Les vermoulures/15

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CHAPITRE XV.

L’épreuve décisive


À Saint-Germain, Blanche pensait à Édouard et se disait, peut-être avec un tout petit peu de dépit amoureux :

« Depuis trois ans que je l’aime,… s’il pouvait finir par s’en apercevoir. »

On était rendu au deuxième mardi de janvier, jour de l’examen pour l’admission à la pratique du droit, et Édouard, l’objet de ces pensées, était attablé en face d’un cahier blanc, qu’il s’agissait pour lui de noircir savamment, sous peine d’être refusé à l’examen. Tâche doublement difficile ; car il ne suffit pas de savoir seulement, à un examen : il faut de plus beaucoup de présence d’esprit et de contrôle de ses nerfs.

Édouard était arrivé à Montréal la veille ; il était allé tout droit chez Ricard. Celui-ci l’avait reçu à bras ouverts et, par son cordial accueil l’avait fait se retrouver un peu chez lui, en Ville.

As-tu étudié, durant mon absence, lui demanda Édouard ?

— Tout le temps ; mais ça n’allait pas aussi bien qu’à deux. Hier, cependant, j’ai cessé de travailler : il faut se reposer un peu la tête pour bien passer. Je me suis promené, je suis allé voir les amis et j’ai lu des poésies. Tel est de l’emploi de mon temps le véridique récit.

— Moi, je n’ai guère eu le loisir d’étudier, tu comprends. J’en aurais été absolument incapable, du reste. J’étais, heureusement, prêt longtemps à l’avance.

— Et tu n’es pas trop fatigué ?

— Non ; je me suis remis de mes fatigues, là-bas, en dépit de tout mon chagrin.

Ils causèrent ensuite, quelque temps, de la mort de monsieur Leblanc, et Édouard raconta ses regrets à son ami.

C’est assurément une perte irréparable, dit Ricard, mais il y en a qui sont bien plus affigés que toi. Ton père est mort à un âge avancé. Pense donc à ceux qui ont perdu leur père, jeunes encore : leur sort est infiniment plus malheureux que le tien. Je ne parle pas de l’appui dans le monde que ce père aurait pu être pour eux ; mais jamais ils n’auront joui de ses conseils et de ses amitiés. Quelle privation !

— Oui, je regrette beaucoup mon père ; mais de ne l’avoir pas connu me ferait souffrir encore beaucoup plus.

Nous nous rendrons à l’examen ensemble, si tu veux, dit Ricard ; viens me prendre, demain matin.

— C’est convenu.

Quand ils arrivèrent à l’Université, ses camarades saluèrent Édouard avec une sympathie respectueuse ; et plusieurs vinrent lui serrer la main.

La même attention discrète lui fut témoigné par les examinateurs, instruits de son malheur. L’un d’eux, avisant une place près d’une fenêtre et bien en lumière, lui dit avec prévenance : asseyez-vous ici, monsieur, vous serez mieux.

Après les formalités nécessaires pour empêcher les fraudes dans la mesure du possible, on dicta les questions et l’examen commença.

Les examinateurs se promenaient de long en large, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, jetant des coups d’œil sévères sur les aspirants, qui mettaient ou tâchaient de mettre toute leur science sur le papier. Ils répondaient brièvement aux questions des étudiants, soit pour les renseigner, soit pour leur dire qu’ils ne le pouvaient pas, quand la question en était une à laquelle l’élève devait trouver la réponse lui-même. L’un des examinateurs, cependant, s’arrêtait quelque fois devant un élève plus en peine que les autres, et, pour ne pas lui voir ronger plus longtemps son manche de plume, il lui soufflait un bout de réponse.

Assis loin les uns des autres, dans la grande salle lumineuse, les étudiants ne chômaient pas : ceux qui savaient ne suffisaient pas à tout écrire, et ceux qui ne savaient pas ne suffisaient pas, hélas, à chercher.

Quelques-uns étaient allés, avant l’examen, à Notre-Dame-de-Lourdes et y avaient allumé des cierges qui brûleraient pendant qu’ils travailleraient ; d’autres, trouvant leur confiance ailleurs, trompaient la surveillance des examinateurs et devenaient, à l’aide de leurs livres de véritables puits de science.

C’était une ressource suprême dont Édouard n’eût pas voulu.

L’étudiant qui passait son examen près de lui, lui demanda la réponse à une question. Qu’on le blâme si l’on veut, mais Édouard la lui dit, se gardant bien, par exemple, d’écrire autre chose que ce qu’il savait par lui-même. Cette première séance prit fin ; Ricard et Édouard se hâtèrent de s’éloigner pour aller dîner avant la seconde, qui commençait à deux heures.

