Les trois cocus/Chapitre premier

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Librairie populaire (p. 1-5).


CHAPITRE PREMIER

LE NOUVEAU LOCATAIRE DU 47.


Ce jour-là, le père Orifice, concierge de la maison no 47 du boulevard Saint-Michel, à Paris, était dans tous ses états. Il avait passé une nuit déplorable.

Il racontait ses malheurs à la dame qui tient le kiosque à journaux en face de chez lui.

— Tout ça, s’écriait-il, c’est la faute au printemps, à la race canine et à ces gredins d’étudiants !

— Pauvre monsieur Orifice ! répondait la dame du kiosque, compatissante ; et ce vacarme a duré ?…

— Une bonne heure, chère madame, une bonne heure… Je dormais comme un bienheureux ; Agathe ronflait… Tout à coup on sonne… Je me réveille en cerceau… Je frotte mes yeux… « Tiens ! que je me dis, mais il me semblait que tous les locataires étaient rentrés… » Enfin, tout de même, je tire le cordon… La porte s’ouvre, reste ouverte un grand moment, puis se referme avec fracas… il était sur les deux heures du matin… Une minute se passe dans le silence… Puis, voilà des z’hurlements qui remplissent la cour… Je réveille Agathe… « Entends-tu ces z’hurlements ? que je lui fais. — Ah ! mon Dieu ! qu’elle me répond épouvantée, c’est le jugement dernier »… Le fait est que ce n’était pas rassurant du tout… Je me lève cependant… en chemise, comme bien vous pensez… et je mets le nez à la fenêtre.

— Monsieur Orifice, vous me donnez le frisson.

— Il y avait de quoi, chère madame… La cour était pleine d’un tas d’ombres qui s’agitaient par terre… Et ça grouillait, et ça z’hurlait, qu’on aurait dit des âmes du purgatoire en train de demander grâce au Père Éternel… Puis, voilà que les z’hurlements se changent en aboiements lamentables… « C’est des chiens ! que me fait Agathe. Poltron ! est-ce que tu as peur de quelques chiens ? Par où donc qu’ils sont entrés ?… » Pour lors, je prends ma canne… je sors… toujours en chemise… et je tape dans le tas… Ah bien oui ! il y en a un gros qui me saute après et me mord le gras du mollet… Impossible de me débarrasser de tous ces animaux-là… Je crie : au secours !… La maison se réveille… On me jette des seaux d’eau sur la tête, sous prétesque de calmer les chiens, qui z’hurlaient de plus fort en plus fort… Enfin, Agathe, qui avait pris le temps de passer une jupe, se glisse le long des murs jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvre toute grande, et cette émeute enragée se décide à sortir de chez nous…

— C’était encore une farce de ces maudits étudiants…

— Comme vous le dites, chère madame… À la poignée de la sonnette, il y avait une lettre pendue.

— Vous l’avez lue, cette lettre ?

— Agathe s’en empara et la rapporta dans la loge… Nous allumons la bougie, pendant que les locataires se recouchent en nous injuriant… et alors nous lisons cette lettre infernale… Voici ce qu’elle disait : « Recette pour amuser un portier : Prendre à minuit sur le pavé une chienne errante, après s’être assuré qu’elle est sous l’influence des ardeurs du printemps ; la promener en la tenant en laisse pendant deux heures, dans la rue Mouffetard ou toute autre rue fréquentée par l’espèce canine ; une fois que la demoiselle a récolté à sa suite une trentaine de galants, faire ouvrir la première porte venue et introduire la meute dans la cour ; refermer la porte et laisser le portier se distraire en compagnie de ces camarades inattendus. »

— C’est abominable, monsieur Orifice !

— D’autant plus abominable que cela était signé : Sapeck… Sapeck, chère madame, un scélérat qui est le fléau du quartier latin…

— Ne m’en parlez pas… Il m’en a déjà fait voir de toutes les couleurs…

— Oh ! si jamais je le tiens seul à seul, dans un coin, il apprendra ce qu’il en coûte de troubler ainsi la nuit paisible d’un concierge comme moi.

— Et vous ferez bien !… Cet être là est un monstre !…

— Pis que cela, chère madame, c’est un journalisse.

Et là-dessus, le père Orifice réintégra son domicile en jurant comme un charretier.

De fait, le concierge du 47 n’avait pas tort d’être en fureur. La farce du mauvais plaisant qu’il avait désigné sous le nom de Sapeck était d’un goût détestable. La meute de chiens qui avait été introduite à deux heures du matin dans sa cour, grâce à l’effet des ardeurs printanières d’une phryné canine, lui avait littéralement coupé son sommeil, et, quand il s’était rendormi, au point du jour, entre les bras d’Agathe, son repos avait été encore troublé par d’horribles cauchemars. Il avait rêvé qu’il était assailli par une bande de chiens enragés.

Après tout, pensa-t-il en se réveillant, qui sait si le brigand de chien qui l’avait mordu n’était pas atteint de la rage ?

Il fut montrer son mollet au pharmacien le plus proche, qui profita de cette circonstance pour le cautériser dans les hauts prix.

