Les trois cocus/Chapitre XXXI

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Librairie populaire (p. 220-225).


CHAPITRE XXXI

OÙ LE PAPE PIE IX, QUOIQUE MORT, FAIT SES FARCES


Irlande et Scholastique dînèrent ce soir-là copieusement.

Leur aumônier les exhorta à prendre une nourriture abondante, et lui-même donna l’exemple.

Après le dessert, il ordonna au garçon de monter le thé à l’une des trois chambres.

— Du thé pour trois personnes, commanda-t-il, et un flacon de sirop de groseille.

Quand on fut dans la chambre, il dit aux deux sœurs :

— Nous prendrons le thé à la mode polonaise.

— Comment ça ?

— Avec du sirop en guise de sucre… Vous verrez… c’est succulent.

L’après-midi, Groussofski s’était fait monter un flacon de groseille, l’avait vidé dans le seau de la toilette, et avait remplacé ce sirop par la double potion soporifique qu’il s’était fait confectionner. Il était impossible, à l’œil, de s’apercevoir de la substitution.

Quand on servit le thé, il avait dans la poche le flacon ainsi préparé.

Le garçon déposa sur le guéridon de la chambre un plateau où se trouvaient la théière, trois tasses et du sirop de groseille.

Groussofski, afin d’écarter toute défiance de l’esprit des deux vieilles filles, se servit le premier et opéra le mélange. C’était loin d’être succulent ; mais, en goûtant le breuvage, il réussit à ne pas esquisser une horrible grimace.

Puis, il versa le thé dans les tasses destinées à Irlande et à Scholastique, et, au moment où il allait y mêler la groseille, il dit tout à coup :

— Diable, il y a ici un courant d’air ; on dirait que vous n’avez pas fermé vos fenêtres.

En effet, les fenêtres des deux chambres voisines étaient grandes ouvertes. Les vieilles filles coururent les fermer. Pendant ce temps, en un clin d’œil, Groussofski fit disparaître le flacon de vraie groseille, et, quand ses deux pénitentes revinrent, il tenait à la main le flacon de soporifique, potion d’un beau rouge et liquoreuse.

Il versa dans chaque lasse une bonne dose.

Après quoi, il eut l’aplomb de trinquer.

— À l’amitié ! dit-il, et surtout à la guérison complète de mademoiselle Scholastique !

Les deux vieilles filles répondirent par un toast à leur aumônier et burent.

Il paraît que la potion était artistement préparée ; car elles affirmèrent que le thé à la polonaise était une délicieuse invention.

On causa encore quelques minutes avant de s’en aller coucher. On s’entretint au sujet de la ferveur que l’on avait remarquée chez les pèlerins et les pèlerines ; on parla de la beauté pittoresque des Pyrénées et de la limpidité de la source miraculeuse.

Ensuite, comme Irlande et Scholastique déclarèrent éprouver le besoin de dormir, elles se retirèrent, et la séance fut levée. On se dit au revoir pour le lendemain matin.

Une demi-heure après, Groussofski ouvrait sans bruit la porte de communication qui séparait sa chambre de celle de Scholastique. Il écouta. Celle-ci donnait d’un profond sommeil.

Il franchit l’autre porte, entra dans la troisième chambre ; Irlande ronflait comme un orgue en plein Magnificat.

Alors, comme chacune des deux demoiselles avait fermé à double tour sa porte donnant sut le corridor, il fit jouer la clef dans la serrure de façon qu’on pût entrer sans difficulté, et il se retira chez lui, fermant sur’son passage les communications d’une chambre à l’autre.

Tandis que l’abbé-pompier avait ainsi manœuvré, Huluberlu et son vicaire s’étaient livrés, chacun à part soi, à de curieuses réflexions.

Nous ne donnerons ici que le monologue de Romuald, celui du curé de Saint-Germain étant identiquement le même.

— L’aventure est mystérieuse, et, dans quelques instants, je veux la tenter… Certainement nos jolies maçonnes sont charmantes ; mais elles n’ont pas l’attrait du fruit défendu… Et quoi de plus stimulant encore que l’inconnu ?… Allons, préparons-nous à jouer notre rôle : la religion ne pourra qu’en tirer bénéfice.