Une lettre de Marie-Louise attendait Édouard, lettre qui ne pouvait mieux arriver, pour le distraire et l’encourager.

Marie-Louise écrivait :
Cher Édouard,

La maison, qui était si vide, hélas, au jour de l’An, s’est encore agrandie, depuis ton départ. Hâte-toi de revenir, cher avocat : ta présence est, maintenant, celle que nous aimons le mieux.

Comment vont les examens ? S’ils marchent comme nous te le souhaitons, tu n’auras pas grand’misère.

Veux-tu me dire ce que tu as fait à Blanche ? Elle est toute triste depuis que tu es parti. Il faudra que tu répares cela, quand tu reviendras.

Maman est presque bien maintenant : elle va tous les jours à l’église et je l’accompagne. Nous prions pour papa et pour le succès de tes examens.

Tu ne nous quitteras plus quand tu seras reçu, et nous serons peut-être encore un petit peu heureux, grâce à toi. Nous aimerons tant maman et nous en aurons si bien soin, que sa douleur s’adoucira.

Mais ce ne sera jamais comme avant.

Pardonne-moi de ne pas t’avoir parlé uniquement de tes examens : ils doivent te tenir tant à cœur.

Passe-les bien et reviens vite, pour que nous nous aimions, tous ensemble.

Ta petite sœur qui t’aime et qui t’embrasse bien fort,

Marie-Louise.

Édouard passa par chez Ricard ; et tous deux se trouvaient à l’Université à deux heures.

Les autres étudiants étaient aussi rendus ; mais, à la grande surprise de tous, on ne commençait pas.

Chez les examinateurs, grand émoi ; allées et venues précipitées et consultations mystérieuses.

Qu’est-ce qu’il y a donc, se demandait-on ?

L’appariteur passa.

Allez-vous bientôt ouvrir la salle de l’examen, lui demanda-t-on ?

— Tout à l’heure : les examinateurs sont occupés.

— Mais est-ce que leur tâche ne devrait pas être de nous examiner ?

— Ce ne sera pas long ; il y a quelque chose de particulier.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il y a substitution de personnes, leur dit-il, confidentiellement.

En est-on sûr, demanda Édouard ?

— On fait une enquête.

— Et si on découvre ce qui en est ?

— Celui qui a voulu se faire passer pour un étudiant et se présenter à sa place, pour lui faciliter l’examen, ira peut-être en prison.

— C’est sévère.

— On ne peut toujours pas approuver ça.

Je crois, en effet, que c’est une œuvre de charité qu’il ne faut pas encourager, dit finement Ricard.

Les étudiants rirent et attendirent plus ou moins patiemment.

L’enquête faite, on reconnut qu’il y avait réellement eu personnification ; la copie du personnificateur fut gardée comme pièce à conviction et l’examen se continua.

Cette seconde séance était la dernière de l’examen ; chacun se mit à l’œuvre avec entrain, encouragé par la pensée que c’était la fin.

Édouard y allait de si bon cœur qu’il termina une demi-heure avant tous les autres.

Il remit sa copie et sortit.

Un examen de plus.

Il se promenait près de la porte de la salle ; Ricard vint le rejoindre.

— Ah ! mon bon, quelle délivrance ! Es-tu satisfait ?

Oui, dit Édouard : je suis passé.

— J’ai tout lieu de le croire, moi aussi.

Ils se rendirent compte, tous les deux, de leurs risques de faillir et convinrent que c’était impossible.

Mais on n’est jamais absolument certain de son affaire, tant que les résultats officiels ne sont pas connus.

Ils furent enfin proclamés, ces résultats ; et Ricard ainsi qu’Édouard purent lire leurs noms sur la liste des heureux.

Maintenant, c’est à la formalité de l’examen oral qu’on procède.

Les étudiants entrent et sortent, à la file.

À mesure qu’ils passent, le secrétaire du Barreau leur administre le serment d’office, qu’il accompagne d’une bonne poignée de main, et… ils sont avocats.

Détails significatifs, on ne s’attarde plus à se féliciter, comme après l’examen de l’Université. Tout de suite, on est des concurrents — et des adversaires — dans la lutte pour la vie.

Chacun part et va de son côté, où l’appellent ses affections et ses intérêts.

Le lien est brisé.

Quelques uns, cependant, ont l’amitié plus solide ; et c’est ce qui explique qu’Édouard et Ricard prirent ensemble la route du bureau du télégraphe, pour annoncer l’heureuse nouvelle à leurs familles.

Chacun d’eux prenait le train, dans quelques heures, pour une destination différente.

Tu m’écriras, dit Ricard.

— Oui ; et puissions-nous nous revoir, le plus tôt possible.