Les vermoulures/26

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CHAPITRE XXVI.

Le revoir


On était rendu au milieu d’août et la chaleur était accablante en Ville.

Tous ceux qui l’avaient pu s’étaient enfuis à la campagne ; et sur la rue Saint-Jacques, la rue des hommes d’affaires, plusieurs ne faisaient que des apparitions périodiques. On voyait maintenant passer sur la Place-d’Armes beaucoup plus d’Américains et d’Américaines en voyage de plaisir que d’avocats et de gens d’argent.

Les Américains du sud des États-Unis pour qui la chaleur de Montréal n’était qu’une brise rafraîchissante, inspectaient nos monuments, faisaient l’ascension des tours de Notre-Dame et jetaient des oh ! et des ah ! d’admiration et de curiosités satisfaites ; et payaient grassement nos cochers montréalais.

Les rares passants cherchaient le côté de l’ombre et se hâtaient à l’ouvrage, afin de finir leur journée plus vite et de fuir plus tôt le centre de la Ville et l’asphalte surchauffé.

C’était le samedi après-midi ; Édouard était remonté à sa chambre et se préparait au départ pour chez lui ; car si sa position de jeune avocat ne lui permettait pas de faire comme ses patrons et de s’accorder un ou deux mois du villégiature intermittente, du moins avait-il obtenu quinze jours de vacances.

Peu accoutumé aux chaleurs de la Ville, il suait sang et eau, en rangeant ses effets et en empilant dans sa valise ceux qu’il se proposait d’apporter.

Il vidait ses tiroirs et remuait une foule de vieilles choses entassées là, depuis tantôt quatre ans qu’il était le locataire de cette chambre. Une lettre qu’il aperçut attira son attention ; il l’ouvrit et la relut.

C’était une lettre d’Auguste Lavoie, déjà vieille de plus d’un mois, datée de Québec et qui se lisait comme suit :

Château Saint-Louis,
Québec, 8 juillet, 190…


Mon cher Leblanc,

Après bien des allées et venues, de l’hôtel au palais de justice et du palais de justice à l’hôtel, après plusieurs heures passées sur le banc que des cochers fatigués de leurs voitures rembourrées ont installé sur le trottoir de la rue Saint-Louis, en face du palais de justice ; après des stations sur la terrasse, au Jardin-du-Fort et partout où l’on peut s’asseoir pour attendre le résultat d’un examen, je suis reçu avocat.

Je te donne donc l’accolade fraternelle, mon cher confrère.

Les forestiers se saluent en liberté et en mutualité : moi, je te salue en code, en plaidoiries et en chicane.

Les examens ont été joliment durs ; tellement que Soucy est demeuré étudiant.

Il prend bien ça et s’amuse avec nous autres ; mais, au fond, il est joliment affecté, le pauvre diable.

Nous nous sommes promenés en calèche, toute l’après-midi.

La vie est belle quand on est avocat.

J’ai télégraphié la nouvelle chez nous et je remonterai à Montréal demain.

Au plaisir de te serrer la main.

Tout à toi,
Auguste Lavoie.


Cette lettre ramenait Édouard loin en arrière : elle lui rappelait ses premières années de droit, la gaieté, un peu folle parfois, l’initiation aux choses et aux gens, les études, les découvertes qu’un campagnard fait à la Ville, les horizons qui s’ouvrent, les quinze jours que Lavoie et Soucy étaient venus passer avec lui, l’été dernier encore, alors que sa famille était au complet… Que de changements, depuis.

La mort de son père ; les succès et les responsabilités ; l’étude fécondée par le commerce des gens sérieux et par la réflexion ; ses amours, enfin, l’avaient bien changé.

Il était demeuré le même de cœur et d’idées, mais, que son intelligence avait mûri !

Il avait gardé l’enthousiasme et les belles qualités de la jeunesse ; mais la vie qui est une grande éducatrice, quand on comprend ses leçons et qu’on sait s’y soumettre, en avait fait un homme.

Aussi est-ce à des choses sérieuses qu’il pensait en s’occupant à la préparation de son bagage : il entrevoyait l’avenir, il se préoccupait du chemin qu’il suivrait.

