Les trois grenadiers (1759)/16

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Éditions Édouard Garand (37p. 62-65).

V

LE PRISONNIER.


Un peu avant neuf heures la jeune fille quittait doucement son logis et à pas feutrés se dirigeait vers la geôle de Foissan. À quelques pas de là elle dissimula sa présence dans l’ombre d’une baraque voisine et attendit. Sur le coup de neuf heures elle vit un gardien quitter sa hutte, traverser la ruelle et pénétrer dans la case du prisonnier. Cinq minutes après, l’homme ressortait, refermait la porte avec précaution et rentrait chez lui.

Mlle Deladier ne perdit pas de temps. Et avec précautions aussi, et sans faire le moindre bruit, elle s’approcha de la porte bardée de fer, ouvrit le cadenas et poussa la porte doucement. Un grand feu éclairait nettement l’intérieur.

La jeune fille, referma la porte et sur la pointe des pieds s’avança près du grabat où paraissait dormir un homme. Oui, un homme tourné vers la muraille dormait, un homme dont elle ne pouvait voir la physionomie parce que le chef de cet homme était couvert d’un bonnet de fourrure et qu’une couverture le couvrait des pieds aux yeux. Mlle Deladier vit des chaînes d’aspect solide retenues au mur à l’aide de crampons de fer et ces chaînes disparaître sous la couverture. Oui, tel que l’avait dit la femme d’Aubray, cet homme ne pouvait être dangereux ainsi enchaîné. Malgré toute la froideur dont elle avait voulu pétrir son cœur, la jeune fille fut saisie de pitié. Son sein se souleva avec effort comme sous le choc violent d’une forte émotion. Mais sachant que le temps était précieux, elle se maîtrisa et rudement elle secoua le dormeur par une épaule.

L’homme sursauta et se tourna brusquement sur le dos, laissant voir des yeux étonnés et clignotants. Puis il demanda aussitôt d’une voix de mauvaise humeur :

— Qui vient encore me déranger à cette heure ?

La voix de l’homme fit tressaillir terriblement la jeune fille, et, comme attirée par une curiosité puissante, cette dernière pencha avidement son visage devenu pâle vers la figure du prisonnier.

Et lui jeta une longue exclamation de surprise et se souleva à demi, murmurant avec la plus grande stupéfaction :

— Eugénie !… Eugénie !…

Et Mlle Deladier, non moins stupéfaite que le prisonnier, se redressait brusquement, faisait un pas en arrière et balbutiait :

— Le vicomte… le vicomte Fernand de Loys !…

— Eugénie Deladier !… murmurait encore le vicomte, comme s’il eût été l’homme le plus étonné du monde.

Et elle reculait encore… elle reculait comme devant une apparition monstrueuse, et balbutiait :

— Vous… vous ici !

— Oui, moi… vous le voyez bien, Eugénie ! Et croyez bien que votre surprise n’est pas plus grande que la mienne.

— Mais… bredouilla la jeune fille qui, perdant le sang-froid, perdait aussi la prudence… ce n’est pas vous que je…

— Oh ! Eugénie, interrompit le vicomte avec ardeur, dites-moi, êtes-vous un ange de délivrance ?

Et, tremblant, très pâle, de Loys soulevait ses poignets et les deux lourdes chaînes qui les retenaient captifs.

La jeune fille ne put répondre. Sa gorge était embarrassée. Son sein trépidait, et dans le tourbillon de ses pensées confuses elle essayait vainement de trouver la solution à ce problème qui, au lieu de Foissan, mettait le vicomte en sa présence. Et à la fin elle commençait à croire qu’elle faisait un rêve ni plus ni moins.

