Les vermoulures/14

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CHAPITRE XIV.

Le printemps sous la neige


La vie avait repris son train normal, chez Leblanc.

L’apaisement se faisait peu à peu dans ces pauvres cœurs meurtris.

Ils passaient maintenant par cette période de mélancolie lasse et résignée, qui succède aux grandes crises — et qui ne manque pas d’une certaine douceur, quand on est encore plusieurs à s’aimer.

Une dizaine de jours restaient à Édouard, avant de remonter à Montréal, subir son examen. Il passait ses journées avec sa sœur et sa mère. Marie-Louise et lui s’étaient concertés pour ne jamais laisser madame Leblanc seule ; et la pauvre mère, entourée d’affection et de marques de tendresse, cessait de pleurer et souriait à ses chers enfants.

Jeanne, Paul et les autres jeunes étaient en vacances et se trouvaient à la maison ; cela la distrayait et l’occupait.

Il faisait très beau, et madame Leblanc, gardant, les enfants, disait, quand arrivait l’après-midi : Édouard, tu vas emmener ta sœur faire une promenade.

Elle ne voulait pas que Marie-Louise perdit, à cause de son chagrin, ses belles couleurs et toute gaieté.

Accord touchant, Édouard et Marie-Louise soignaient et distrayaient leur mère, qui le leur rendait, à son tour. Ils partaient alors et faisaient de longues marches, par les chemins de neige durcie, qui craquent joyeusement sous les pieds. Le grand air et l’exercice les faisaient revenir (presque gais ; ils s’en apercevaient, et chacun, tout en se le reprochant presque pour lui-même, en était heureux pour l’autre. — Tous les deux n’en ressentaient pas moins l’effet bienfaisant.

Le soir, après souper, pendant que les enfants s’amusaient discrètement, on lisait et on causait. Les premiers soirs, il était certain sujet dont on ne parlait pas ; et, pour l’éviter, il se faisait, parfois, des silences pénibles. Mais, maintenant qu’ils étaient plus sûrs d’eux, ils causaient avec attendrissement du cher disparu. Ils se rappelaient sa bonté et le grand charme qu’était sa présence ; ils en parlaient avec un plaisir triste et lui faisaient encore une place dans leur vie.

Une après-midi que sa sœur était occupée, Édouard sortit seul.

Il faisait un temps superbe. Debout sur les premières marches du perron, Édouard regardait l’immense étendue blanche. L’hiver, l’Île ne faisait qu’un avec la terre ferme, à cause du pont de glace, au-delà duquel sa masse verte avait l’air suprêmement attirant. Cette verdure, tranchant avec le blanc de la neige était infiniment attrayante. Aux deux extrémités de l’Île et partout, l’horizon blanchissait sous la neige.

Et sur la poudre fine et mouvante, qu’agitait une légère brise, du ciel tombait la grande gaieté du soleil.

Édouard descendit ; et son long paletot noir se profila sur l’éblouissant tapis.

De le voir marcher, sur la route, peuplait un peu ce paysage d’hiver, où rien ne vivait.

Dans le village, il rencontra le notaire Roy, un confrère et un vieil ami de son père.

— Bonjour Édouard.

— Bonjour, monsieur Roy.

— Ça va un peu mieux ?

— Il le faut bien.

— Et chez vous ?

— Tous sont aussi bien que possible.

— J’espère que ça ira encore mieux. À propos, tu sais, sans doute, que c’est chez moi que ton pauvre père avait déposé son testament.

— On m’a dit cela.

— Quand tu voudras en prendre connaissance….

— J’en connais la substance…

— Je me mets à votre disposition pour tout, ne l’oublie pas, et dis-le à madame Leblanc : je serai heureux de veiller sur vos affaires, en attendant que tu aies le temps de t’en occuper toi-même ; ça me fera extrêmement plaisir de faire cela en souvenir de mon vieil ami.

— Merci, monsieur Roy ; au revoir.

— Au revoir.

Édouard continua son chemin, ému de la sympathie que lui montrait chacun et retrouvant à chaque pas des souvenirs de son père et la preuve de ses grandes qualités, dans le nombre de sincères amis qu’il avait laissés.

À quelques pas du village et descendant la route qui y conduit, il vit venir une jeune fille.

C’était Blanche Coutu.

Elle revenait de s’acquitter d’une commission, un paquet sous le bras, et s’en retournait chez elle.

Blanche Coutu, dont on a dû deviner les qualités de cœur et d’esprit, à l’amitié que Marie-Louise avait pour elle et à l’estime où elle la tenait, comme aussi au dévouement et à la sympathie qu’elle avait témoignés à Marie-Louise, dans ces derniers temps, était âgée de vingt-trois ans. Elle était brune, de taille moyenne et bien prise. Ses yeux brun foncé semblaient généralement noirs, sous la masse noire de ses cheveux. Elle avait l’air très sérieux — presque trop — et posée. Mais quand elle souriait, la tête en arrière, montrant les délicieuses attaches de son cou, l’émail de ses dents faisant risette au soleil, elle était d’une jeunesse irrésistible et la teinte brune de ses yeux devenait chatoyante et chaude comme une caresse. — C’est ce que trouva Édouard.