Ses préparatifs furent bientôt terminés : il n’emportait que peu de choses, ne devant être absent que deux ou trois semaines. Juste le nécessaire : quelques sous-vêtements et un bon habit chaud, car les soirées commencent déjà à être fraîches, à Saint-Germain, à la fin d’août.

À onze heures, il prit le train, qui devait le rendre là le lendemain matin.

Il n’avait pas retenu de lit, sachant bien qu’il ne dormirait pas.

La nuit se passa lentement.

Dans le char morne, les voyageurs, étendus de ci de là, évoquaient l’idée de quelque tragédie. Le train était secoué par de brusques soubresauts et avait une allure inquiétante dans la nuit. Souvent on rencontrait d’autres trains ; et leur approche semblait présager une catastrophe.

Au matin, l’air frais et vif qui commença à circuler dans le char annonça qu’on était loin de Montréal et qu’on courait à travers la campagne.

Peu à peu la lumière se fit ; — une belle lumière de magnifique journée d’été ; quelques dormeurs se redressèrent sur leurs sièges ; et les idées d’Édouard, empruntant un peu de clarté et de précision au jour naissant, devinrent moins floues et plus lucides.

Tout en regardant se lever le soleil d’or dans le ciel pourpre, au-delà des prairies humides, il goûtait par avance les joies du revoir. Sa vieille mère, les petites sœurs et les petits frères, Marie-Louise et sa chère Blanche : il allait donc avoir la joie d’être avec eux et de vivre quelques jours sous le toit familial.

— Et Giroux, qu’était-il devenu ? Il avait hâte d’apprendre de sa bouche que le « Progrès » avait de la vogue et que les gens commençaient à être sensibles aux idées neuves et nobles du journaliste.

La vue du fleuve lui rappela les bons bains d’eau salée, après lesquels on se fait sécher au soleil, et la griserie de l’eau, de l’air et du soleil.

À la gare, Giroux, qu’Édouard avait seul prié de venir à sa rencontre, à cause de l’heure matinale, l’attendait.

Ils se dirent bonjour avec effusion ; les premières phrases de bienvenue échangées, ils descendirent vers chez Leblanc, dans le matin radieux, saluant au passage les quelques personnes qui se trouvaient à la gare.

— Et comment te trouves-tu, dans mon chez-moi, à Saint-Germain ?

— À merveille, mon cher, ça va comme je veux. C’est un pays superbe aussi tant au point de vue des paysages que de la santé.

— Quel éclectisme, dit Édouard, avec un sourire.

— Et puis on a été si aimable, chez toi, que je ne sais trop comment te remercier de ta lettre d’introduction.

— C’est ce que je voulais.

— Ta mère est réellement la meilleure personne que j’aie jamais rencontrée.

— Pauvre vieille maman… Et les abonnés ?

— Augmentent.

— Ça paye ?

— Ça paye et ça donne des consolations. Je vis très convenablement et, de plus, je vois mes idées appréciées et je constate les bons résultats de leur diffusion.

— Heureux garçon !… ça me soulage de voir que tu réussis si bien : quand on donne des conseils, on est toujours inquiet sur leurs conséquences ; je suis bien content que tu n’aies pas à regretter celui que je t’ai donné de venir t’établir ici.

— Au contraire, j’ai tout lieu de m’en féliciter et de t’en remercier. Tout marche à souhait. Et sais-tu que je suis joliment respecté et considéré, et que mon journal est en train de devenir une puissance. Si ça continue, c’est moi qui ferai le beau et le mauvais temps, à Saint-Germain.

— Je suis bien forcé de te croire, car tu n’as pas coutume de te vanter.

Giroux se retira à la porte de chez Leblanc et Édouard entra seul.

On imagine les démonstrations que lui fit Marie-Louise, la joie de sa mère, le plaisir et le contentement de tous.

Il avait un peu changé, pris l’air moins jeune ; ses traits s’étaient aussi affinés et affermis ; enfin, il avait tout à fait l’air de quelqu’un. Marie-Louise le remarqua et ne fut pas lente à lui en faire son compliment.

Les premiers embrassements finis, il s’informa de Blanche.

— Elle est très bien, dit Marie-Louise : et elle t’attend. Nous irons la voir aussitôt après déjeuner. — Si tu es capable d’attendre jusque là, ajouta-t-elle malicieusement.

