Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Andrea dal CASTAGNO di MUGELLO et DOMENICO Viniziano

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 403-408).


Andrea dal CASTAGNO di MUGELLO
et Domenico VINIZIANO
Peintres, le premier né en 1390 ( ?), mort en 1457 ; le second né en 1405 ( ?), mort en 1461

Andrea[1], né dans une petite maison de campagne, appelée II Castagno, du pays de Mugello et sur le territoire florentin, prit ce surnom quand il vint habiter Florence, ce qui arriva de la manière suivante. Étant resté orphelin de bonne heure, il fut recueilli par un de ses oncles, qui lui fit, pendant plusieurs années, garder ses troupeaux et ses pâturages, voyant que, grâce au caractère prompt et violent de son neveu, ses possessions étaient respectées. Telles étaient les occupations d’Andrea, quand, un jour, fuyant la pluie, il alla s’abriter dans une maison, où l’un de ces peintres de campagne, qui travaillent à vil prix, peignait un tabernacle pour un paysan. Andrea, qui n’avait jamais rien vu de semblable, et subitement émerveillé, considéra attentivement la manière de ce travail et il lui vint soudain un désir extrême et une envie démesurée de cet art, au point qu’il commença, sans retard, à dessiner avec du charbon et à graver avec la pointe de son couteau, sur les murs et sur les pierres, des animaux et des figures qui n’excitaient pas peu d’étonnement de la part de ceux qui les voyaient. Le bruit de cette nouvelle étude d’Andrea commença donc à courir parmi les paysans, et étant parvenu, pour son bonheur, aux oreilles d’un gentilhomme floretitin, nommé Bernadetto de Medici, qui avait des propriétés dans le pays, il voulut connaître cet enfant. Le voyant et l’entendant raisonner avec grande vivacité, il lui demanda s’il désirait devenir peintre. Andrea ayant répondu qu’il ne pouvait lui arriver chose plus agréable, ni qui lui plût davantage, Bernadetto l’emmena avec lui à Florence, pour le faire se perfectionner dans cet art et le plaça dans l’atelier de l’un des maîtres qui étaient alors le plus en réputation.

Andrea, s’étant donné tout entier aux études de la peinture, montra une grande intelligence pour eii résoudre les difficultés, particulièrement dans le dessin. On ne peut pas en dire autant de son coloris, lequel est âpre et cru et diminue grandement les qualités de ses ouvrages, en leur enlevant la grâce et le charme qu’on y chercherait vainement. Il rendait très vivement les mouvements de ses figures ; ses têtes d’hommes et de femmes sont remarquables par une vigoureuse fierté, autant que par leur gravité et la correction de leur dessin.

Ses premières œuvres furent des fresques[2] dans le cloître de San Miniato al Monte, et que l’on voit quand on descend de l’église pour aller au couvent ; elles représentent San Miniato et San Cresci prenant congé de leurs parents. Ses peintures de San Benedetto, riche monastère hors la Porta a Pinti, tant dans le cloître que dans l’église, ont été jetées à terre pendant le siège de Florence. À l’intérieur de la ville, dans le premier cloître du couvent degli Angei et face à la porte principale, il peignit une Crucifixion qui existe encore, avec la Vierge et trois saints[3]. Au commencement du cloître, qui est au-dessus du jardin, il peignit le même sujet, en ne modifiant que les têtes et quelques autres choses[4]. Dans l’église Santa Trinità, à côté de la chapelle de Maestro Luca[5], il fit un saint André. À Legnaia, pour Pandolfo Pandolfini, il peignit dans une salle quantité d’hommes illustres[6] et pour la Compagnia del Vangelista, une bannière[7] destinée à être portée en procession et qui est admirable. Dans l’église des Servi[8], il peignit à fresque trois niches simulées dans des chapelles. Celle de saint Julien renferme des sujets tirés de la vie de ce saint, avec un grand nombre de figures et un chien en raccourci qui fut très loué. Après cette chapelle, dans celle dédiée à saint Jérôme, il représenta ce saint maigre et rasé, et au-dessus une Trinité, avec un Crucifix en raccourci ; Andrea mérite, pour cette œuvre, d’être grandement loué, car il exécuta les raccourcis dans une manière meilleure et plus moderne que n’avaient fait ses devanciers. Dans la troisième chapelle, qui est à côté de celle placée sous l’orgue et que Messer Orlando de’ Medici fit construire, il peignit Lazare, Marthe et Madeleine.