Et le vicomte, devant la bizarre contenance de Mlle Deladier, finissait par se sentir embarrassé. Tout de même, il put donner cette explication :

— Hélas ! oui, ma chère amie, c’est bien moi que vous trouvez ainsi enchaîné. Blessé à la bataille de Québec au mois de septembre, je suis tombé entre les mains de nos ennemis, Jean Vaucourt et Flambard. Pendant deux mois je fus séquestré en une misérable cabane de paysans, puis amené ici. Que veut-on faire de ma personne ? je l’ignore, car jamais je ne vois le capitaine ou le spadassin. Mes gardiens sont muets et ne veulent répondre à aucune de mes questions. J’ai essayé de les corrompre, en leur offrant une grosse somme d’argent pour leur faire transmettre un message à Monsieur l’Intendant qui, je le sais, pourrait me faire libérer. Mes gardiens sont incorruptibles. Oh ! ce que j’ai souffert ! Mais il faut croire que mes amis ont enfin appris ce qui m’est arrivé, puisque je vous vois là, Eugénie ?

Palpitante et comme éperdue, la jeune fille demeurait silencieuse.

— Ah ! Eugénie, je vous remercie d’être accourue à moi ! Et pourtant je suis bien indigne de votre pitié, moi qui n’ai pas su vous garder à moi comme un bien cher, comme un trésor précieux ! Vous me pardonnez… vous m’avez pardonné sans doute en apprenant mes infortunes ? Et moi je jure que je réparerai mes torts à votre égard ! Car je vous ai aimée profondément, Eugénie. Cet amour auquel je ne croyais pas alors, m’est revenu depuis que je suis prisonnier, et je vous le confesse humblement, il ne s’est pas passé de jour que je n’aie vécu avec votre souvenir adoré. Mais que voulez-vous ? j’étais jeune, je n’avais pas foi en la sincérité des femmes, et je vous pensais légère et inconstante comme toutes celles que j’ai croisées sur ma route. Je me suis trompé, je le sens bien aujourd’hui. Je vois bien qu’en dépit de mes fautes et de mon abandon vous êtes demeurée fidèle, vous, à notre amour. Oh ! quel bonheur vous m’apportez !…

La jeune fille écoutait ces paroles sans manifester d’autre signe que la stupeur, et une stupeur qui paraissait croître de moment en moment. Elle regardait avidement le vicomte comme pour sonder les sentiments intérieurs du jeune gentilhomme. Et elle semblait douter de la sincérité des paroles dites par de Loys, car cette captivité du jeune homme lui paraissait invraisemblable. Est-ce que de Loys ne jouait pas là quelque monstrueuse comédie ? N’était-elle pas la victime d’un piège ou l’objet d’une fantastique duperie ? Elle qui, sur les conseils de Bigot, avait voulu duper, n’était-elle pas elle-même dupe, et dupe de Jean Vaucourt ? Dupe de Flambard ? Dupe de la Péan ? Dupe même de l’Intendant ? À cette dernière pensée elle frémit violemment et elle eut peur d’entrevoir une effroyable vérité. Quoi ! ne connaissait-elle pas le caractère si inconstant et trompeur de Bigot ? N’avait-il pas inventé cette duperie dans le dessein de se débarrasser d’une jeune fille qui l’ennuyait à la fin, et n’était-il pas accouru à ses anciennes amours, La Péan ? Oh ! si cela était !…

Un grondement remua dans sa poitrine. Elle en refoula le bruit avec énergie pour ne pas laisser voir ce qui se passait en elle. Et c’était un grondement de colère… une de ces colères qui sont réfléchies, pesées, entretenues avec soin et nourries de sorte qu’elles éclatent pour frapper avec précision. Oh oui ! si Bigot l’avait trompée, Mlle Deladier allait se venger de la belle façon. Et afin que sa vengeance atteignit plus sûrement le but, elle s’allierait avec le vicomte, avec Vaucourt, avec Flambard. Car depuis un moment elle avait le vague sentiment que le vicomte de Loys faisait partie du camp opposé et qu’il était devenu un ami de Jean Vaucourt.

Et cependant, toujours pâle et tremblant de fièvre, de Loys tendait les bras à la jeune fille avec un grand accent de supplication :

— Eugénie ! Eugénie ! balbutiait-il, soyez généreuse ! Ne m’abandonnez pas ! Délivrez-moi de ces fers !

Et elle, cette fois et comme inconsciemment, se rapprochait du grabat.

— Ainsi donc, demanda-t-elle, c’est bien Jean Vaucourt qui vous retient captif ?