Pour toute réponse, il l’embrassa ; et on se mit à table.

Il songeait qu’il allait voir, tout à l’heure, celle qu’il aimait ; et Marie-Louise, qui devinait bien son impatience, ne fut pas lente à lui dire : viens-tu ?

Il dit bonjour à sa mère et ils partirent pour chez Coutu, ou un petit cœur battait bien fort à la pensée de celui qu’elle allait revoir.

Édouard non plus n’était pas très maître de lui. — Il y a, chez ces grands garçons de vingt-cinq ans, sérieux et travailleurs, des sentiments d’une tendresse étonnante et d’une délicatesse exquise.

Bonjour, monsieur Édouard, lui dit-elle, en rougissant de plaisir, — n’osant l’appeler par son nom.

Mais il osa, lui : bonjour, ma petite Blanche.

Il l’attira à lui et ils se donnèrent un chaste et long baiser.

Alors, revenus de leur trouble et tout entiers au bonheur de se retrouver, ils s’assirent, tous deux, Marie-Louise entre eux, sur le grand divan du salon ; et, la main dans la main, ils causèrent gaiement, s’étonnant de s’aimer autant et de pouvoir se le témoigner sans plus d’embarras.

C’est qu’il ne leur était pas possible, non plus, d’être timides : leurs yeux francs et clairs écartant toute arrière-pensée et leur donnant confiance absolue l’un envers l’autre.

La bonne avant-midi qu’ils passèrent là, avec Marie-Louise comme témoin de leur bonheur.

Elle rayonnait, cette chère Marie-Louise, et n’eût pas donné ces moments pour beaucoup ; elle oubliait complètement qu’elle aussi était à l’âge de l’amour et elle ignorait qu’elle était ravissante. — Ne se trouverait-il personne pour l’en faire souvenir ?

L’emploi des journées fut promptement organisé : Marie-Louise, Édouard et Blanche étaient toujours ensemble. Giroux les rejoignait souvent et ils faisaient de charmantes parties carrées, Édouard accompagnant sa fiancée et Giroux marchant auprès de Louise, avec laquelle il semblait au mieux.

Que ceux qui ont vécu se rappellent leurs belles journées d’amour et de soleil ; et, quand ce souvenir se lèvera dans leur cœur vieilli et plein de regret, la pensée du bonheur des autres leur sera une consolation.

Autant Édouard éprouvait de satisfaction à se retrouver dans son village, autant les habitants de Saint-Germain semblaient avoir de plaisir à le revoir. Pour eux, c’était « le garçon du père Leblanc ; » et c’était tout dire. Ils en étaient fiers et ils l’aimaient : ils s’enorgueillissaient des succès qu’il remportait en Ville, lui un enfant du Village, et ils l’aimaient pour son air gai et bon enfant et pour sa franche cordialité. Quand il passait par le village, il disait bonjour à tout le monde et il avait une manière à lui de plaire. Il se sentait en famille, au milieu de tous ces braves gens, et leur parlait avec un amical sans-façon qui les ravissait.

Giroux, en voyant sa popularité, disait, en plaisantant, qu’il serait député avant un an.

Édouard lui répondait qu’il ne serait probablement pas député, mais qu’il viendrait certainement faire la lutte électorale dans le comté pour le candidat de son parti.

Il était bien heureux que les élections s’annonçassent prochaines : cela lui fournirait l’occasion de revoir Blanche. Lui et la jeune fille se comprenaient et s’entendaient de mieux en mieux, chaque jour ; et c’était plaisir de les voir.

Que de douces choses ils se disaient, que de projets ils formaient ; et, que de plus nombreux projets et de plus beaux encore ils eussent formés, si les vacances ne fussent arrivées à leur terme.

Il fallut donc se quitter.

À la gare, Giroux donna à Édouard une franche et vigoureuse poignée de main, en lui promettant qu’il entendrait avant peu parler de son journal.

Édouard embrassa sa mère, Blanche et Marie-Louise, et repartit pour la grande Ville, où il emportait une partie du bonheur des trois femmes.

Longtemps un petit mouchoir blanc flotta, lui disant de se souvenir.