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Les vermoulures/10

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CHAPITRE X.

Le soir des étudiants


Que penses-tu qu’Ollivier va faire maintenant, demanda Édouard ?

— Continuer toujours et quand même.

— Il ne se représentera pas dans son comté, pour le fédéral ?

Je ne crois pas, dit Ricard.

— C’est vraiment dommage.

— Que veux-tu, c’est enfantin de croire qu’il va retourner dans son comté après s’en être ainsi éloigné ; il ne joue pas à ce jeu auquel jouent les enfants et qu’on appelle les quatre coins ; il n’est pas pour courir d’un siège électoral à l’autre. Il est dans la politique provinciale pour y rester, jusqu’à ce qu’il ait tombé ses adversaires.

— Je ne puis pas me faire à l’idée qu’il n’ait plus de siège au parlement.

— Tu as bien raison de le regretter. Sais-tu ce que le personnage qui joue le premier rôle à Ottawa disait de lui — et il ne peut être soupçonné de partialité envers Ollivier : il disait qu’il était le plus bel ornement de la chambre des Communes.

C’est à Québec que nous en avons de fameux ornements, parmi nos ministres !… mais ce ne sont pas précisément des ornements d’église.

— Calme-toi, mon cher Édouard ; et songe au plaisir : nous parlerons de politique, demain.

Nos deux amis avaient, en effet, sous les yeux un spectacle qui invitait plus aux pensées de gaieté qu’aux discours sérieux.

On était au trente novembre ; et c’était, ce soir-là, le banquet des étudiants.

La grande salle du Windsor offrait un brillant spectacle. On y voyait, rassemblés, les gloires d’aujourd’hui et les hommes de demain : à la table d’honneur, aux côtés du président des étudiants en droit, des ministres, des juges, des professeurs ; à perte de vue, sur les autres tables, des étudiants, riaient et bavardaient, oubliant pour un soir qu’il y a des travaux, des soucis et des examens dans la vie ; tout autour de la salle de banquet, des dames en toilette claires et des jeunes filles venues là pour écouter les discours et aussi pour voir messieurs les étudiants.

Et ces dames, venues au spectacle, offrent, sans s’en douter, le plus joli spectacle.

Les santés et les discours commencèrent. Le président se leva et, dans une très jolie allocution, porta la santé de « nos hôtes. »

Le premier ministre répondit.

Le président pria alors le doyen de porter la santé de l’université.

Le doyen proposa la santé de l’université et but, surtout, disait-il, à la santé des étudiants.

Un étudiant y répondit.

Les santés se succédèrent alors, nombreuses et variées : santé des facultés sœurs, santé du Canada, du roi. — Toutes nos institutions semblaient fort en santé, ce soir-là.

Vint la santé des dames.

Un étudiant chevelu la proposa.

Il n’est pas d’habitude que les dames répondent à cette santé : aussi chacune ne fit-elle de discours qu’à son voisin.

Lavoie, qui était un des dignitaires, était assis auprès de la table d’honneur.

À l’autre bout de la salle, Soucy, après avoir gaiement banqueté, était allé trouver des jeunes filles de sa connaissance ; et, maintenant, assis à leur côté, il avait le rôle ingrat de leur dire qui était celui-ci et qui était celui-là.

Placés à peu près au milieu de la salle, Ricard et Édouard s’amusaient en hommes qui veulent ne pas penser, pour quelques minutes, à l’approche des examens ; et ils riaient aux larmes.

Un orateur, qui ne se renouvelait pas souvent, et qui, à chaque occasion où il était appelé à faire un discours répétait : « C’est mon lot-t-excellent d’avoir assisté à la fête de ce soir et je marquerai ce jour d’une pierre blanche, » venait de dire : « oui, messieurs, je marquerai ce jour d’une pierre blanche ! »

Il a la pierre, dit Édouard.

— Il a une mine de pierre blanche, repartit Ricard.

— Je ne sais pas si les radicaux vont en avoir beaucoup de pierres blanches, le jour des élections générales provinciales ?