— Et le grenadier Flambard. Celui-ci veut se venger sur moi du coup de pistolet que vous lui avez tiré au mois de septembre.

La jeune fille ébaucha un vague sourire.

— Je ne voulais pourtant aucun mal au grenadier Flambard, murmura-t-elle ; c’est l’autre qui m’a fait tirer !

— Monsieur l’intendant ?

— Oui. Si Flambard savait, il me pardonnerait et il ne se vengerait pas sur votre personne.

— C’est vrai. Mais Flambard n’est pas au fort, et à tout instant on peut me prendre ce qui me reste de vie. Délivrez-moi, Eugénie… belle et bonne Eugénie !

— Alors, tout ce que vous m’avez dit, c’est bien vrai ?

— Pouvez-vous garder le moindre doute ?

Elle eut la pensée de s’informer de Foissan ; mais par crainte d’éveiller des soupçons sur le plan de conduite qu’elle venait d’adopter, elle n’osa pas. Elle se disait :

— Si le vicomte joue un rôle, il vaut mieux pour moi de paraître me laisser prendre à sa comédie jusqu’à ce que j’aie pu démêler le vrai du faux. Je me défie de ce vicomte ; mais d’un autre côté en gagnant sa confiance je pourrai peut-être découvrir des secrets importants. C’est par là que je pourrai savoir si réellement l’Intendant m’a trompée, et s’il en est ainsi j’aurai toujours le temps de songer à ma vengeance.

Et elle se mit à considérer encore attentivement le jeune gentilhomme comme pour essayer de saisir le fond de ses pensées. Mais de Loys, épuisé par l’effort qu’il venait de faire, s’était laissé retomber sur sa couche, et ses traits tirés et amaigris ne laissaient voir qu’un grand désespoir.

Mlle Deladier examina les bracelets d’acier qui retenaient les chaînes aux deux poignets du jeune homme.

— Comment puis-je faire tomber ces chaînes ? demanda-t-elle.

— Voyez, il faut une clef.

— Qui a cette clef ?

— Un des gardiens. Mes deux gardiens habitent la case en face de celle-ci. D’après quelques paroles qui leur ont échappé, j’ai pu saisir que la clef de ces bracelets ainsi que la clef du cadenas de ma porte sont accrochées à un clou au mur de leur logis.

— Mais il s’agirait d’aller chercher cette clef ?…

— Rien de plus simple : à onze heures l’un des gardiens viendra refaire mon feu, l’autre dormira dans la hutte. Comprenez-vous ?

— Oui, sourit la jeune fille. C’est bien, ajouta-t-elle résolument, je vous délivrerai.

— Oh ! merci, Eugénie ! s’écria le vicomte avec joie.

Il voulut prendre une de ses mains, mais elle ne voulut pas se laisser aller encore à aucune familiarité ou à un geste sentimental quelconque. Elle voulait conserver froide sa pensée en demeurant sur la réserve.

— Seulement, Monsieur le Vicomte, ajouta-t-elle, vous ne me dites pas ce que nous ferons après que je vous aurai rendu à la liberté. Nous ne pourrons certainement pas demeurer dans le fort sans danger.

— Nous fuirons, Eugénie. Nous soudoierons quelqu’un… nous prendrons une carriole et filerons vers Montréal.

— Mais vous êtes si malade…

— Non ! Non ! je suis fort pour vous suivre. Au reste, vous prendrez soin de moi et je vous aimerai tant…

La jeune fille esquissa un nouveau sourire vague et répliqua :

— C’est bien, à tantôt. Ne risquons plus de nous faire prendre ici en flagrant complot !

Et elle s’en alla. Tout en regagnant sa case pour attendre que l’heure d’agir fût venue, elle pensait :

— C’est bon, je suis décidée à tout risquer. J’ai d’ailleurs perdu la trace de Foissan, et pour retrouver cette trace il est peut-être nécessaire que je tombe dans le rôle du vicomte. Tant mieux si de Loys est sincère ! Mais s’il me trompe, je trouverai bien le moyen de me venger en lui plantant un poignard dans le cœur !