Les vermoulures/16

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CHAPITRE XVI.

L’éternel refrain


— Bonjour, mon cher Édouard, mon cher petit frère !

Et Marie-Louise riait et pleurait presque, et le dévorait de baisers.

C’était sur lui, depuis la mort de son père, que se reportait le trop plein d’affection de son petit cœur sensible et aimant.

Ce soir-là, comme il descendait des chars, pâle, blond, et vêtu de noir, après avoir obtenu le titre tant convoité d’avocat, elle ne savait plus assez lui témoigner son affection.

Ne me mange pas, ma petite Marie-Louise, qu’il en reste pour les autres, dit-il, en souriant.

Madame Leblanc les attendait, à la maison, et des larmes de regret, de fierté et d’amour lui vinrent aux yeux, en pressant son fils dans ses bras.

On ne veilla pas tard : la fatigue et l’état de sensibilité nerveuse de chacun ne le permettaient pas.

Au milieu des félicitations, Édouard fit un bref récit des péripéties de l’examen, de l’attente et de l’annonce des résultat et le plaisir de la réussite.

Madame Leblanc se retira alors ; et bientôt, dans la grande maison, sur laquelle planait le souvenir de l’absent, la nuit bienfaisante apporta à tous le sommeil. — À tous, sauf à Édouard.

Il songea longtemps à la brune amie de sa sœur et se demanda ce qu’elle dirait en apprenant son succès. Et ce fut en murmurant son nom qu’il s’endormit.

Rien d’étonnant à ce qu’il fût avide d’amour et à ce que, au moment où Blanche se demandait s’il pensait à elle, il songeât, lui-même, à elle avec complaisance. Des chagrins comme celui que lui avait causé la mort de son père sont adoucis par l’amour d’une mère et l’affection d’une sœur, mais il est un sentiment d’une nature non moins profonde, qui guérit toutes les douleurs. Et puis, n’est-ce pas la loi de la nature que la mort engendre l’amour et que, sur les débris d’un vieil arbre fleurisse un arbuste nouveau.

Au matin, la famille se trouva réunie pour quelques jours d’intimité et de repos, pendant lesquels Édouard allait prendre une décision.

Il n’avait encore aucun projet déterminé, au sujet de son établissement.

Son père voulait le faire voyager un peu, après ses examens ; ensuite, on eût vu…

Maintenant, l’idée de voyager et de se distraire loin des siens ne souriait plus à Édouard.

Il voulait se donner quelques jours de repos et de réflexion et ensuite se mettre au travail.

Il passa l’avant-midi avec sa sœur et sa mère, suivant cette dernière comme autrefois quand il était tout petit et qu’il lui tenait compagnie toute la journée. Tout en causant, il lisait une lettre de Ricard, reçue le matin.
Mon cher ami,

Tu vas trouver que je ne tarde pas à t’écrire.

Tu jouis, maintenant, d’un repos bien mérité, après toutes tes peines et tous tes travaux.

Puissent les réflexions que tu vas faire être heureuses et fécondes en décisions pratiques.

Tu te demandes, je suppose, si tu vas t’établir à la campagne ou à la Ville : grave sujet de réflexion. Chaque côté a ses avantages. À la campagne, tu réussiras plus vite, mais tu n’iras pas aussi loin ; en Ville, étant donnés tes talents et les qualités de travail que je te connais, je crois que tu finiras par percer, même en commençant tout seul, mais que de temps cela te prendra !

Connaissant tes goûts, je te dirais : demeure à la campagne, si je ne savais tes légitimes ambitions, qui me feraient te dire : va en Ville.

Je suis sûr que tu pèseras bien le pour et le contre et que, sachant que la décision que tu prendras en est une qu’on ne peut changer souvent ni à la légère, tu ne prendras parti qu’à bon — escient, mais, qu’une fois décidé, tu mettras dans ta détermination tant de travail et de volonté qu’il faudra bien que la chance te sourie.

Que te dirai-je de moi ? Je me laisse vivre, tout en me livrant, pour mon compte, à des réflexions analogues.

Je lis et j’écris beaucoup, et le temps passe, léger et bien employé.

Tiens-moi au courant de ce que tu fais et de ce que tu décideras et crois-moi toujours,

Ton meilleur ami,
Louis Ricard.

Après dîner, Louise dit à son frère : mets-toi beau ; je t’emmène quelque part avec moi.

Madame Leblanc sourit avec indulgence et dit à ses enfants : ne revenez pas trop tard.

— Soyez sans crainte, maman ; nous serons ici pour le souper.

Ils partirent pour chez Coutu, où Louise emmenait son frère, fière de le montrer à son amie, — et avec quelque autre arrière-pensée, peut-être.

Ce fut Blanche qui vint à la porte ; et son empressement à ouvrir eût pu faire supposer qu’elle les attendaient.

Ils parlèrent examens, naturellement.

Louise demanda : n’est-ce pas qu’il est beau, mon avocat ?

C’était une question embarrassante. Blanche eut bien répondu dans l’affirmative, mais elle se contenta de dire : oui, son titre lui va bien.

— Vous êtes content d’être reçu, monsieur Leblanc ?

— Oh ! oui, mademoiselle.

— Vous devez être fier de n’avoir plus à étudier.

— Je n’ai plus d’examens à préparer ; mais il faudra que j’étudie toute ma vie : chaque cause est une nouvelle étude.

— Que je vous plains donc : vous ne pouvez jamais vous reposer, vous autres les hommes.

— C’est affaire d’habitude.

— Je crois que je ne serais pas capable de prendre cette habitude-là.

— Vous n’en avez pas besoin.

Heureusement, dit-elle, en souriant.

