirlande de soucis entoure la porte Saint-Denis, qui se trouve dans le quartier senextre de l’écusson. Dans le quartier dextre, on voit aisément le mal qu’un coq eut pour trouver des œufs de canard.

La chancellerie est établie au bois de Vincennes, pavillon de la Porte-Jaune.

Pour statuer sur les mérites des candidats de l’Ordre Jonquille, il a été institué un comité de membres honoraires, composés de cocus notoires.

Ce sont MM. :

Axel Putiphar, un des plus vieux abonnés de la Gazette de France.

Cucufin Junior, aplatisseur de cornes.

Il signor Cornados, toréador en chambre.

Alphonse Lepelletier, homme de lettres, auteur du roman oriental Les Délices de la Corne d’Or.

Ivan Trococuskoff, fabricant de cornes pour les boulangers.

Sidi-Abined-ben-Koku-Oli, ponceur de cornes d’abondance.

Tien-ton-ca-ce-ci-co-cu, inventeur de cornes pour les savetiers de Nankin.

Voici maintenant les premiers cocus qui se sont présentés pour être admis à faire partie de l’Ordre Jonquille.

Premier prétendant à l’Ordre Jonquille.

Jean-Napoléon Rigolard, quarante-cinq ans et un quart de lune, demeurant rue de la Grande-Armée, 687, et huissier à la Banque des Brouillards de la Loire, s’est marié sût fois.

Pas une des épouses de ce Barbe-Bleue de la chaînette n’a oublié d’agrémenter le front de cet huissier, si jovial qu’à chaque nouvelle calembredaine d’une de ses six moitiés il se tordait de rire.

Cet heureux caractère lui a fait faire-son chemin.

La municipalité de Taris a décidé d’installer Rigolard dans le vestiaire du Trocadéro les jours de fête, afin d’utiliser ses six paires de bois qui serviront de portemanteau.

Nota. — Les membres honoraires de l’Ordre Jonquille ont admis Jean-Napoléon Rigolard à l’unanimité.

Deuxième prétendant à l’Ordre Jonquille.

Eusèbe-Bonaventure Bernadoux, cinquante-quatre printemps, ayant fait dans sa jeunesse le commerce des bouts de cigares sur une grande échelle, ayant ensuite exercé la profession de Chevalier-du-Guet, actuellement fabricant de boutures de géranium pour poitrinaires et rédacteur du Mot d’Ordre dans ses moments perdus, s’est marié en 1847 avec une saltimbanque estimable qui, dans les foires, se posait un pavé sur le ventre et se faisait donner dessus — sur le pave, pas sur le ventre — de grands coups de merlin par les amateurs.

Deux ans après, Bernadoux crut devoir acheter quelques boîtes de poudre insecticide pour assurer sa tranquillité et nettoyer les toiles d’araignées qui tachaient son existence.

Cela fit suer sa moitié, qui prêta une oreille complaisante aux propos d’un jeune trombone, lequel lui offrit le même soir un pain entier de « strachino de Milano. »

Le lendemain, Bernadoux ne put se coiffer qu’après avoir fait élargir le chapeau de ses pères (en poil de lapin).

Plusieurs notables de la confrérie ont recommandé chaleureusement Bernadoux au conseil de l’Ordre, vu la philosophie avec laquelle il a pris la chose et surtout à cause de la grâce qu’il déploie lorsque, après avoir épaté la galerie en faisant cinquante carambolage » de suite au noble jeu de billard, il l’écornifistibule littéralement en marchant une demi-heure sur la tête en répétant sans s’arrêter : « Le Figaro est un journal rudement bien rédigé, mais c’est dommage qu’il y ait tant de mollusques ! »

Nota. — Les membres honoraires, composant le comité de l’Ordre, tout en adressant leurs congratulations à Bernadoux, le blackboulent en chœur, en disant judicieusement que, s’ils s’amusaient à enrubanner les simples cocus, l’Ordre Jonquille prêterait à rire.

Troisième prétendant à l’Ordre Jonquille.

Anatole Blancmignon, vingt-quatre ans et pas de corset, occupe avec sa charmante Eulalie, née de Boisflotté, un entresol au boulevard Saint-Denis, en face du fameux nègre qui sert d’enseigne à un horloger.

Ce nègre, on le sait, est grand, admirablement découplé, et sa prestance est aussi belle que celle de son compatriote le créole Paul de Cassagnac. De plus, il a une horloge dans le ventre, — pas Paul de Cassagnac, — l’autre.

Tous les matins, Eulalie Blancmignon se mettait à la fenêtre pour voir l’heure dans l’abdomen du moricaud.

Pendant quelques jours, elle concentra exclusivement ses regards sur le cadran ; puis, plus tard, ses yeux se portèrent sur le nègre.