— C’est des cailloux, qu’ils ont : tu te rappelles l’assemblée d’Ollivier, au marché Jacques-Cartier, à Québec ?

Un autre orateur rappelait cet empereur romain, qui nomma son cheval consul.

Maintenant, on en fait des ministres, remarqua Édouard.

Un autre encore, faisait une discrète allusion aux événements politiques, parlait en plaisantant des victoires morales.

Mieux vaut une victoire morale qu’une victoire immorale, dit Ricard.

Entra un étudiant, avec deux dames ; il chercha des sièges et, une fois ses compagnes installées, écouta les discours, debout dans l’embrasure de la porte.

Il est en retard, dit Édouard.

— Il manque de présence d’esprit.

— Non, c’est d’esprit de présence.

Un autre sortait.

Il a une absence, dit Édouard.

Une jeune fille regardait Soucy et dit, assez haut pour que Ricard et son compagnon l’entendissent : qu’il est joli !

Il n’est pas Joly, dit tout bas Ricard : il est Soucy.

Et les deux jeunes gens faisaient des mots d’esprit, disaient les choses les plus invraisemblables et les plus désopilantes, et riaient d’un rire qui ne leur laissait assurément pas de remords.

Cependant la fête touchait à sa fin. Quelques personnes étaient parties ; et les discours achevaient.

Ricard avisa, tout à coup, un jeune homme, qui regardait de son côté. Il le salua de la main et dit à Édouard : tiens, mon ami Giroux ; il faut que je te le présente.

Bernard Giroux était un joli grand garçon, à l’air sympathique et distingué.

Il salua aimablement Édouard et ils se dirigèrent, tous trois, vers la porte.

Je te croyais à Québec, disait Ricard.

J’ai eu affaire à venir, pour une couple de jours, répondait Giroux.

— Ça va toujours bien, à Québec ?

Tu es toujours satisfait de ton ministre ?

— Assez.

— Tu sais sans doute, Édouard, que M. Giroux est secrétaire de l’hon. Potvin ?

— Je n’avais pas le plaisir…

— Depuis déjà deux ans, dit Giroux.

J’en ai vu de toutes les couleurs depuis ce temps-là.

— Et tu en verras encore de belles.

— Oui, ça chauffe, de ce temps-ci ; je ne vous dis que ça.

On était rendu à la porte de l’hôtel : Édouard et Ricard quittèrent Giroux et prirent, pour s’en revenir, la rue Saint-Catherine.

Un charmant, garçon que ce Giroux, disait Ricard.

— Tu le connais depuis longtemps ?

— C’est un ami d’enfance. Après avoir fait son cours classique, comme ses parents étaient trop pauvres pour lui faire continuer ses études, il s’est mis dans le journalisme. Il s’y est fait remarquer et c’est ainsi qu’il est parvenu à obtenir la position qu’il occupe actuellement. Il ne l’a pas sollicitée, mais comme on la lui a offerte et qu’on lui offrait en même temps un salaire beaucoup plus élevé que celui qu’il pouvait gagner à son journal, il a accepté.

— C’est une jolie position qu’il a.

— Je te crois.

La température était froide mais vivifiante et les deux étudiants, leurs paletots boutonnés jusqu’au menton, ne se hâtaient pas et conversaient familièrement.

Sortis de l’atmosphère surexcitante, de lumières, de chaleur et de griserie du banquet, ils revenaient au sérieux de la vie et leurs paroles indiquaient assez leur préoccupation du devoir et de l’avenir.

Je ne sais pas ce que je deviendrai, disait Ricard ?

Un avocat, répondit son compagnon.

— C’est à savoir : je me fais recevoir, mais je ne pratiquerai peut-être pas.

— Tu regardes loin, toi ; moi, je m’occupe uniquement, pour le moment, de passer mon examen.

— C’est bon de s’occuper de l’heure présente mais il faut aussi penser à l’avenir. J’ai plus vécu que toi, tu sais, et j’ai appris qu’on ne peut jamais penser aux choses trop tôt d’avance : c’est de la sage prévoyance.