Il se mit en chemise ; puis, sur sa chemise, il mit sa ceinture de soutane et son rabat. Il se regarda dans une glace.

— Voilà un costume un peu cocasse, se dit-il ; mais baste, les dévotes n’y regardent pas de si près : elles savent que le pape porte soutane blanche ; seulement on ne leur a jamais parlé de la couleur de la ceinture et du rabat. Ma chemise jouera admirablement le rôle de la tunique du saint-père. Le fait est que l’accoutrement était bizarre.

Il passa sa douillette par-dessus sa chemise ; ensuite il sortit de chez lui et grimpa prestement à l’étage supérieur. Arrivé devant la porte n° 83 :

— C’est là, fit-il.

Il souffla sa bougie, tourna le bouton de cuivre de la serrure ; la porte s’ouvrit, il entra sur la pointe des pieds. La chambre était plongée dans une demi-obscurité. Les rayons de la lune donnaient en plein sur l’autre côté de la maison, de sorte que ce côté ne recevait qu’un peu de réverbération.

À travers cette lueur indécise, Romuald distinguait parfaitement la silhouette des meubles. Ici la commode ; là, le lit ; à droite et à gauche, des sièges ; un guéridon, au milieu. Il se débarrassa de sa douillette, la plaça sur un fauteuil, bien à portée, afin de pouvoir la ressaisir et s’en rhabiller vivement en cas d’accident. Puis, toujours sur la pointe des pieds, se glissant comme un chat, il s’approcha du lit, où il entendait le bruit monotone et régulier d’une respiration.

Dans la demi-obscurité de la pièce, sa chemise longue et blanche, coupée par le cordon noir de la ceinture, tranchait assez clairement.

Il se pencha sur la dormeuse. Il était palpitant de désirs ; son cœur battait bien fort dans sa poitrine.

— Mon doux Jésus ! murmura une voix.

C’était Irlande qui rêvait tout haut. Tant bien que mal, Romuald reconnut dans cette voix l’organe d’une personne du beau sexe.

— C’est une baronne authentique, se disait le vicaire ; Groussofski me l’a affirmé.

Et il cueillit un baiser plein de lièvre sur les lèvres de la dormeuse.

Elle ne se réveilla point. Il la saisit dans ses bras et la serra avec force.

Cette fois, elle parut sortir de sa torpeur ; mais ce n’était qu’un demi-réveil, le soporifique agissait encore.

— Qui est-ce ? fit-elle à demi-voix.

— Chut ! répondit Romuald lui parlant dans l’oreille. Je descends du ciel, mon séjour, pour vous marquer l’affection que m’inspire votre vertu. Je suis Pie IX.

Pie IX ! murmurait-elle sans quitter son étal d’alanguissement.

— Voilà bien ce que Groussofski m’a dit, pensait le vicaire ; elle m’accepte bien pour Pie IX ; elle est en extase…

Dans la chambre numéro 84, une scène analogue se passait, ayant pour acteurs l’abbé Huluberlu et Scholastique.

Groussofski, lui, tandis que ses collègues étaient montés à son étage, s’était rendu à celui des Maçonnes ; mais, au lieu de pénétrer chez elles avec mystère, il frappa à la porte ; on lui ouvrit sans difficulté. Les demoiselles du pèlerinage à la Rastaquouère n’étaient pas de nature farouche.

Inutile d’ajouter qu’il fut reçu avec des transports de joie.

Ce cher Groussofski !… On n’avait fait que l’apercevoir à peine pendant tout le voyage.

— Plaignez-moi, dit-il. Avez-vous vu les atroces guenons à qui est rivée mon existence ?

— Et comment as-tu pu, loulou chéri, le débarrasser en ce moment de ces crampons ?

— Oh ! c’est toute une histoire.

— Raconte-la nous.

— Je le veux bien, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous vous abstiendrez de déranger ma petite combinaison.

— Nous le jurons !

Elles étaient cinq qui prêtèrent ce serment. Deux avaient ouvert à Groussofski, trois autres étaient accourues des chambres voisines ; le reste du pèlerinage avait sans doute des occupations absorbantes et n’avait pu venir fêter le cher « neveu ».