Pour les religieuses de San Giuliano, il fit un Crucifix à fresque, au-dessus de la porte, entouré de la Vierge et de trois saints[9] ; cette peinture, qui est une des meilleures d’Andrea, est universellement louée par tous les artistes. À Santa Croce, dans la chapelle des Cavalcanti, il peignit un saint Jean-Baptiste et un saint François, que l’on estime être d’excellentes figures[10]. Mais une œuvre qui remplit d’étonnement tous les artistes fut une fresque du nouveau cloître de Santa Croce, placée au commencement et face à la porte, qui représente la Flagellation du Christ[11]. Il y introduisit une loggia avec des colonnes, des voûtes en croix et des parois mises en perspective avec tant d’art et de soin, qu’il montra s’entendre aussi bien aux difficultés de la perspective qu’au dessin dans la peinture.

À Santa Maria del Fiore, il peignit l’image de Niccolo da Tolentino[12], à cheval. Pendant qu’il y travaillait, un enfant, en passant, remua l’échelle. Andrea se mit en colère, en homme bestial qu’il était, au point qu’étant descendu de l’échelle, il lui courut après, jusqu’au coin des Pazzi. Il fit aussi, dans la partie du cimetière de Santa Maria Nuova réservée aux pauvres, un saint André qui lui valut d’être choisi, bientôt après, pour peindre, dans le réfectoire où mangent les domestiques de l’hôpital, la Cène du Christ avec les Apôtres[13]. Ayant acquis par cet ouvrage la faveur de la famille Portinari et du directeur de l’hôpital, on lui donna à peindre une partie de la grande chapelle, dont une autre partie était confiée à Alesso Baldovinetti et une troisiènie au peintre, alors très célèbre, Domenico de Venise[14], qui était venu pratiquer, à Florence, le nouveau mode de peinture à l’huile. Ces trois peintres travaillant donc aux parties qui leur étaient affectées, Andrea conçut une grande jalousie envers Domenico, qu’il sentait bien lui être inférieur en dessin, mais auquel il ne pouvait pardonner le bon accueil qui ses concitoyens lui avait fait, quoique étranger. La colère et l’envie eurent tant de force en lui, qu’il se mit à penser comment, par un moyen ou un autre, il arriverait à se débarrasser de ce rival. Il n’était en effet, pas moins dissimulé et vindicatif que bon peintre, et quand, dans sa jeunesse, il apprenait que quelques-unes de ses œuvres avaient été critiquées, il faisait savoir par ses injures et ses violences à ses adversaires qu’il saurait bien se venger d’eux.

Avant de venir à Florence, Domenico avait exécuté dans la sacristie de Santa Maria di Loreto, en compagnie de Piero della Francesca, quelques peintures qui, outre celles exécutées dans d’autres endroits (comme, à Pérouse, une salle dans la maison des Baglioni, aujourd’hui ruinée), l’avaient fait connaître à Florence. Y ayant été appelé, il fit sa première œuvre au coin des Carnesecchi, à l’angle des deux rues dont l’une conduit à la nouvelle et l’autre à l’ancienne place de Santa Maria Novella ; c’est un tabernacle peint à fresque, qui représente la Vierge entourée de saints[15]. Parce qu’il plut et fut grandement loué par tous les citoyens et les artistes d’alors, il excita une plus grande haine dans l’esprit maudit d’Andrea contre l’infortuné Domenico. Décidé de faire par tromperie et trahison ce qu’il ne pouvait exécuter à découvert, sans se mettre en danger, il simula la plus grande amitié pour Domenico ; celui-ci, étant bonne personne et d’une humeur affable et qui, de plus, chantait et se plaisait à jouer du luth, le prit volontiers en amitié, Andrea lui paraissant être un homme de talent et agréable. Cette amitié continuant donc son cours, vraie d’un côté et feinte de l’autre, chaque nuit les deux artistes se promenaient ensemble et faisaient des sérénades à leurs amoureuses, ce qui plaisait infiniment à Domenico et fut cause qu’aimant Andrea, il lui apprit le procédé delà peinture à l’huile, que l’on ne connaissait pas encore en Toscane.

Pour revenir à la grande chapelle de Santa Maria Nuova, Andrea peignit sur son mur une fort belle Annonciation, dans laquelle il introduisit le motif nouveau de l’Ange volant dans les airs. Dans une partie encore plus belle, il représenta la Vierge gravissant les degrés du temple. D’un autre côté, Domenico peignit à l’huile Joachim visitant sainte Anne ; au-dessus, la Naissance de la Vierge et en bas, le Mariage de la Vierge. Cette œuvre resta inachevée pour les causes que nous dirons plus bas. Andrea avait sur sa paroi peint, également à l’huile, la Mort de la Vierge, et dans cette scène il se représenta sous les traits de Judas Iscariote, dont il avait réellement le caractère.