Au surplus, le jeune Hyacinthe, son héritier présomptif, âgé de trois ans, avait eu, de son côté, une nuit tellement agitée qu’il s’oublia de la belle manière dans sa couche enfantine ; ce qui lui valut, une fessée soignée de la part de madame sa mère, la hargneuse Agathe.

Le père Orifice était à peine cautérisé et prenait le frais sur sa porte, lorsqu’il lut abordé par un jeune homme à l’aspect sympathique.

— Pardon, monsieur, fit le jeune homme, est-ce vous qui êtes le concierge de cette maison ?

— Oui, monsieur.

— De combien de pièces, s’il vous plaît, se compose l’appartement d’entre-sol qui est à louer ?

— De quatre pièces, monsieur : un salon, une chambre à coucher une salle à manger et une grande cuisine très claire. Il y a aussi un cabinet sur la cour, lequel est assez vaste et pourrait compter pour une pièce.

— Le prix ?

— Mille francs, monsieur.

— Peut-on visiter ?

— À votre service.

Et voilà le pipelet qui s’empresse de montrer au candidat locataire les beautés de l’habitacle.

Le jeune homme déclare que l’appartement lui convient. Toutefois, il s’informe des personnes qui demeurent dans la maison. Il ne voudrait, pour rien au monde, habiter dans une maison qui ne serait pas tranquille et respectable.

— Pour cela, monsieur, affirme le concierge, vous n’avez aucune inquiétude à avoir… L’entresol n’a que deux locataires : celui de l’appartement disponible et l’épicier du rez-de-chaussée. Au premier demeure un plumassier de la rue Saint-Denis, M. Paincuit. Au second, c’est M. Mortier, président à la vingt-cinquième chambre. Au troisième, le colonel Campistron de Bellonnet, retraité. Tous gens paisibles et fort honorables, menant chacun dans sa famille une vie patriarcale. Vous voyez que la maison est bien habitée. Quant aux étages au-dessus, ils sont divisés en deux appartements occupés par des employés de commerce ; ce ne sont pas des bourgeois, mais c’est tout comme. Partout, des ménages d’une tranquillité dont rien n’approche.

— Bien, ça me va. Et quelles sont les charges du bail ?

— Six mois à payer d’avance, défense de faire monter du bois ou du charbon après dix heures du matin, et interdiction absolue d’avoir des chiens ou même des chats.

— Les oiseaux sont-ils aussi interdits ?

— Pas le moins du monde.

— Je désirerais que cela fût stipulé sur le bail.

— M. Tardieu, le propriétaire, n’y verra aucun inconvénient.

— Alors, c’est entendu. Je retiens l’appartement. Voici trente francs pour le denier-à-Dieu.

— Grand merci, monsieur, vous me comblez !

— Veuillez prendre mon nom et mon adresse. Robert Laripette. Je vis de mes petites rentes. J’ai assez voyagé, et je viens me fixer à Paris. Je demeure depuis huit jours à l’hôtel de Suez, boulevard de Strasbourg. Dites au propriétaire de me préparer un bail de trois-six-neuf, résiliable au gré du locataire à chaque période de trois ans.

— Très bien, monsieur.

— En signant, je remettrai à M. Tardieu les cinq cents francs qui représentent les termes de loyer d’avance.

Le portier salua jusqu’à terre M. Robert Laripette.

Celui traversa la cour. Sur le seuil de la porte cochère se tenait, pleurnichant, un moutard renfrogné. C’était l’héritier présomptif des époux Orifice.

— Qu’as-tu, petit ? demanda le nouveau locataire.

— Maman a fouetté Bébé parce que Bébé a fait caca au lit.

— Oh ! maman pas gentille, dit Robert Laripette. Bébé bien sage. Tiens, voilà dix sous pour récompenser Bébé d’avoir fait caca au lit. Toutes les fois que Bébé sera bien sage, le monsieur lui donnera dix sous pour acheter bonbons.

Le jeune Hyacinthe trépignait de bonheur et oubliait complètement sa fessée.

Le concierge n’avait pas entendu le dialogue ; il vit seulement que M. Robert Laripette tapotait amicalement les joues de sa progéniture et lui donnait une pièce de monnaie. Il courut à lui.

— Monsieur, vous êtes trop bon.

— Oh ! ce n’est pas la peine. J’adore les enfants.

— Monsieur est marié, sans doute ?

— Non, je suis au contraire tout ce qu’il y a de plus garçon ; pas le moindre ménage, ni légitime, ni irrégulier.

Trois jours après, M. Robert Laripette prenait possession de son appartement. Le propriétaire lui avait octroyé un bail de trois-six-neuf, résiliable par chaque période à la volonté du preneur, stipulant que les oiseaux étaient autorisés pour le locataire ; Laripette avait payé, rubis sur l’ongle, ses deux termes d’avance et avait fait retapisser à neuf. Le salon, notamment, avait été garni de papier peint représentant d’une façon admirablement frappante une forêt d’Afrique.

Le lendemain de l’entrée du nouveau locataire, le portier, en cirant l’escalier le matin, ne fut pas peu surpris de voir, vissée sur la porte de M. Robert, une belle plaque de cuivre sur laquelle on lisait ces mots :

 
Mlle Pélagie,
 
Culotteuse de pipes.