— Oh ! le beau blond ! s’écria-i-elle en soupirant.

D’un pied furtif, l’amour venait d’entrer dans le cœur d’Eulalie.

Quelque temps après, ses traits s’altérèrent, ses yeux devinrent caves, et elle éprouva une envie frénétique de manger de la soutane d’archevêque sur les deux heures du matin.

C’était significatif.

— Des envies ! clama Anatole… Je vais être père !… Je parie cent sous que je le suis !

À quelques mois de là, Eulalie donna naissance à un négrillon qui — ô fatalité ! — portait une pendule dans le ventre.

Blancmignon trouva la chose étrange.

Pour comble de déveine, le négrillon sonne les heures et les demies aussi fort que le bourdon de Notre-Dame.

Et, la nuit, alors que les époux sont plongés dans les bras de Morphée, une sonnerie infernale les réveille en sursaut.

— Coucou ! coucou ! coucou ! fait le mioche.

Deux seules choses pouvaient calmer le père exaspéré : c’était de casser le grand ressort de son fils, ou de recevoir un bout de ruban de l’Ordre Jonquille.

Nota. — Les membres honoraires de l’Ordre Jonquille ont tous voté avec attendrissement pour Anatole Blancmignon.

Quatrième prétendant à l’Ordre Jonquille.

Joseph Pertroto, trente-trois ans, filasse et presbyte, demeurant rue des Bons-Enfants, 7 3/4, s’est marié avant-hier. En sortant de la mairie, Joseph a constaté avec un certain étonnement que sa légitime, depuis trois minutes, éprouvait une de ces douleurs qui nécessitent impérieusement l’intervention d’une sage-femme.

Et, de fait, la dame lui pond un gros garçon.

Sa stupéfaction prenant des bornes exagérées, la belle-mère de Joseph s’ingénie à lui faire comprendre que cet enfant est naturel. Ce moi met tout le monde en gaieté, Joseph lui-même.

Il avoue alors que si, au lieu de se marier, il eût pris un tramway, il aurait entendu, et non porté des cornes.

La joie est à son comble ; on danse dans les fiacres.

Nota. — Reçu avec acclamation.

Cinquième prétendant à l’Ordre Jonquille.

Notes prises sur un carnet trouvé rue de Bellechasse, 383, après le déménagement de M. le duc de Saint-Cucuphar.

« 1er avril. — J’épouse enfin Célina. Le soir, elle rougit en me donnant son premier baiser. Ô ivresse !

« 8 avril. — Son cousin-germain Octave, jeune carabin d’espérance, vient nous voir. Il veut aller coucher à l’hôtel. Je le force à accepter noire chambre d’ami.

« 9 avril. — Affreuse découverte : ma femme est somnambule. — M’étant réveillé sur le coup de trois heures, j’aperçois ma bien-aimée au milieu de la chambre, les bras étendus, marchant à tâtons. J’allume la bougie, elle pousse un cri pas la bougie, ma femme). Elle se recouche et m’avoue que, jeune fille, elle allait fréquemment se promener sur les toits. — « Sur quels toits ? lui dis-je. — Sur les miens, me répond-elle chastement. — Tais-toi ! »

« 10 avril. — Je confie la chose à mon carabin de cousin. Mon cousin de carabin me dit qu’il ne faut jamais réveiller les somnambules, sous peine d’accident mortel. La nuit qui suit, je fais le guet. À trois heures, ma femme se lève et se promène pendant une heure dans l’appartement. Au bout d’une heure, elle se recouche tranquillement.

« 11 avril. — Je ne fais plus le guet. À trois heures de nuit, ma femme se lève ; je la laisse bien tranquillement arpenter l’appartement. Elle se recouche à quatre heures moins le quart ; à quatre heures et quart, elle se relève et se recouche au bout de vingt minutes. Elle se relève à cinq heures. Nom d’une pipe ! trois attaques de somnambulisme ! cela devient inquiétant. À cinq heures et demie, elle se recouche, et ne se re-re-relève plus.

« 12 avril. — Octave m’apprend qu’il part le 15.

« 13 avril. — Deux attaques de somnambulisme.

« 14 avril. — Trois attaques. Je ne m’en inquiète plus et je m’endors du sommeil du juste. À six heures, je m’éveille. Personne à mes côtés. Ciel ! ma femme serait-elle allée sur les toits ? Aurait-elle dégringolé ? — Je vole chez Octave. — Stupéfaction ! ma femme s’est trompée de lit. — Je hurle. Elle s’éveille. Elle voit Octave. Ah ! peindre son étonnement est impossible. Quant à Octave, il ronflait comme un sabot. Pauvre Octave, il n’a jamais su le bien qui lui était venu en dormant. »

Nota. — Les membres du conseil de l’Ordre Jonquille nomment le duc de Saint-Cucuphar président d’honneur.