Les trois grenadiers (1759)/15

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Éditions Édouard Garand (37p. 59-62).

IV

Mlle DELADIER PRÉVOIT QUE SA TÂCHE SERA AISÉE


Fernand de Loys avait deviné justement. Et nous allons voir comment Mlle Deladier allait s’y prendre pour mettre en œuvre ses projets. Audacieuse comme elle était, elle pouvait avoir une grande confiance dans le succès de son entreprise. Il lui semblait même que c’était un jeu d’enfant que de sortir Foissan de sa geôle. Mais ce jeu, toutefois, elle ne put le faire à son gré, et quatre jours se passèrent sans qu’il lui fût possible de tenter quoi que ce fût. Elle commençait à s’impatienter et à s’inquiéter, et à moins d’agir le cinquième ou le sixième jour au plus tard, elle prévoyait un échec. Chose certaine, elle ne pouvait pas agir durant le jour, et elle devrait nécessairement choisir la nuit, et une nuit noire de préférence. L’unique renseignement qui lui manquât c’était celui relatif à la surveillance qu’on exerçait autour de la prison de Foissan. Y avait-il, la nuit, gardiens ou factionnaires ? Sinon, la chose lui paraissait facile. Mais la porte cadenassée ? Mlle Deladier devait avoir une idée… ou plutôt comme tous les aventuriers et les audacieux elle comptait sur le hasard. Elle invoquait ce hasard tout comme elle aurait invoqué Dieu dans un moment de ferveur, et à la fin de ce quatrième jour elle ne dépendait plus que sur ce hasard. Oui, mais si la case de Foissan était entourée de factionnaires, qu’est-ce que le hasard y pourrait faire ? Oh ! non, il n’y avait plus de hasard possible, et il ne fallait plus dépendre que sur la hardiesse et le coup d’œil. Là, il faudrait y aller de main ferme, sans pitié, et Mlle Deladier à l’occasion était femme à se passer de pitié. Elle avait acquis son éducation à l’école des « forts », de ceux-là qui ne reculent devant aucun moyen pour écarter les obstacles qui se dressent sur leur route. Elle connaissait Bigot, Cadet, Péan et les autres. Ce Foissan lui-même avec qui elle avait simulé l’amour, n’était pas scrupuleux sur le choix des moyens utiles pour se débarrasser de ceux qui le pouvaient gêner : exemple, l’ancien mendiant Croquelin.

Et Mlle Deladier, donc ?… Quoi ! Mlle Deladier ne se permettait-elle pas de jouer du pistolet à l’occasion ? N’avait-elle pas tiré Flambard à bout portant ?

Et à ce souvenir les yeux de la jeune fille étincelèrent, ses lèvres s’écartèrent dans un rictus sauvage, et sans en avoir conscience peut-être — histoire d’habitude — sa main droite fouilla l’inférieur de son corsage et cette main apparut armée d’un stylet à pointe fine. Oui, il faut penser que la jeune fille savait manier cet arme autant que le pistolet, à voir la façon dont elle en serrait le manche et la manière dont elle levait le bras comme si elle allait frapper quelqu’un. Et, de fait, le bras et l’arme fendirent l’espace avec une remarquable rapidité… Si une gorge eût été à portée, cette gorge aurait été perforée d’outre en outre tant le coup avait de force et semblait habilement dirigé. À cette époque, d’ailleurs, la femme comme l’homme devait protéger sa vie et savoir la protéger par tous les moyens, et la plupart des jeunes filles s’exerçaient au maniement des armes. Combien pouvaient manœuvrer une épée avec autant de vigueur que de grâce ! Combien tenaient le pistolet avec une justesse de tir remarquable ! Combien épaulaient le mousquet d’un bras sûr ! Que de femmes de la société portaient dans leur corsage en guise de bijou un stylet, un poignard, mignon si l’on veut, souvent enrichi de pierres précieuses, mais arme meurtrière tout de même ! Quoi ! on vivait sous les lois de la guerre ! On était sans cesse au « garde-toi, je me garde » !

Le soir de ce quatrième jour, il sembla que le hasard se fût décidé à venir au secours de Mlle Deladier. En effet, la femme d’Aubray étant venue comme d’habitude préparer le souper de la jeune fille, elle informa cette dernière que son mari n’était pas revenu de la forêt où il était allé chasser, ce jour-là, et qu’elle devrait aller porter à Foissan sa nourriture. Et de suite avec sa vive imagination Mlle Deladier avait trouvé tout un plan d’action, de suite aussi elle en avait abordé le premier essai.