Il fallut prendre congé.

Le long du chemin, Édouard était songeur.

À quoi penses-tu donc, lui demanda sa sœur ?

— À toutes sortes de choses.

— Encore ?

— Je te dirai ça.

En gentille petite sœur, Marie-Louise n’insista pas. Elle attendit, croyant bien savoir un peu à quoi songeait son grand frère.

Dans le courant de la semaine, Édouard reçut une lettre de ses anciens patrons, Langlois et Alarie, chez qui il avait fait sa cléricature.

Cette lettre était ainsi conçue :

Montréal, 16 janvier 190….

Langlois et Alarie,

Avocats.

Édifice de l’Assurance Royale,

2, Place-d’Armes,
Chambre 50.

M. Édouard Leblanc, Avocat,

Saint-Germain.

Monsieur,

Nous avons appris avec plaisir la nouvelle de votre succès à l’examen du Barreau.

Nous espérons que vous en avez été très satisfait, vous-même, et que vous commencez, maintenant, à vous remettre de vos fatigues.

Depuis votre passage au bureau, les affaires ont beaucoup augmenté et le besoin d’un nouvel avocat, pour aider à expédier les affaires, se fait grandement sentir.

Nous souvenant de votre ardeur au travail, de votre entente des affaires et de votre parfaite courtoisie, nous avons songé à vous.

S’il vous plaît d’accepter cette offre, nous serions prêts à vous donner soixante-quinze dollars ($75.00), par mois.

Dans l’espérance d’une réponse prompte et favorable, nous demeurons, monsieur, vos dévoués,

Langlois & Alarie.


C’était une proposition fort inattendue et très flatteuse.

Elle n’était pas moins avantageuse : bon salaire en perspective, initiation aux affaires, renom et prestige d’un grand bureau, tout cela n’était pas à dédaigner.

C’était un beau commencement ; son avenir assuré, peut-être.

Édouard, qui savait tout le prix que sa mère et sa sœur attachaient à sa présence et toute la consolation qu’elle leur était leur communiqua cette lettre à contre-cœur et leur demanda conseil.

Pars, lui dit madame Leblanc : tu ne peux pas laisser échapper une pareille chance.

— C’est que la ville ne me tente pas.

— Va te faire un nom et une fortune ; tu reviendras.

Cet avis comblait les secrets désirs d’Édouard. Cependant, il fit des objections, pour la forme.

Madame Leblanc ne fut pas dupe et lui dit : je sais que tu feras un sacrifice en nous quittant, mais c’est moi qui te le demande. — Oh ! les touchantes ruses de l’amour…

Édouard l’embrassa, pour cacher son émotion.

Il répondit à Langlois & Alarie qu’il acceptait et annonça son arrivée dans une semaine.

Il ne voulut pas partir sans avoir revu Blanche Coutu.

Il y alla, une après-midi, et il la trouva seule.

Blanche le reçut très aimablement, mais elle, d’habitude si maîtresse d’elle-même, elle se sentit intimidée en se trouvant, pour la première fois, en tête-à-tête.

Prétextant avoir quelque chose à dire à sa mère, elle sortit un instant du salon, et quand elle revint, elle avait réussi à surmonter son trouble et sut le dissimuler.

Édouard lui annonça qu’il partait pour Montréal ; la douleur lui monta aux yeux et sa main se tendit involontairement vers le jeune homme pour le retenir.

Je regrette, dit Édouard, qu’il me faille si tôt cesser de vous voir, après vous avoir connue depuis si peu de temps. — Ces jeunes gens, ils ne savent que faire des ravages et partir, ensuite, sans les réparer.

Il avait beaucoup d’inclination pour Blanche et n’était pourtant pas assez clairvoyant pour apercevoir ce qu’elle ressentait pour lui.

Il eût mérité de perdre ce trésor.

Vous serez regretté ici, dit Blanche, avec aux lèvres un petit sourire nerveux qui eût pu se changer en un sanglot.

— Moi aussi, je regretterai les gens d’ici.

Blanche possédait une jolie voix ; il lui demanda, comme une faveur, de lui chanter quelque chose, voulant, disait-il galamment, que son dernier souvenir d’elle fut plus vivace. Elle accepta et se mit au piano.

Il tournait les pages de la romance, Tu me diras, de Chaminade.

Tout-à-coup, la voix de la chanteuse faiblit et elle dut s’interrompre.

Qu’avez-vous, mademoiselle, demanda Édouard, surpris, en la regardant plus attentivement ?

Les pleurs l’aveuglaient ; elle jeta sur lui un regard qu’il comprit.

Blanche, — et ce nom lui vint tout naturellement aux lèvres — Blanche, qu’avez-vous ? Ne pleurez plus : Je vous aime.

Il était à genoux devant elle.

Il la conduisit à un siège ; et là, courbé vers elle, il la consola comme une enfant, mettant du soleil dans son chagrin et faisant venir le sourire à ses lèvres, qui tremblaient tellement encore qu’elle en faisait pitié, la pauvrette.

Ce sont des moments délicieux et ineffables comme celui-là qui nous font, plus tard, regretter notre jeunesse.

Il lui parlait tout doucement, faisant passer dans son amour toute la force et la caresse de sa jeunesse pure.

Sans jamais l’avoir appris, il savait parler d’amour ; et Blanche croyait rêver.

Ils dirent tout : lui, son besoin d’amour et d’affection, et son désir de se consacrer à son bonheur ; elle, sa tendresse timide et lointaine, et les trésors de dévouement qu’elle voulait prodiguer pour lui.

Longtemps ils se parlèrent ainsi ; ils se promirent de s’aimer toujours, de s’écrire et de se revoir le plus tôt possible.