Les vermoulures/09

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CHAPITRE IX.

À bâtons rompus


Par une froide et pluvieuse soirée de la fin de novembre, Ricard et Édouard se trouvaient dans la chambre de ce dernier. Ils causaient. Au dehors le vent faisait rage et l’on entendait l’eau dégoutter interminablement le long du toit. Ils n’en avaient cure, trop intéressés à ce qu’ils se disaient, assis dans une chambre bien chauffée et sous la lumière brillante d’un manchon de gaz incandescent.

Tandis que, dans les campagnes, les champs s’étendaient, noirs et sinistres, que l’orage effrayait les animaux, réfugiés dans les étables, que les chemins devenaient une ligne invisible et dangereuse à suivre dans la nuit, et que le vent jetait partout une clameur de mort, froide, comme les croix des cimetières, eux, — les vivants, — chaudement à l’abri, s’entretenaient des événements de l’heure présente.

Ils s’étaient pris d’amitié, à mesure qu’ils s’étaient connus et estimés, et se traitaient maintenant comme deux vieux camarades.

À la suite de la démission de Ravaut, le gouvernement avait décidé de faire les élections, dans quatre comtés qui étaient alors ouverts, espérant ainsi fortifier sa position.

On avait préparé l’élection soigneusement, dans chaque comté ; quand tout avait été prêt et qu’on sut même la majorité qu’on aurait, on feignit de commencer la lutte électorale et l’on invita Ollivier à aller se faire battre dans un des quatre comtés, à son choix.

Il eut parfaitement pu attendre les élections provinciales et se moquer de ses adversaires. Au lieu de cela, il se présenta et fut, on le comprend, défait.

— Pour moi, disait Ricard, cette élection ne signifie absolument rien.

— Crois-tu, disait Édouard ?

— Certainement : c’est un comté radical et qui avait été, de plus, préparé en sous-main : que voulais-tu qu’Ollivier y fasse ?

— Il aurait pu ne pas se présenter.

— C’était difficile : en dépit de toutes ses preuves passées de bravoure, la presse ministérielle le traitait de lâche. C’était ridicule, surtout quand les radicaux ont fui ses assemblées comme s’il avait été le diable en personne, pendant des mois. Mais, on lui demandait d’être téméraire, il l’a été.

— Ce qui m’amuse, c’est qu’il s’est trouvé un radical pour lui reprocher de s’être présenté, — quand il aurait dû le remercier d’avoir bien voulu tomber dans le piège que lui avaient préparé ces honnêtes radicaux. Il a fait un fou de lui : veulent-ils nous dire, ces bons radicaux, s’ils savent ce qu’ils veulent.

— Ils veulent garder le pouvoir.

— La défaite d’Ollivier va avoir un bon effet pour eux : elle va faire oublier la démission forcée de Ravaut.

— Dans les circonstances, elle n’affectera pas grand’chose. Elle est très facile à expliquer et elle n’explique pas du tout, par exemple, les transactions indignes auxquelles s’est livré le gouvernement ni ne réhabilite Ravaut et ses collègues, qui lui ont prêté mainte pour ses méfaits. On ne l’a toujours pas renommé ministre.

— Pourtant certains journaux prétendent…

— Oh ! les journaux ils sont toujours du côté du plus fort. Rappelle-toi ce qu’ils disaient, la veille de l’élection : « Si M. Ollivier gagne, il remportera là un succès immense, mais, somme toute, il n’a pas grand’chose à perdre. » La veille, ils disaient : il n’a rien à perdre ; et, le lendemain, ils prétendaient le contraire. Si les gens attachent de l’importance à ce qu’ils peuvent dire, ils ne sont pas difficiles.

— Ça produit un certain effet.

— Oui, les événements considérables produisent toujours de l’effet, sur le coup : mais, plus tard, qu’est-ce qu’il en reste ? on dira : la défaite d’Ollivier s’explique bien par le manque de temps et d’organisation, par la cabale faite par son adversaire, et elle ne prouve rien du tout en faveur de celui qui l’a défait en traître ; mais la démission de Ravaut, elle, s’explique aussi, et elle s’explique par sa culpabilité et celle de ses collègues.

— Ça ne serait pas arrivé si les modérés s’étaient remués davantage.

— Parlons-en des modérés ; toi qui en es un, Leblanc, je te souhaite d’être plus actif qu’ils ne le sont, quand tu te mêleras de politique… Une bande d’endormis !…

— Pourtant il se fait un certain mouvement ; ils s’organisent.

— C’est très bien ; mais qu’ils se montrent ; qu’ils agissent ; qu’ils écrivent. S’ils avaient seulement la moitié de l’activité et de l’entrain des radicaux, ils seraient rendus autrement loin qu’ils ne sont. Le mouvement inauguré, par Ollivier, ce sont eux qui auraient dû le commencer.

— Ils tâchent de reprendre le temps perdu, maintenant.

— À quelques endroits, je te l’accorde ; mais, à un trop grand nombre d’autres, ils sont simples spectateurs.

— Laisse-leur le temps.

— Ils le prennent bien assez. Penses-tu que si Mercier s’était conduit de cette façon-là, il serait jamais arrivé au pouvoir ?

— Il me semble pourtant qu’ils ne peuvent manquer d’y arriver, après tous les scandales qui viennent d’éclater.