Il hésitait à l’aborder. Elle le tira d’embarras en lui parlant la première : bonjour, monsieur Leblanc.

— Bonjour, mademoiselle.

— Comment est Marie-Louise ?

— Bien, mademoiselle ; je vous remercie.

— Vous vous promenez ?

— Comme vous voyez ; je prends l’air. Vous aussi, mademoiselle ?

Oh ! moi, je suis sortie par affaire, dit-elle, en souriant.

Tout en parlant, elle avait continué à marcher. Édouard l’avait suivie, et ils se trouvèrent se promenant côte à côte.

Voulez-vous me permettre, dit-il, en désignant le paquet qu’elle portait ?

— Volontiers.

Et elle le lui confia, avec cet air de faire une faveur qu’ont les jeunes filles, quand elles acceptent les services de leurs concitoyens.

N’est-ce pas qu’il fait très beau, mademoiselle ? dit Édouard, désireux de ne pas laisser tomber la conversation, et pourtant incapable de montrer grand entrain.

Blanche comprit ce qu’il ressentait et eut pitié de son embarras.

Elle le fit parler, le questionna et l’entretint tant et si bien qu’il était charmé et qu’il racontait tout ce qu’il savait, de lui-même.

Ils arrivèrent chez la jeune fille.

Je n’ose pas vous prier de monter, dit-elle.

Et moi, dit-il, je n’oserais pas entrer.

— Alors, ce sera pour une autre fois. Au revoir, monsieur Leblanc ; merci beaucoup.

Au revoir, mademoiselle : dit-il, en s’inclinant profondément.

Édouard ne parla à personne de sa rencontre. Dans le courant de la soirée il dit, comme par hasard, à Marie-Louise : il me semble que mademoiselle Coutu ne vient plus aussi souvent ?

— C’est à cause de toi, mon cher.

— Pourquoi ça ? Comment ?

— Elle suppose que j’ai moins besoin d’elle, quand tu es ici.

— C’est me faire beaucoup d’honneur ; mais je ne voudrais pas te priver de sa compagnie.

— Et puis, il y a une autre raison.

— Laquelle ?

— Tu comprends qu’elle ne voudrait pas que les gens imaginent qu’elle vient ici pour toi, ni que tu le penses, toi-même.

— Par exemple ! C’est à croire !

— C’est comme cela.

— Elle a bien tort.

— Oui ; mais je crois qu’elle va venir ce soir ; je le lui ai demandé ; j’ai besoin d’elle.

— Ah !

— Es-tu content ?

— Je n’ai pas lieu d’être fâché.

Marie-Louise ne dit rien, mais elle jeta à la dérobée un tendre regard vers son frère, un regard de sœur ingénieuse et aimante.

À sept heures, Blanche arriva.

Elle dit bonsoir à Édouard et embrassa madame Leblanc. Louise l’emmena dans sa chambre, où elles s’occupèrent de couture, jusque vers neuf heures, tout en causant amicalement et affectueusement.

Elles se complétaient admirablement bien et s’entendaient à merveille : Louise, blonde, un peu frêle, rieuse et aimante ; sa compagne, plus forte de corps et de caractère quoique également tendre et affectueuse.

Simples, naturelles et bonnes enfants, toutes les deux pleines d’esprit et même quelque peu malicieuses.

Blanche apparut dans le boudoir, coiffée, habillée et prête à partir.

— Imagine-toi, maman, qu’elle ne veut pas rester coucher avec moi ; je ne sais plus quoi faire pour la retenir.

Elle a, sans doute, ses raisons, dit madame Leblanc.

— Il faut absolument que je retourne à la maison. Viens me voir, à ton tour, Marie-Louise.

Édouard va vous accompagner, Blanche, dit madame Leblanc.

— Je vous remercie, madame : il n’est pas tard et les chemins sont bien sûrs.

— C’est plus prudent.

— Mais, je ne voudrais pas déranger monsieur Leblanc.

— Ça ne me dérangera pas du tout, mademoiselle.

— Alors, venez.

Il ne se le fit pas dire deux fois.

Comme la nuit était très sombre et qu’on voyait à peine le chemin, Édouard offrit son bras à sa compagne.

Elle y posa simplement la main ; mais, à un passage difficile, elle dut s’accrocher à lui, pour ne pas tomber, et elle laissa ensuite son bras reposer sur le sien.

Ils parlèrent des événements douloureux de Noël. Elle le plaignit sincèrement et gentiment ; il la remercia et lui dit tout ce qu’il lui devait, surtout pour les bontés qu’elle avait eues pour sa sœur. Blanche répondit qu’elle n’avait pas grand mérite : elle aimait tant Marie-Louise.

Mais Édouard n’était pas beaucoup à la conversation ; il subissait le charme de sa compagne et pensait à ce bras qu’il sentait appuyé contre le sien : il éprouvait qu’il irait loin, comme cela.