Les vermoulures/05

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CHAPITRE V.

Pleurs et rires


Il dormait encore, d’un sommeil calme et sans rêve, quand on frappa à sa porte.

Édouard se faisait généralement réveiller à sept heures, seulement ; aussi fut-il étonné et vaguement inquiet en constatant qu’il faisait encore nuit, et en entendant sonner, au même moment, cinq heures.

Qu’est-ce que c’est, demanda-t-il ?

— Un télégramme.

Il fit de la lumière, enfila prestement son pantalon, alla prendre le télégramme et remercia.

Il lut :

« Papa malade, pas de danger immédiat, mais descends vite. »

Marie-Louise.

Édouard aimait tendrement son père.

De plus, jamais il n’avait vu dans son entourage immédiat la maladie ni la mort.

Or, ceux que le malheur frappe pour la première fois sont plus sensibles à ses coups. — Plus tard, sans cesser d’être douloureux, ces coups, s’ils nous font saigner autant, nous émeuvent moins ; et c’est une nécessité, car notre faible nature ne résisterait pas, s’il lui fallait, à chaque fois, subir le même ébranlement que nous causent les premières disparitions parmi ceux qui nous aimaient et que nous ne reverrons plus.

Aussi, quoique le télégramme parlât seulement de danger éloigné, Édouard fut-il profondément secoué.

Des larmes chaudes et amères venaient à ses yeux, tandis qu’il songeait à la possibilité d’un malheur.

Son père, si bon, qu’il respectait et aimait tant, couché sur un lit de souffrances ; sa mère et sa sœur, en pleurs ; les allées et venues effarées des domestiques et des enfants ; l’arrivée du médecin et l’anxiété générale : il se représentait et éprouvait tout cela.

Peu à peu, cependant, il reprit courage et se dit, qu’à l’âge qu’avait son père, une indisposition pouvait bien survenir sans que, pour cela, le vigoureux vieillard fut mortellement atteint.

Il se faisait ce raisonnement : « Un homme comme papa, qui n’a jamais été malade, peut bien mourir subitement, mais il n’est pas probable que la première maladie venue ait raison de lui. »

C’est donc dans un état d’esprit plus calme qu’il descendit au cours.

Ses amis remarquèrent bien sa pâleur, mais l’attribuèrent à un excès de travail.

Peu désireux des consolations banales et craignant surtout les condoléances anticipées, il ne fit part de son chagrin à personne, mais agit tout comme si rien n’était.

Après le cours, il remonta à sa chambre et là, de nouveau seul avec les mauvaises nouvelles qu’il avait reçues, il mit hâtivement dans un sac de voyage ce qui était nécessaire pour une absence de deux ou trois jours, sans songer que l’attente lui serait bien plus longue quand il n’aurait plus rien à faire.

En un tour de main, il eut fini.

Il s’assit, attendant l’heure du départ. Le train de l’Intercolonial, pour le bas du fleuve, qui devait l’emporter, quittait la gare Bonaventure à midi. D’ici là, Édouard avait à ronger son frein.

À onze heures il prit un tramway de la rue Saint-Denis, qui le déposa, un quart d’heure plus tard, à la gare Bonaventure.

Il acheta un billet. Le train était déjà formé ; il alla s’y installer et attendit avec un peu moins d’impatience.

Chose étrange, à sa hâte de s’éloigner, personne n’avait l’air pressé ; en vérité, on paraissait le faire exprès ; les voyageurs arrivaient en causant et à petits pas, semblaient avoir du temps devant eux et ne se décidaient que lentement à se séparer des amis qui les accompagnaient et à monter dans les chars ; jusqu’aux employés — dont l’activité et la précipitation sont, d’habitude, fiévreuses — qui paraissaient avoir des loisirs.

Le train se mit en marche et ce pauvre Édouard sentit qu’il s’élançait enfin vers Saint-Germain.

Maintenant, il était mieux compris ; et le train courait avec une rapidité de vertige.

Ponts et cours d’eau fuyaient et s’éclipsaient ; et le long ruban de clôture se déroulait de plus en plus vite.

À l’avant du train la locomotive tonnait et volait dans l’espace ; cette formidable vitesse, cette course folle rassérénaient un peu Édouard : il allait se trouver , connaître l’étendue du mal et voir son père.

Il n’avait plus qu’une préoccupation : se rendre. Il ne voulait plus s’inquiéter : arriver d’abord… D’ailleurs, y avait-il lieu de tant craindre ?

