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Les trois grenadiers (1759)/17

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (37p. 65-68).

VI

COMPLICATIONS.


Comme onze heures sonnaient Mlle Deladier se trouvait au guet près de la prison du vicomte et tout à fait invisible dans l’ombre de deux huttes qui se touchaient presque. De ce point elle pouvait voir la case des gardiens. L’un d’eux sortit de sa hutte, traversa le chemin et pénétra dans la geôle. Sans perdre de temps, la jeune fille courut à la case des gardiens et entra hardiment. Le feu du foyer éclairait suffisamment la pièce pour lui permettre de chercher ce qu’elle voulait. Elle aperçut deux lits de sangle, et sur l’un dormait à poings fermés le deuxième gardien. Mlle Deladier chercha immédiatement ce clou au mur dont lui avait parlé le vicomte, clou auquel devait se trouver la clef ouvrant les bracelets des chaînes. Elle ne tarda pas à découvrir ce clou, en effet, et il se trouvait près de la porte. Une petite clef y pendait. Elle la prit et quitta aussitôt le lieu pour aller reprendre son poste d’observation. Quelques minutes après le gardien quittait la geôle et rentrait chez lui. La jeune fille s’élança vers la prison du vicomte, ouvrit le cadenas et entra.

— Eugénie ! Eugénie !… s’écria de Loys, la figure illuminée par la plus grande joie. Oh ! je n’avais pas espéré…

— J’ai promis, monsieur, voilà tout ; et ceci vous confirme que je tiens mieux mes promesses que vous les vôtres !

— Mais avez-vous pu trouver la clef de ces fers ?

— Voici. Je ne sais pas si c’est la clef qu’il faut, mais c’est l’unique que j’ai pu découvrir.

— Je crois que c’est bien la clef, dit de Loys ; je me rappelle l’avoir vue lorsqu’on ferma ces bracelets aux poignets.

— Nous allons le savoir.

Et vivement Mlle Deladier introduisit la petite clef dans la serrure du bracelet, qui emprisonnait le poignet droit du vicomte. La serrure fonctionna à merveille et le bracelet lâcha prise.

— À l’autre ! cria le vicomte comme s’il eût exulté de joie.

La jeune fille libéra l’autre poignet, puis elle ouvrit les fers des pieds.

Alors, et avant qu’elle eût le temps de proférer un cri, le vicomte se levait d’un bond et enserrait la jeune fille dans ses bras en disant :

— Ah ! ma chère Eugénie, ma chère amante, comme je t’aime !

Puis il la renversait sur la couche, et avec une dextérité remarquable il fermait aux poignets de sa libératrice les deux bracelets de fer.

Sous le coup de l’hébétude Mlle Deladier ne pouvait prononcer un mot, elle regardait le vicomte d’yeux énormément agrandis et semblait se demander si elle était la victime d’un piège ou l’objet d’une grossière plaisanterie.

Car le vicomte riait à se tordre. Mais elle ne tarda pas à comprendre toute la vérité en entendant ces paroles :

— Ah ! ah ! ma chère, vous ne soupçonniez pas que je savais jouer avec les espionnes ! Et Foissan ? Vous ne l’avez donc pas retrouvé ? Allons ! ne pleurez pas, nous ne vous retiendrons pas longtemps dans ces maudits fers ; nous ne voulons que nous assurer de votre personne, afin que vous puissiez nous être utile devant le tribunal militaire qui va juger Foissan.

Oui, Mlle Deladier s’était mise à pleurer tout à coup. Elle pleurait silencieusement… mais elle pleurait de rage. Car chaque fois que son regard se posait sur le vicomte il s’en échappait un effluve si foudroyant que le jeune gentilhomme n’en pouvait supporter l’éclat. Si la jeune fille ne parla pas, c’est qu’elle en était incapable. Chaque fois qu’elle ouvrait la bouche pour proférer une parole, un hoquet obstruait sa gorge et ses lèvres ne parvenaient à émettre que des sons indistincts.

La porte de la case s’ouvrit et parut Jean Vaucourt.

— Bien ! dit-il avec satisfaction en apercevant la prisonnière. Je vous félicite, vicomte, ajouta-t-il, vous avez joué votre rôle à la perfection.

— Pardon, capitaine ! répliqua ironiquement de Loys, je vous assure que Mlle Deladier a beaucoup mieux réussi son rôle que je n’ai joué le mien, et c’est grâce à elle-même si le tour finit si bien.

L’attention de nos trois personnages fut à cet instant attirée par un grand brouhaha qui venait du dehors.

— Qu’est-ce cela ? s’écria le capitaine en courant à la porte.

Le vicomte l’avait suivi. De l’autre côté de la palissade on entendait des éclats de voix, des hennissements de chevaux, des piaffements et des bruits d’armes entrechoquées.

— Je parie, dit le vicomte, que ce sont nos amis les grenadiers !

