Les vermoulures/13

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CHAPITRE XIII.

Dies amara valde

Édouard ne dormit pas cette nuit-là.

D’abord glacé et insensibilisé par la nouvelle, il pleura ensuite abondamment, — mais pas longtemps, car il ne songeait pas uniquement à lui : il souffrait encore plus pour sa mère et pour sa sœur, que pour lui-même.

Au jour venu, — détail d’une navrante banalité — il dut courir les magasins de confection pour se revêtir de noir.

Il trouva tout ce qu’il lui fallait, fit envoyer le paquet à sa chambre et se rendit chez Ricard.

Celui-ci se préparait à monter chez lui ; aussi fut-il surpris de l’apercevoir et plus effrayé encore de ses traits défaits et de son air accablé.

— Qu’est-ce que tu as, mon cher ?

— Une mauvaise nouvelle.

— Personne n’est malade, chez toi ?

— Mon père est mort.

— Monsieur Leblanc ! lui qui était si bien ! comment cela est-il arrivé ?

— Il est mort subitement, hier soir, pendant que nous travaillions ensemble, toi et moi. J’ai reçu un télégramme du docteur, juste comme tu venais de partir.

— Pas possible ! Tu es rudement éprouvé, mon cher, et je comprends ton chagrin. Tu pars à midi, je suppose ?

— Oui. J’étais venu te voir, avant de partir.

— Je te remercie de cette marque de confiance ; tu peux être sûr que j’apprécie l’étendue de ta perte et que j’y compatis entièrement. Si je puis t’être utile à quelque chose et te rendre quelques services, tu sais…

— Merci. Au revoir.

— Je vais aller te reconduire aux chars.

À midi, Édouard partait : son ami l’avait accompagné et sa conversation avait fait du bien à ce pauvre Édouard.

Au revoir Édouard.

— Au revoir : nous nous reverrons aux examens.

— Bon courage.

— Merci.

Il en avait besoin de courage.

En mettant pied à terre, à Saint-Germain, il se rappela le voyage qu’il y avait fait quelques semaines auparavant, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Personne à la gare.

Il eut un serrement de cœur en apercevant le crêpe à la porte, et en devinant la chambre dans laquelle était exposé le corps.

L’horreur de la mort pesait sur la maison : tous les bruits y étaient amortis et les conversations s’y tenaient à voix basse.

Marie-Louise, quittant une jeune fille qui lui tenait discrètement compagnie, vint en pleurant embrasser son frère ; puis, se reculant un peu, elle le regarda et dit : « Oh qu’il est beau, habillé en noir ! » et se rejeta dans ses bras.

Édouard la calma du mieux qu’il put et demanda : où est maman ?

Un geste lui fit comprendre qu’elle était dans la chambre mortuaire.

Il y entra.

Il alla à elle ; elle ne le vit pas.

Il se tint quelques instants, en contemplation devant le corps inerte et la figure figée et s’agenouilla à côté du cercueil.

Alors, il pleura.

Les deux premières nuits, il ne voulut pas dormir et veilla toute la nuit. — Il serait toujours assez tôt séparé des restes de son père.

La troisième nuit, il n’y tint pas et dut se coucher.

Il semble, au premier moment, que la douleur doive abolir toutes les facultés et permettre de se désoler indéfiniment ; mais, la nature humaine est là, qui apporte l’oubli, dans le sommeil.

Il dormit mal et fut obligé de prendre sur lui, pour ne pas verser de nouvelles larmes, quand il se réveilla, brisé, et qu’il se retrouva de nouveau dans la chambre mortuaire.

On avait usé d’autorité pour forcer madame Leblanc à prendre du repos.

Elle refusait, disant : « Qu’est-ce que ça fait que je me fatigue : je suis vieille et je ne suis plus bonne à rien. » Les supplications de Marie-Louise eurent raison de son obstination ; et pendant que les autres priaient dans la chambre mortuaire, Marie-Louise, elle, en compagnie de Blanche Coutu, veilla sur le sommeil de sa mère.

Sa douce influence fut heureuse ; et, le matin des funérailles, madame Leblanc était plus calme et plus courageuse.

Le cortège funèbre se forma.

Édouard marchait en tête, avec les autres parents.

Sur son passage, on disait : « monsieur Leblanc a laissé un garçon qui ne lui fera pas déshonneur. »

Inconscient de l’attention dont il était l’objet, il marchait gravement derrière les chevaux caparaçonnés de noir, qui emportaient, dans la longue boîte carrée, aux poignées d’argent, ce qui avait été son père.

Le prêtre vint recevoir le corps et lui donner l’accueil que l’Église accorde à la dépouille de ses enfants.

Édouard fondit en larmes, quand résonna le chant pathétique du Dies iræ.

Tout le reste du service funèbre, il fut secoué par les sanglots : il y a quelque chose que nous ne pouvons supporter sans révolte dans le fait d’une personne aimée, couchée et clouée entre quatre planches pour toujours ; les chants liturgiques viennent faire fondre en larmes et en prières notre impuissance à faire revivre celui qui, couché là, immobile, n’entend pas les pleurs versés sur lui.

On reconduisait le corps au charnier, où il allait passer l’hiver, chose inerte et gelée.

Édouard s’en retournait, le froid du charnier au cœur, quand le curé l’arrêta et lui dit : viens avec moi, Édouard, je voudrais te parler.

L’acte de décès avait été dressé et signé ; ils se rendirent au presbytère.

Le curé fit entrer Édouard dans sa chambre.