Saint-Hyacinthe… Drummondville…

Lévis… dans l’obscurité, par de là le cours sombre du Fleuve, Québec, escarpé et lumineux.

La cloche sonne : on part ; Saint-Germain approche rapidement.

Édouard compte les gares : six… cinq… trois… deux… une…

Il ne vit plus.

Dans la nuit, il devine le Fleuve ; voici les abords du village : il reconnaît vaguement les maisons.

On passe sur un petit ponceau, distant de deux arpents de Saint-Germain.

La gare !

Que va-t-il apprendre ?

Il met son paletot, rassemble ses bagages et, le cœur serré, descend du char.

Une voix l’appelle : « Édouard ».

Son cœur se fond ; et, riant et pleurant en même temps, il se trouve dans les bras de son père…

Madame Leblanc pleure, elle-même ; Marie-Louise, les larmes aux yeux, rit de bonheur…

Une voiture les attend ; quand Édouard s’y trouve, assis entre son père, sa mère et sa sœur, il ne peut croire à sa félicité.

Il retrouve la parole, pour demander : me direz-vous ce que cela signifie ?

Le bonheur n’a que peu de mots ; mais on se décide enfin à parler.

Tu as dû être bien effrayé, en recevant mon télégramme, dit Marie-Louise.

— Je n’ai su que penser : j’étais affreusement inquiet…

— Imagine-toi que, la nuit dernière, vers les deux heures, papa s’est senti mal : maman a été si effrayée que nous avons appelé le docteur et monsieur le curé. Le docteur n’a su que penser ; il est demeuré jusqu’à ce que papa prenne du mieux ; quand il est parti, je lui ai demandé de se charger de mon télégramme. Dans la journée papa s’est reposé ; et, ce soir, il se trouvait si bien qu’il a voulu venir au-devant de toi, pour que tu sois inquiet moins longtemps.

— Merci, papa, dit Édouard, en tendant la main à son père ; mais j’aurais préféré être inquiet plus longtemps et que vous ne vous fatiguiez pas pour moi.

— Je ne suis pas fatigué du tout mon garçon, je suis très bien ; je ne sais, en vérité, ce que j’ai eu.

La voiture s’arrêta devant la maison. Le cocher dit bonsoir à tout le monde, avec cette familiarité respectueuse et cordiale qui existe à la campagne, et il s’éloigna en chantant.

On monta les quelques marches du perron, et quand, la porte refermée, en présence d’un bon feu, on fut réuni ensemble, il sembla que, dans cette chaude intimité, il n’y eut plus de place pour le malheur.

Tu vas prendre quelque chose, dit Marie-Louise.

— S’il vous plaît, répondit Édouard : je n’ai pas beaucoup mangé, aujourd’hui.

Pauvre garçon, va, dit madame Leblanc.

Édouard s’attabla et tous trois le regardaient avec satisfaction se restaurer avec du pain, du beurre et de la viande froide, qu’il arrosait de bon lait frais.

Que c’est bon, ne put-il s’empêcher de dire…

— Tu es affamé ?

— Absolument, ma petite Marie-Louise : je le suis ; je n’ai pas eu le temps de l’être pendant la journée.

— Je te comprends bien.

— Ne mange pas trop vite, dit M. Leblanc, ou c’est toi qui va être malade à ton tour.

— Vous me soignerez, dit Édouard, en souriant.

Ah ! quelle bonne chose de vous voir tous bien, ton père, Marie-Louise et toi, dit madame Leblanc.

— J’espère que ça va être comme ça pendant longtemps.

— Tu as fini, dit Marie-Louise ?

— Oui ; je te remercie.

Monsieur et madame Leblanc avaient leur chambre en bas.

Édouard leur souhaita le bonsoir, embrassa sa mère ; et Marie-Louise monta avec lui, à sa chambre, pour voir à ce que rien ne lui manquât.

Pendant qu’il accrochait son paletot et son chapeau, et qu’il défaisait son bagage, elle vérifiait s’il y avait des serviettes, de l’eau et du savon, et préparait son lit.

— Tu n’auras pas froid ? il n’y a que deux couvertes.

— C’est bien assez ; je te remercie.

— Tu dois être horriblement fatigué ?

— Un peu.

— Si tu savais comme j’ai eu peur, la nuit dernière, lui dit-elle, d’un ton de confidence, en se rapprochant de lui : je n’ai pas voulu te raconter cela devant papa ; mais c’était effrayant de le voir. Maman pensait qu’il allait mourir et moi je pleurais — sans faire de bruit, pour ne pas réveiller les enfants. Nous avons fait lever notre bonne Catherine et elle nous a bien aidées : c’est elle qui est allée chercher le médecin et le prêtre.