— Comment ! s’était-elle écriée en simulant l’horreur et l’épouvante, vous oserez pénétrer dans la prison de ce forban ?

La paysanne sourit béatement.

— Il n’est pas bien dangereux, attendu que ses mains et ses pieds sont reliés au mur par des chaînes. Et puis, je n’irai pas seule.

— Je vous le souhaite bien. Au reste, il doit y avoir des sentinelles et des geôliers pour veiller sur lui ?

— Ne le croyez pas, Mademoiselle. Il est si bien cadenassé et enchaîné qu’il n’est nul besoin de geôliers ou de factionnaires pour le surveiller. Seulement, deux gardiens qui habitent une hutte vis-à-vis de la sienne se relayent pour aller raviver son feu. Vous comprenez que, sans feu, le prisonnier gèlerait à mort.

— Je crois bien, pauvre homme !

— Oh ! ne le plaignez pas, Mademoiselle ; mon mari m’assure qu’il n’est digne d’aucune pitié.

— Faut-il admettre que c’est une véritable canaille ?

— Oui, un malfaiteur de la pire espèce, et ses gardiens n’entrent jamais dans sa cabane sans être bien armés.

— Mais comment peuvent-ils entrer, ses gardiens, puisque la porte est cadenassée ? fit naïvement la jeune fille.

— Oh ! ils ont une clef des cadenas, de même que mon mari en a une.

Un rapide éclair illumina les prunelles de Mlle Deladier.

— Pauvre homme ! fit-elle encore, je ne peux m’empêcher de le plaindre… surtout quand je pense qu’on va le passer en conseil de guerre. Son compte est fait.

— Oh ! pour ça c’est clair. D’ailleurs, il a fait assez de mauvais coups pour mériter tout ce qui lui arrive.

Le silence s’établit. La femme d’Aubray termina les apprêts du souper et invita la jeune fille à en faire les honneurs, tandis qu’elle retournerait à son logis pour préparer le repas des siens.

Il était environ cinq heures et dehors la nuit était tout à fait venue. Au moment où la paysanne ouvrait la porte pour se retirer, Mlle Deladier la retint un moment.

— Savez-vous, ma brave amie, que je serais curieuse de voir le cachot du prisonnier ? Vous avez dit que vous n’irez pas seule lui porter sa pitance, me voulez-vous pour compagne ?

— Mais oui, si ça vous fait plaisir ! répondit l’autre avec un sourire assez bizarre que ne parut pas saisir la jeune fille.

— À quelle heure y allez-vous ?

— D’habitude mon mari lui porte sa ration à sept heures. J’irai à la même heure.

— Soit, je vous accompagnerai. Si vous voulez que je porte quelque chose ?

— Certainement, je vous confierai la lanterne et le café d’orge.

— C’est bien, je me rendrai chez vous après mon repas.

La paysanne se retira laissant Mlle Deladier toute rayonnante de triomphe.

Et, tel que convenu, un peu avant sept heures la jeune fille se rendait à la maison d’Aubray où la femme lui donnait la lanterne et le pot au café d’orge, et toutes deux gagnaient la prison de Foissan. La nuit était claire et toujours froide. Tout était paisible dans la place et les rues désertes, hormis le chemin de ronde où les sentinelles allaient et venaient, silencieuses. On sentait que tout le monde était content, par cette froidure, de se trouver près de son feu.

Quand les deux femmes atteignirent la case de Foissan, un gardien en sortait.

— Tiens ! dit-il, vous arrivez bien, je viens justement de faire du feu.

— Eh bien ! ne refermez pas la porte, dit la femme du milicien, je vais donner le souper au prisonnier et rapporter la gamelle et le pot à café d’à matin.

Le gardien poussa la porte et entra.

— Venez, dit-il à la paysanne.

Celle-ci prit le café d’orge des mains de Mlle Deladier et pénétra dans l’intérieur de la case, laissant la jeune fille à la porte.