Elle était propre, grande et bien éclairée. Beaucoup de désordre, par exemple, résultant du nombre incroyable de livres et de meubles. Deux grands fauteuils s’y faisaient vis-à-vis.

Le curé en prit un et invita Édouard à s’asseoir dans l’autre.

J’ai pensé, Édouard, que tu aimerais à avoir des détails sur la mort de ton père.

— Vous avez bien pensé, monsieur le Curé, je vous en suis très reconnaissant.

— Ton père a été pris d’un malaise subit, vers les deux heures, le lendemain de Noël. Il venait justement de se rendre à son bureau ; il est retourné chez vous et il a dit à ta mère qu’il ne se sentait pas bien. Il s’est tout de suite trouvé plus mal ; on a appelé le médecin, qui m’a fait demander sans retard. Ton père n’a pas beaucoup souffert, mais ses forces baissaient rapidement. Je l’ai administré ; il s’est confessé et a communié avec beaucoup de dévotion, avec une piété rare… C’était un brave homme, ton père ; j’espère que tu lui ressembleras. Je suis demeuré avec lui, quelque temps. Finalement, il a perdu connaissance ; juste à ce moment, on est venu me chercher, pour un autre malade ; je ne l’ai pas revu, mais il n’est pas revenu à lui jusqu’à la fin.

— Pensait-il qu’il allait mourir ?

— Oui ; il me l’a dit. Depuis son accident du mois d’octobre, il ne croyait pas en avoir pour longtemps. C’est ce qu’il me répétait, quand il venait me voir. Et il avait mis toutes ses affaires en ordre, pour parer à une surprise possible.

— Pauvre père !

— Il a fait des adieux touchants à ta mère ; il l’a remerciée du bonheur qu’elle lui avait donné, et il lui a demandé de ne pas penser à lui quand il serait parti, mais à vous autres.

Édouard écoutait, les yeux pleins d’eau.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle a répondu qu’il lui demandait l’impossible, qu’elle penserait toujours, toujours à lui ; mais lui a promis de vivre pour vous. Ils se sont alors embrassés en pleurant.

— Oh ! fit Édouard, comme elle a dû souffrir.

Et il ne s’apercevait pas que de grosses larmes lui coulaient le long des joues.

— Voyons, voyons, dit le curé ; calme-toi. Veux-tu revenir : nous finirons une autre fois ?

— Non ; achevez, monsieur le Curé.

— Pendant tout ce temps, ton père avait la main sur la tête de Marie-Louise, qui était prosternée à côté de son lit, et il lui caressait doucement les cheveux. Les forces commençaient à lui manquer, il a fait un effort pour se ressaisir, puis il a dit à Marie-Louise d’être toujours bonne enfant. Elle pleurait, cette pauvre petite, à fendre le cœur. Ta mère, elle, était plus calme et se contenait, pour ne pas attrister ton père. Il dit : j’aurais bien aimé à voir Édouard…… Ç’a été tout : il a perdu connaissance et est allé ensuite, en déclinant.

— Il n’a pas beaucoup souffert ?

— Non. Tu étais loin de t’attendre à sa mort ?

— Ça m’a absolument jeté par terre.

— Pauvre enfant, dit le bon curé, — qui n’avait pas tant fait venir Édouard pour lui raconter la fin de son père, que pour lui remonter le moral. — Et ça va un peu mieux ? continua-t-il. Ne te laisse pas trop abattre. Ta mère est-elle un peu plus résignée, aujourd’hui ? J’irai la voir, ces jours-ci.

— Elle se laisse soigner et prend un peu de nourriture. Heureusement, Marie-Louise fait tout ce qu’elle veut d’elle.

— Une bonne enfant, cette petite Marie-Louise. Sois bon pour elle. C’est toi qui es le chef de la famille, à présent. Ça va te vieillir. As-tu songé à ça ? Il va falloir que tu fasses un peu oublier, à Marie-Louise et à ta mère, l’absence de ton père.

— Je ferai de mon mieux, monsieur le Curé.

— Oui ; continue à faire comme quand ton père vivait et tu feras très bien. Ce sera le meilleur moyen d’apprendre à le remplacer. Il faudra que tu le remplaces dans la famille et auprès du public, tu sais ; qu’on dise qu’il a laissé un fils digne de lui.

Le curé continua encore quelque temps, sur ce ton. Il parlait de résignation chrétienne et d’espérances à la vie future. Et il ajouta :

« La meilleure manière d’être fidèle au souvenir des disparus, c’est d’agir comme s’ils existaient encore et de continuer à mettre leurs leçons en œuvre, et de continuer ainsi de mériter leur amour. Demande-toi, quand tu auras une décision à prendre : qu’est-ce que mon père m’aurait conseillé ? et agis en conséquence. Tu seras alors fidèle au souvenir du défunt et tu feras revivre ton père en toi. »

Édouard le remercia de ses bonnes paroles et s’en fut, non pas consolé, mais résigné et fortifié.

Il arriva à la maison comme on se mettait à table.

Le dîner fut triste. Tous faisaient leur possible pour garder leur calme et contenir leur chagrin ; mais, à chaque instant, le courage leur faisait défaut : ils se levaient, étouffaient un sanglot, et se retiraient pour passer un accès de larmes.

Après le dîner, dans le courant de l’après-midi, tous les parents prirent congé, le soin de leurs ménages et de leurs affaires les rappelant, et Édouard demeura seul dans la grande maison, avec sa mère, sa sœur et les tout petits.