— C’était donc bien grave.

— Je ne sais pas ce que c’était. Le docteur nous a dit que c’était peut-être une indigestion. En tous cas, c’est absolument passé, à l’heure qu’il est : le docteur est venu, après le souper, et il a trouvé papa très bien.

— C’est curieux ; et ça peut-il revenir ?

— Non ; il croit que c’est un pur accident, qui n’est pas susceptible de se répéter.

— Allons, tant mieux !

Il demeura songeur, quelques instants ; puis ses traits se détendirent ; et c’est d’un ton presque gai et l’air tranquillisé qu’il demanda à Marie-Louise : si tu me menais voir les enfants, avant que je me couche ?

Ils y allèrent ; il embrassa les petits dormeurs, puis dit bonsoir à Marie-Louise.

— Bonsoir, mon petit frère.

Il regagna sa chambre, acheva de se déshabiller, souffla sa lumière ; et, harassé, brisé, anéanti mais heureux, il s’endormit, tout de suite, profondément.


Il entendit des cris et des rires d’enfants, éprouva une sensation lumineuse et ouvrit les yeux au grand soleil qui pénétrait dans sa chambre par trois fenêtres à la fois.

De son lit, avec l’acuité particulière aux sens reposés par un bon sommeil, il entendait et distinguait tous les bruits de la maison.

Un instant, la voix de son père se fit entendre ; puis, une porte s’ouvrit et se referma. M. Leblanc était sorti.

Il resta encore quelques minutes immobile dans la chaude et reposante masse du lit, en proie à un engourdissement délicieux, laissant errer ses yeux sur les grands murs blancs.

Allons ! il faut se lever.

Un saut hors du lit, et Édouard fut à sa toilette.

Quand il eut fait quelques pas, une voix fraîche lui cria, d’en bas : as-tu bien dormi ?

— Oui. Toi ?

— Très bien, merci. Sais-tu quelle heure il est ?

— Non.

— Onze heures.

— Comment est papa, ce matin ?

— Très bien : il est sorti.

— Ah ! Ah !… Je descends dans une minute.

— Je t’attends. Dépêche, que je te voie.

Édouard descendit et il causa quelques instants avec Marie-Louise.

Ayant dit bonjour à tous ceux que son arrivée tardive ne lui avait pas permis de voir la veille, il sortit pour aller prendre son père au bureau. — Car M. Leblanc, quoique retiré des affaires, n’avait pas voulu l’abandonner.

Le dîner fut fort gai.

Édouard, remis des émotions de la veille, annonçait qu’il partirait le soir même, pour Montréal :

Marie-Louise eût beau déclarer qu’elle ne voulait pas qu’il parte, rien n’y fit.

Il dit que le temps pressait : que les examens approchaient et qu’il lui fallait étudier fort. En dépit de la secousse de la veille, le plaisir de revoir les siens l’avait reposé et il se sentait prêt à la tâche.

Marie-Louise voulut qu’il fut au moins à elle pour l’après-midi ; et, sans lui permettre d’aller voir qui que ce fût, elle l’amena faire une longue promenade. — Ils rencontrèrent, du reste, presque toutes leurs connaissances du village, sur la route.

C’était un beau temps d’automne ; les feuilles mortes jonchaient les routes, il faisait presque tiède ; la mer, qu’aucune ride ne ternissait, était extraordinairement haute et venait jusqu’au trottoir.

Ils s’entretinrent longtemps avec amitié : Édouard dit ses aspirations, fit part de ses projets, parla de sa vie d’étudiant et de ses études.

À son tour, il la fit parler de ses amies et de ses occupations.

La conversation vint à tomber sur Blanche Coutu, quand, fatigués de faire de vastes projets et de creuser les problèmes sérieux, ils se mirent à jaser plus légèrement de choses et d’autres.

Sais-tu que tu me rends curieux de la connaître, dit Édouard.

— Tu la connaîtras.

Ils rentrèrent à la maison.

Le souper fut calme : Édouard et Marie-Louise étaient fatigués de leur après-midi et chacun est encore un peu abattu par le contre-coup des événements d’hier.

On reprit un peu d’entrain pendant la soirée. M. Leblanc, voyant la lassitude de chacun entreprit de dissiper un malaise dont il était la cause.

Jamais il n’avait été si gai et si plein de vie ; et Édouard, en montant à bord des chars, se dit qu’il était décidément parfaitement remis de son indisposition passagère.