On comprend le désappointement de Mlle Deladier, elle qui avait en elle-même tant souhaité de voir Foissan et de pouvoir échanger avec lui un signe d’intelligence. Elle aurait tellement voulu savoir aussi ce qu’était devenu son message. Car ce message l’inquiétait depuis qu’elle savait Foissan enchaîné au mur de la hutte. En effet, bien quelle fût demeurée dehors, elle put par la porte ouverte apercevoir au fond de la cabane un grabat sur lequel était étendue une forme humaine dont elle ne put voir nettement les traits, et entendre le bruit lugubre des chaînes entre choquées. Mais elle n’en put voir ni entendre davantage, car déjà la femme d’Aubray revenait avec la gamelle et le pot au café qui avaient été apportés au prisonnier le matin de ce jour. Puis le gardien refermait la porte et la cadenassait.

La paysanne reprit le chemin de son domicile.

— Laissez-moi porter le pot au café ! dit la jeune fille.

— Comme vous voudrez, Mademoiselle.

Puis, en silence, les deux femmes traversèrent le fort.

Comme elles arrivaient à la maison du milicien, la paysanne s’arrêta tout à coup pour fouiller les poches de son manteau.

— Quoi ! j’ai donc perdu la clef ? fit-elle comme se parlant à elle-même.

— Quelle clef ? demanda avec surprise la jeune fille.

— La clef du cadenas de Foissan.

— Vraiment ?

— C’est à croire, puisque je ne la retrouve plus dans les poches de mon manteau.

— Mais où l’auriez-vous perdue ?

— Probablement devant la case du prisonnier. Vous savez que je ne m’en suis pas servi, puisqu’un des gardiens était là. Voulant la remettre dans ma poche, je l’aurai glissée à côté. Allons voir, voulez-vous ?

— C’est bien, consentit Mlle Deladier qui tenait toujours la lanterne.

Vivement elles refirent le chemin qu’elles avaient parcouru et furent bientôt devant la prison de Foissan. Mlle Deladier, qui marchait en avant, aperçut la première la clef qui brillait comme un petit lingot d’argent sur la neige durcie. Mais elle n’en fit rien voir ; simplement elle mit un pied dessus, s’arrêta et dit en promenant autour d’elle la clarté de sa lanterne :

— Je ne la vois nulle part…

La femme d’Aubray tournait autour de la jeune fille en scrutant le sol avec attention, murmurant :

— Si je l’ai perdue, ça ne peut être ailleurs qu’ici !

Profitant d’un moment où la paysanne tournait le dos, Mlle Deladier se baissa promptement et ramassa la clef qu’elle serra dans le creux de sa main en attendant qu’elle eût l’opportunité de la glisser dans l’une de ses poches. La femme d’Aubray continuait à chercher et ne cessait en même temps de fouiller ses poches.

— C’est un vrai mystère ! dit-elle à la fin. Elle paraissait découragée.

— Si vous voulez m’en croire, ma brave femme, émit Mlle Deladier que la joie étouffait presque, je vous conseillerais d’attendre à demain. Quand la clarté du jour sera venue, il sera plus facile de trouver cette clef.

— Vous avez raison, Mademoiselle. D’ailleurs. on n’en a toujours pas besoin, cette nuit.

Lorsque, un quart d’heure après, Mlle Deladier rentrait chez elle, la joie débordait de son cœur. Mais cette joie n’était pourtant pas complète : car il se glissait dans l’esprit de la jeune fille une grave inquiétude. Elle pensait au message qu’elle avait mis sous la porte du prisonnier quatre jours auparavant, et depuis qu’elle savait Foissan enchaîné et trop loin de la porte pour pouvoir prendre le papier, elle se demandait avec angoisse qui avait pu trouver le papier et s’en emparer ? Il est vrai que ce papier, quand on avait ouvert la porte, aurait pu être repoussé à l’intérieur de la hutte où il n’aurait pas attiré l’attention à cause du peu de clarté qui y régnait ; ou bien encore, il aurait pu glisser au dehors et dans la neige, puis avoir été emporté par le vent. Elle souhaitait ardemment qu’il en eût été ainsi, et elle finit par chasser l’inquiétude.

— Bah ! se dit-elle, si ce message était tombé en d’autres mains que celles de Foissan, j’en aurais eu des nouvelles depuis. Allons ! il faut que j’accomplisse ma mission quoi qu’il arrive. Je possède maintenant tout ce qu’il faut pour arriver jusqu’à Foissan. Je sais que les gardiens vont refaire le feu du prisonnier à toutes les deux heures. Donc à neuf heures, l’un d’eux ira à sa tâche, et alors il me restera deux heures pour agir. D’ici là j’ai une heure pour achever de mûrir mon plan…

En effet, il était huit heures.