Alors Groussofski expliqua qu’il avait « monté une fumisterie phénoménale » à ses deux collègues en soutane, et que, dans l’instant précis où il parlait, il y avait des apparitions de feu Pie IX à l’étage au-dessus.

Les Maçonnes s’amusèrent beaucoup à ce récit, félicitèrent l’abbé de son ingéniosité transcendante, et lui donnèrent de sérieux témoignages d’amitié en récompense de ses mérites.

On se promit bien de demander le lendemain matin à Romuald et au curé Huluberlu leurs impressions sur l’aventure dans laquelle ils jouaient un rôle actif de revenant affectueux.

Quand l’aube parut, chacun avait regagné sa chambre respective. Les deux prêtres de Saint-Germain-l’Empalé se félicitaient, chacun dans son for intérieur, de leur équipée nocturne.

Ils firent une drôle de grimace quand ils apprirent, par les Maçonnes de l’Amour, qu’ils avaient été mystifiés et que la baronne authentique de Groussofski était, pour l’un, Scholastique, pour l’autre, Irlande.

— Le tour est drôle, dit Romuald, et, je serais un niais si je m’en fâchais !

— Maintenant que je sais à qui j’ai eu affaire, ajouta Huluberlu, je trouve la plaisanterie mauvaise ; mais cela m’empêche pas qu’ignorant que j’étais l’objet d’une mystification, j’ai éprouvé bien de l’agrément.

— Alors, vous ne m’en voulez pas ? demanda Groussofski.

— Pas le moins du monde, répondirent les deux collègues ; seulement, c’est à charge de revanche.

— Vengez-vous, je vous l’accorde !

Quant aux deux vieilles filles, à leur réveil, elles ne savaient si elles devaient rougir de ce qui leur était arrivé ou s on réjouir. Elles ne s étaient jamais fait une idée des apparitions de ce genre : elles en éprouvaient une certaine confusion ; mais elles s’avouaient néanmoins qu’elles n’avaient jamais été à pareille fête.

Elles s’abordèrent avec hésitation.

— Irlande !

— Scholastique !

— Ma sœur aimée !

— Ma sœur chérie !

— Si tu savais ?…

— Si je te disais ?…

— Cette nuit, figure-toi…

— J’ai eu un rêve étrange…

— Tiens ! c’est comme moi, alors !

— Tu as rêvé ?…

— Je ne sais pas au juste si c’est un songe…

— Tout comme moi, Scholastique… J’ai eu une apparition…

— Moi aussi.

— Ah bah !

— Une apparition de notre vénéré Pie IX…

— Pie IX !… Mais c’est lui-même également qui m’est apparu !…

— C’est un miracle, pour sûr…

— Je ne sais pas ce que j’ai éprouvé… J’avais le sommeil très lourd ; mais j’ai de vagues souvenirs que ce n’était pas un rêve, à proprement parler…

— Je puis l’en dire autant… Mon apparition était en chair et en os…

— Comme la mienne… Je l’ai tâtée…

— Oui, c’est un miracle : un être non surnaturel n’aurait pas pu être dans nos deux chambres à la fois.

— Ah ! quel bonheur !

— Quelle joie !

— Je tressaille encore de plaisir !

— Cette fois, bien sûr, le démon n’est plus en moi, puisque notre vénéré Pie IX a daigné me visiter… Mon âme glorifie le Seigneur !…

— Il m’a donné les baisers de l’amour divin…

— Moi aussi, il m’a témoigné toute sa tendresse…

— Ô ma chère sœur, je n’oserai jam ais te dire jusqu’à quel point s’est manifestée sa bonté…

— Ni moi non plus… C’est un secret béni que j’enfouis au plus profond de mon cœur !

— Scholastique, je suis bien heureuse !

— Je suis bien heureuse, sœur aimée !

— Je n’oublierai jamais les ineffables joies de cette apparition.

— Toujours cette sainte nuit restera gravée dans ma mémoire.

— Ô Scholastique !

— Ô Irlande !

Et les deux sœurs, versant des torrents de larmes d’allégresse, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.