— Je crois en effet que je ne pèche pas par excès de toutes ces qualités qui font le trésor de la sagesse.

— Oh ! je n’ai pas dit cela ; mais je te conseille bien de travailler à les acquérir encore davantage, que tu les aies actuellement à n’importe quel degré.

— Tu es bien aimable. Tout ça, ça n’empêche pas que nous n’avons plus que vingt jours avant la licence. Ça va passer vite. Ensuite, au commencement de janvier, l’examen du Barreau ; et puis, nous serons des avocats.

Ou des bloqués, dit Ricard.

— Ce n’est pas probable, pour toi du moins. Quant à moi, j’ai assez confiance, aussi.

— C’est la confiance qui remporte les victoires.

— Puisses-tu prédire vrai.

Édouard reconduisit son ami et s’en revint, seul.

Il était trop tard pour travailler, quand il arriva à sa chambre ; pourtant, il ne s’endormait pas du tout.

Il s’assit donc et se mit à songer. Ses trois années d’université avaient passé bien rapidement, encore plus, relativement, que les dix années de collège. Il y avait treize ans qu’il se préparait à la vie ; et il allait y entrer. Il se rappelait ses longues études, ses succès et ses prix ; il se rappelait les amitiés et les intimités qui avaient pris naissance et qui s’étaient dénouées pendant ce temps. Il se rappelait ses révoltes d’écolier, contre la règle et la discipline ; ses velléités d’indépendance le plaisir qu’il avait eu à tout sacrifier cela à ses parents ; et, à cette heure, il se félicitait d’avoir été patient et courageux. Puis il songeait aux vacances heureuses, au dévouement et à l’amour de ses parents ; à l’amitié de ses frères et de ses sœurs ; et il souhaitait que, cette étape franchie, il retrouvât encore dans sa vie autant de bonheur et autant de bonnes et de douces joies.

Ces pensées du foyer et de la famille lui donnèrent envie d’écrire à ceux qui reposaient paisiblement, là-bas, pendant que lui songeait à eux.

Il prit la plume et se mit à écrire à Marie-Louise.

Il lui fit, d’abord, quelques phrases d’amitié, où il épancha son cœur un peu esseulé, puis il lui raconta le banquet et il le fit d’une manière charmante, lui disant qu’il ne manquait qu’une chose pour que ce fût parfait : sa présence. — Sa présence à elle, la petite Marie-Louise, qui ne veillait jamais plus tard que dix heures,… il voulait rire…

Sa lettre cachetée, il alluma une cigarette et, écartant sa chaise de la table à écrire, les jambes croisées, et la tête en arrière, il fuma lentement, soufflant très haut la fumée.

Il se sentait seul, ce soir-là ; sans qu’il sût quoi, il lui manquait quelque chose.

De vagues bouffées de tendresse lui montaient au cœur et il vint les yeux pleins d’eau.

Qu’avait-il donc ?

Il était jeune et fort, et ses vingt-cinq ans appelaient l’amour.

Jamais Édouard n’avait, comme on dit, été en amour. Chez lui, à Saint-Germain, il avait connu quelques jeunes filles, pour lesquelles il conservait de l’amitié et qu’il traitait presque en camarades, quand il les rencontrait. En ville, il avait peu sorti et il était presque toujours allé dans les mêmes familles ; on l’avait bien accueilli et on avait été très aimable pour lui, mais il n’avait rien vu au-delà.

Et maintenant, il était amoureux — sans savoir de qui.

Les livres, l’étude et la famille ne suffisent donc pas à tout ? — mais il ne fit pas cette découverte, ce soir-là : il fut mécontent de ne pas se sentir lui-même : et, se secouant comme un jeune lion, il chassa tout cela loin de lui.

Il devait cependant succomber aux coups de l’amour ; et plus tôt qu’il ne le prévoyait.

Il s’endormit paisiblement.

Dors ; tu as pour toi la jeunesse, la confiance et la force ; tous les maux peuvent t’atteindre sans t’ébranler et tu peux aspirer à tous les succès et à tous les bonheurs.