— Je crois comme toi qu’ils ont droit au pouvoir et que le peuple a le devoir de le leur donner et de ne pas continuer d’accorder sa confiance à des hommes qui s’en sont manifestement rendus indignes.

— 1904 n’est pas une habitude : ils vont se réveiller.

— Je le souhaite ; les radicaux en sont rendus à un point où ils sont mûrs pour la chute. Quand un gouvernement en est venu à traiter la chose publique comme la sienne propre et que sa ruse et ses violences ne servent plus à couvrir ses méfaits, il est temps qu’il soit renversé.

J’applaudirais à sa chute, dit Édouard.

Ricard pouvait parler seul, presqu’indéfiniment. Leblanc, qui trouvait beaucoup de charme et de profit à sa conversation, le mit sur le chapitre de la littérature ; il lui posait quelque question, de temps à autre, juste pour le tenir en haleine : et Ricard parlait, lui faisait une vraie conférence.

Il s’interrompit, tout à coup, et, regardant l’heure à sa montre : dix heures ; et moi qui voulais travailler, ce soir.

Ricard était, lui aussi dans sa troisième année, et devait se présenter au jour de l’An.

— Tu travailleras, demain, lui dit Édouard.

— Il le faut bien.

— À propos, comment ça va-t-il la préparation ? es-tu rendu loin ?

— Oh ! je serais prêt à passer maintenant.

— Vraiment.

— Je travaille tout de même, comme si je ne savais rien, tu sais.

— C’est très bien. Avec qui prépares-tu donc ?

— Seul.

— Moi aussi. Tiens, nous devrions repasser ensemble.

— Ce serait une bonne idée.

Ce qui fut dit fut fait. On était au 20 novembre et il restait juste un mois avant l’examen de l’Université. Les amis résolurent de mettre ce temps à profit pour revoir ensemble toutes les matières de l’examen. Dès le lendemain, Ricard arrivait à la chambre d’Édouard ; et là, chacun, son code à la main, lisait, récitait et commentait à son tour.

Journées charmantes et qui, longtemps, demeureront dans le souvenir des deux amis, auréolés du double souvenir de la jeunesse et des illusions.

Quel plus grand plaisir que le travail à deux, quand l’amitié est en tiers.

Édouard goûtait d’autant plus cette rare jouissance qu’il l’avait moins souvent rencontrée.

Les esprits chagrins disent que les caractères ont rapetissé ; et c’est peut-être là la cause de l’absence des qualités mâles et fortes qu’exige l’amitié.

Quoiqu’il en soit de la cause, le fait reste là : il n’y a pas assez d’amitiés solides et sincères.

Conformités de goûts, alliances d’intérêts et d’affaires, on trouve de tout, excepté la vraie chose.

La plupart des soi-disants amis, leur ami une fois le dos tourné, déblatèrent contre lui ou, du moins, en riront discrètement — et ne se gêneront pas, souvent même, en sa présence.

Pas de confiance, pas de soutien mutuel : on cherche à se surprendre l’un l’autre et à dépasser son voisin. On oublie totalement que l’amitié n’est pas faite pour qu’on dénigre ou qu’on exploite son ami.

Mettez vingt Anglais ensemble ; ils se soutiendront et grandiront les uns avec les autres et les uns par les autres.

Mettez ensemble vingt Canadiens-Français ; ils se chicaneront et se mangeront les uns les autres.

Il fait vraiment peine de remarquer de semblables tendances chez notre jeunesse.

Chez Édouard et son ami, rien de tel : ils discutaient uniquement pour parvenir à la vérité, jamais pour l’emporter l’un sur l’autre. Chacun reconnaissait ses erreurs sans amour propre et avec empressement, et tous deux travaillaient uniquement à s’éclairer mutuellement et à s’entr’aider.

Avec une telle entente, il était très difficile qu’ils n’avançassent pas très rapidement et qu’ils n’eussent pas autant de facilité que d’agrément dans leur travail.

Ricard aplanissait admirablement les difficultés ; son esprit lucide et souple se riait des embrouillaminis de la loi. Il émerveillait Édouard qui, quoique très fort, lui-même, le cédait cependant à son ami. Édouard rendait volontiers hommage à sa supériorité et était charmé du secours qu’elle lui apportait.

Une des conséquences de cette coopération était qu’ils devenaient des inséparables.

Étant la majeure partie du temps ensemble, tout en s’entretenant de leurs plans communs, ils s’ingéniaient à ne pas perdre une minute : pour y arriver ils faisaient coïncider les heures de leurs repas et de leurs promenades et finissaient par ne plus se quitter.

Soit qu’ils se promenassent ensemble, soit qu’au milieu de leur travail ils s’interrompissent pour se délasser par quelques minutes d’amical entretien, toujours Édouard éprouvait tout ce qu’apporte une pensée amie, la pensée d’un chercheur et d’un intellectuel.

À ce contact, son esprit se dérouillait peu à peu et reprenait la souplesse et l’initiative qu’une trop longue sujétion lui avaient enlevées. — Non pas qu’Édouard voulut se débarrasser de toute règle et rejeter toute entrave, car il savait que les règles ne sont pas à proprement parler des entraves, mais des soutiens et des guides nécessaires.

Sa personnalité se développait et s’affermissait ; il en ressentait un charme particulier et en éprouvait une intime et légitime satisfaction.