Mais à la minute même des sentinelles jetaient ce nom à voix retentissante :

— C’est Monsieur de la Bourlamaque… ordre du général Lévis !

— La Bourlamaque ! murmura de Loys avec surprise.

— Que diable peut-il bien se passer ! s’écria Vaucourt.

Accompagné du vicomte il s’élança vers la porte de la palissade. Une troupe de cavaliers tout couverts de frimas pénétrait dans le fort à la minute même où les deux amis approchaient de la porte. Les cavaliers mirent pied à terre et l’un d’eux vint à Jean Vaucourt. Celui-ci put reconnaître, à la lueur de torches qu’on allumait, M. de la Bourlamaque.

— Capitaine, dit cet officier supérieur, l’heure est un peu avancée pour vous rendre visite, mais j’exécute les ordres de Monsieur de Lévis. Capitaine, ajouta-t-il gravement, j’ai le regret de vous mettre sous arrêts.

Vaucourt bondit en arrière.

— Vous me mettez aux arrêts… moi ?

— Oui, monsieur. Votre épée, s’il-vous-plaît !

— Ah ! ça, monsieur, s’écria le vicomte de Loys en venant tout près de l’officier, vous n’êtes pas sérieux ?

— Tiens ! fit la Bourlamaque avec surprise, monsieur le vicomte est au fort ! Enchanté de vous retrouver en si bonne santé.

— Merci, mon ami. Mais dites-moi bien vite : n’est-ce pas une plaisanterie…

— Pas du tout, je vous assure, mon cher vicomte.

Voyons, capitaine, reprit-il en s’adressant à Vaucourt, soyons sage. Votre épée ! D’ailleurs, vous serez libre dans le fort en attendant la réunion du conseil de guerre.

— Monsieur, répliqua Vaucourt qui, l’épée à la main, tremblait de surprise et de courroux, je suis ici le commandant, et étant le maître absolu dans cette place je ne saurais rendre mon épée à qui que ce soit.

— Capitaine, j’ai le chagrin de vous répéter que j’exécute les ordres de mes supérieurs. Monsieur de Lévis m’a nommé temporairement le commandant de ce fort en votre place. Je vous prie donc d’obéir comme j’obéis moi-même, et vous n’en serez que mieux. Je ne voudrais pas qu’on usât de violence avec votre personne que j’estime, et c’est pourquoi je vous demande de vous rendre de bonne volonté.

Le bruit fait par l’arrivée de la Bourlamaque et ses gens avait mis le fort sur pied, et nos principaux personnages se trouvaient déjà entourés par une foule de soldats à demi vêtus et grelottants de froid.

— Voulez-vous m’expliquer, demanda Vaucourt, la raison qui fait ainsi agir Monsieur de Lévis ?

M. de la Bourlamaque promena son regard sur la foule et déclara d’une voix haute :

— Écoutez bien, capitaine, et vous soldats de cette garnison : le capitaine Vaucourt, commandant de cette place, a été accusé d’avoir commercé avec l’ennemi, et pour cette raison le gouverneur de la colonie et le général-en-chef ont ordonné son arrestation en attendant de comparaître devant la cour martiale.

Une sourde rumeur de stupéfaction courut parmi les soldats de la garnison. À ce moment accouraient la femme de Jean Vaucourt et Marguerite de Loisel.

— Oh ! mon ami, mon ami… s’écria Héloïse, en se pendant au cou de son mari, que veut dire tout ceci ?

— Pas plus que vous, Héloïse, je n’y comprends rien, répondit le capitaine d’une voix terriblement grondante.

— Mais on veut vous arrêter ? On exige de rendre votre épée ?…

— Nul ne l’aura, soyez-en sûre, tant qu’un souffle de vie animera mon bras !

Et il écarta doucement sa femme pour faire face à M. de la Bourlamaque et ses cavaliers.

Pendant ce temps Marguerite de Loisel avait rejoint le vicomte de Loys.

— Comment ! monsieur, s’était-elle écriée vous voulez donc vous tuer ? Vous, dehors par cette nuit de froidure et à demi vêtu seulement. Mais rentrez… rentrez au plus vite, pour l’amour du Ciel !

Laissez donc, Marguerite, je n’ai pas froid. Au surplus, notre ami Jean Vaucourt est menacé et je dois le défendre.

Il avisa à deux pas de lui un jeune officier de la garnison qu’il connaissait bien.

— Votre épée, monsieur, s’il-vous-plait ? demanda-t-il.

L’officier, sans penser plus long, prêta de suite son épée au jeune gentilhomme qui alla se placer à côté du capitaine Vaucourt.

— Monsieur, dit-il en même temps à la Bourlamaque, je comprends que vous avez un devoir à accomplir, mais j’ai aussi le mien : c’est donc une lame ou un homme de plus que vous aurez à briser !

La Bourlamaque secoua la tête avec amertume et s’approcha d’Héloïse qui pleurait et qui, presque anéantie de douleur, était soutenue par Marguerite.

