Les vertus du républicain/09

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Charles Furne Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 45-51).


ix.

LE DÉSINTÉRESSEMENT.


J’avais hâte d’arriver à celui-là. Je nourris une colère qui me gênait pour parler des vertus.

Le croiriez-vous, citoyens ? On m’a dit que le lendemain même de notre révolution, alors que les Pères de la Patrie, debout depuis vingt heures, et ne touchant plus bientôt à la terre, luttaient pour nous entre deux tempêtes, celle de la foule, et celle, bien plus tumultueuse encore, de leurs cœurs palpitants, on m’a dit que ce jour-là on avait ramassé à leur porte, quand vint le soir, 4 000 pétitions !

J’apprends que les ministères, ces grands ateliers de gouvernement, où la besogne d’aujourd’hui est si rude aux travailleurs, j’apprends que les ministères sont envahis, engorgés, annulés par une foule impitoyable de gens qui demandent, qui demandent n’importe quoi à n’importe qui ; que le flot vainqueur a tout inondé, les bureaux, les antichambres, les couloirs, les escaliers, les cours, qu’il commence dans la rue, et qu’un homme de cœur qui vient à passer par là est obligé de changer de trottoir.

Eh ! Messieurs, un peu de mémoire, il n’en faut pas tant ! La royauté n’est plus là ; on ne vous l’a donc pas dit : c’est à la République que vous demandez.

Citoyens solliciteurs, sachez que je ris dans ma barbe des honnêtes gens qui se croient désintéressés parce qu’ils ne demandent rien aujourd’hui.

Les places, les fonctions, les charges publiques ! Personne ne se doute donc par ici que tout cela est devenu sérieux. Vous ayez lu pourtant l’histoire les uns et les autres. Que dites-vous de la vie que toutes les républiques ont faite à leurs fonctionnaires, oui toutes, et Carthage elle-même, la ville de négoce, la cité sans honneur ?

Attendez un peu de temps, gens trop pressés, vous saurez ce que c’est que de marcher à découvert, avec sa conscience pour seul bouclier, au travers des grandes et des petites passions, sous l’œil rigide et la main sans pitié de la loi. Vous saurez qu’à ce métier une jolie femme est un instrument inutile, et que ce n’est pas assez d’avoir l’esprit facile et l’échine ondoyante.

Malheureux ! vous croyez bonnement faire vos affaires ; vous courez vous offrir en holocauste. Il est bon du moins de vous avertir. Ce que vous faites là serait beau, si vous le saviez.

Oui, mes concitoyens, je veux qu’il arrive un moment où les solliciteurs ne seront plus ceux qui demanderont, mais bien ceux qui offriront. Je veux que des villes entières aillent gratter à la porte des citoyens qu’elles auront choisis, et que le désintéressement consiste à accepter les charges publiques, dont le nom ne sera plus dérisoire.

Je m’attends à voir entrer dans la grande assemblée qui va venir, des ouvriers et des pauvres, des hommes au cœur droit, à l’esprit modeste, reconnus bons à quelque chose par leurs concitoyens ; je veux que, leur tâche achevée, ils s’en retournent les reins brisés, et le cœur léger, au travail des bras, le plus facile, le plus joyeux de tous, sitôt qu’il n’est pas excessif ; je veux qu’en revoyant l’atelier pacifique, ils s’écrient, bondissant d’allégresse, comme des enfants revenus de l’école : « Venez nous embrasser, camarades ; nous avons payé notre dette à la patrie. »

Non, ce n’est pas le désintéressement d’autrefois que je demande à mes concitoyens. Un autre les attend, plus beau, plus difficile, plus digne du nom glorieux qui leur est tombé du ciel. Le désintéressement de la vie publique, ce n’est plus rien, à mes yeux du moins. Celui qu’il faut maintenant, c’est le désintéressement de la vie privée, c’est la résignation, c’est le sacrifice, c’est le sommeil confiant de chacun entre les bras de la patrie.

Ah ! c’est à peine si j’ai le courage d’en parler. J’ai vu des larmes rouler dans les yeux des mères, et j’ai senti ma joie me glisser des mains. L’amour de la patrie n’est pas cruel. Hélas ! pensez aussi à ces mères qui enfantaient là-bas sur la paille, dont les enfants s’en allaient pieds-nus à l’aventure, dévoués au vice aussi bien qu’à la misère, enchaînés à des labeurs effrayants, à l’âge où les vôtres ont encore des bonnes ; pensez à ce concert épouvantable de hurlements, de blasphèmes, de cris obscènes, de gémissements lamentables, sortant tous pêle-mêle d’une seule bouche, de la bouche flétrie de la misère, et dites, la main sur le cœur, si ceux qui élevaient leurs voix pour demander que l’humanité se mît en marche vers d’autres terres, si ceux-là étaient des hommes injustes et cruels ; dites, devant Dieu, s’ils n’ont pas bien fait.

Et vous aussi, frères, dont les cœurs généreux s’indignaient depuis longtemps de la misère, dont les esprits puissants s’étaient élancés bien avant nous à la recherche du grand problème, vous aussi, il vous faut en ce moment votre part de désintéressement.

Votre part ne sera pas la moins belle, allez.

Quel est celui de tous ces biens de la terre qui vienne aussi avant au cœur de l’homme, comme une idée, un bien du ciel ?

Or, en ce jour, que tous les rêves caressés en petit comité, se trouvent tout d’un coup appelés au grand air, face à face avec la réalité, ayez, je vous en conjure, le désintéressement des idées.

Vous êtes les forts, n’est-ce pas, les hommes qui avez étudié, qui avez pressenti, qui avez su : donnez aux faibles l’exemple du sacrifice. D’un rêve qui devient un fait, on ne peut pas toujours tout garder. Ne vous enveloppez pas trop résolument dans vos idées, comme un brave, sommé de se rendre, s’enveloppe dans son drapeau.

Oh ! l’admirable vertu que de laisser triompher l’idée dont on était le soldat, par d’autres armes que celles qu’on lui tenait soi-même en réserve !