— Madame, dit l’officier, voulez-vous m’aider à remplir le pénible devoir qui m’incombe. Croyez qu’il s’agit de l’honneur de votre mari. Je ne doute pas qu’il soit innocent, et j’aurai plaisir à entendre cette innocence proclamée ; mais je tiens un ordre de mes supérieurs. Comme votre mari j’ai également mon honneur de soldat à sauvegarder, et je devrai obéir à l’ordre qui m’a été donné quoi qu’il m’en coûte. Voyons, madame, aidez-moi ! Qu’on ne me force pas à donner à mes soldats un ordre qui me répugne !

La jeune femme sourit à travers ses larmes et elle s’approcha de son mari.

— Mon cher Jean, rendez-vous ! Il ne peut y avoir là qu’une méprise qui bientôt sera reconnue. Je connais Monsieur de la Bourlamaque et vous le connaissez aussi bien que moi, c’est un gentilhomme qui ne saurait manquer à son devoir. Ne lui imposez donc pas une tâche plus pénible que celle qu’il a mission de remplir en ce moment.

Jean Vaucourt sourit à son tour, et présenta son épée à l’officier supérieur en disant :

— Je vous la remets, Monsieur, parce que je sais avoir affaire à un gentilhomme. Mais si vous étiez l’un de ces coquins qui, je n’en doute pas, sont les auteurs de cette affreuse comédie, je vous la passerais dans le ventre, quitte à tomber ensuite sous les coups de vos soldats !

Et sans plus, fier et tout bouillant, il prit le bras de sa femme et regagna son habitation.

— Et vous, monsieur le vicomte, que faites-vous ? interrogea Marguerite.

De Loys se mit à rire.

— Au fait, je rends aussi mon épée… mais je la rends à celui à qui elle appartient.

Aimablement il remit l’arme à l’officier qui la lui avait prêtée, et au bras de Marguerite de Loisel il s’en alla.

L’incident était clos, les soldats de la garnison se hâtèrent de courir sous leurs huttes et près de leur feu, et le calme se trouva bientôt rétabli. La Bourlamaque, avant de se retirer pour la nuit, donna des ordres brefs à ses cavaliers et leur confia son cheval. Les chevaux furent immédiatement conduits aux étables et reçurent, chacun, litière et portion, puis les hommes qui les montaient purent trouver un abri dans les cuisines.

Bourlamaque, ayant vu au confort de ses hommes et de leurs bêtes, se dirigea vers l’habitation de l’aumônier qu’il connaissait pour lui demander l’hospitalité pour le reste de la nuit. Il était suivi par ses trois officiers. Les quatre personnages suivaient précisément ce chemin sur lequel se trouvait la case en laquelle Mlle Deladier avait trouvé le vicomte de Loys prisonnier. Au moment où ils passaient devant la case leur attention fut attirée par des gémissements. Ils s’arrêtèrent surpris, et virent la porte de la geôle légèrement entrebâillée. Curieux et intrigués à la fois les quatre officiers pénétrèrent dans la hutte où, à leur plus grande surprise, ils reconnurent Mlle Deladier assise sur son grabat et chaînes aux mains.

— Oh ! oh ! s’écria la Bourlamaque, que faites-vous ici, ma belle ?

— Hé ! s’écria à son tour la jeune fille avec indignation, vous le voyez bien ! Apprenez que c’est Jean Vaucourt et le vicomte de Loys qui me traitent de cette façon !

— Vaucourt et de Loys ? fit la Bourlamaque avec plus de stupeur encore.

— Eux-mêmes, les scélérats ! Oh ! je saurai bien avoir ma revanche ! Mais en attendant, monsieur de la Bourlamaque, vous qui êtes un vrai gentilhomme, daignez, je vous prie, faire tomber mes fers !

Et déjà, ayant séché ses larmes, elle essayait un sourire séducteur.

— Hélas ! mademoiselle, je ne peux pas me rendre à votre prière. Je dois respecter tout ce qui a été fait par le capitaine Vaucourt. Je commande la place seulement jusqu’au moment où Monsieur de Lévis viendra me relever de ce poste.

La jeune fille s’écrasa sur sa couche en sanglotant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À la minute même où de la Bourlamaque et ses trois compagnons entraient dans la hutte de Mlle Deladier, un homme montait sur un parapet, enjambait la palissade et sautait de l’autre côté. Cet homme, c’était le milicien Aubray, l’ordonnance de Jean Vaucourt qui lui avait dit :

— Courrez chez la mère Rodioux et demandez à votre belle-sœur de partir sur-le-champ pour les Trois-Rivières et Montréal, et de se mettre à la recherche de Flambard pour le prévenir de ce qui se passe. Allez, le temps presse !

Aubray avait donc obéi à l’ordre reçu, et nous savons comment La Pluchette avait rencontré les trois grenadiers au Fort Richelieu.