Cette œuvre terminée, Andrea aveuglé par la haine et furieux des éloges qu’il entendait prodiguer à Domenico, résolut de se débarrasser de son rival et s’y prit de la manière suivante[16]. Un soir d’été, Domenico prit son luth selon son habitude et sortit de Santa Maria Nuova, laissant, dans sa chambre, Andrea en train de dessiner, et n’ayant pas voulu l’accompagner, sous prétexte qu’il avait à faire certains dessins d’importance. Domenico étant donc parti seul à ses plaisirs, Andrea déguisé alla l’attendre au coin d’une rue et, Domenico arrivant sur lui pour rentrer dans sa demeure, il lui enfonça, avec des poids en plomb, d’un seul coup, le luth et la poitrine. Puis, estimant ne l’avoir pas suffisamment traité à son gré, il lui brisa la tête avec les mêmes poids ; et, le laissant à terre, il retourna s’enfermer dans sa chambre de Santa Maria Nuova, où il se remit à dessiner, comme avant le départ de Domenico. Cependant, les domestiques, étant accourus au tumulte et ayant vu de quoi il s’agissait, l’appelèrent et lui apprirent la mauvaise nouvelle, à la suite de laquelle le traître et meurtrier courut rejoindre ceux qui entouraient Domenico ; il feignit de ne pouvoir se consoler en répétant : « Hélas ! mon pauvre frère ! » Domenico expira entre ses bras, et malgré toutes les recherches, on ne put savoir qui l’avait assassiné : on ne le saurait pas encore, si Andrea, à l’heure de la mort, ne l’avait fait connaître dans sa confession.

Il peignit, à San Miniato fra le Torri de Florence, un tableau représentant l’Assomption de la Vierge avec deux figures[17] et à la Nave a Lanchetta, hors la Porta alla Croce, une Vierge dans un tabernacle[18]. Dans la maison des Carducci, appartenant aujourd’hui aux Pandolfini, il peignit quelques hommes fameux, partie imaginés, partie reproduits au naturel, parmi lesquels il y a Filippo degli Scolari, Dante, Pétrarque, Boccace et autres[19]. À la Scarperia de Mugello, au-dessus de la porte du palais du vicaire, il y avait une Charité nue, très belle, qui a été dans la suite ruinée.

L’an 1478, lorsque les Pazzi et leurs complices de la Conjuration eurent tué Julien de Médicis et blessé son frère Laurent, dans l’église Santa Maria del Fiore, la Seigneurie de Florence décida que tous les conjurés fussent peints comme traîtres sur la façade du palais du Podestat. Ce travail ayant été offert à Andrea, celui-ci, en tant que familier et obligé de la maison de Médicis, l’accepta volontiers et fit une œuvre si belle qu’elle remplit tout le monde d’étonnement. On ne peut dire la somme d’art et de jugement exprimée dans ces personnages, reproduits d’après nature pour la plupart et pendus par les pieds, dans les attitudes les plus étranges et les plus variées. Comme cette œuvre plut à toute la ville et particulièrement aux connaisseurs, elle fut cause que, dès lors, il ne fut plus appelé Andrea dal Castagno, mais bien Andrea degli Impiccati[20].

Il vécut toujours honorablement, et, comme il dépensait beaucoup pour être bien vêtu et bien logé, il laissa peu de chose, quand il passa à une autre vie, à l’âge de 71 ans[21]. Mais, comme on apprit, peu de temps après sa mort, son infâme perfidie envers Domenico qui l’avait tant aimé, on lui fit des obsèques ignominieuses à Santa Maria Nuova, où avait déjà été enseveli l’infortuné Domenico, à l’âge de 56 ans[22].

Domenico laissa donc son œuvre inachevée à Santa Maria Nuova ; peu de temps avant sa mort, il avait conduit à bonne fin, pour le maître-autel de Santa Lucia de’ Bardi, un tableau représentant la Vierge tenant son Fils, entre saint Jean-Baptiste, saint Nicolas, saint François et sainte Lucie[23].

Andrea laissa, entre autres élèves, Pisanello et Pietro del Pollaiuolo.



  1. Fils de Bartolommeo di Simone, petit propriétaire à Sant’ Andrea Linari, banlieue de Florence ; il est né en 1390, d’après la déclaration au Catasto de 1480. Il est inscrit à la matricule des peintres : Anno 1445, 30 maii, Andreas Bartholomei Simonis pictor populi Sancte Marie del Fiore.
  2. N’existent plus.
  3. Saint Jean, saint Benoit et saint Romuald, aux Offices.
  4. N’existe plus.
  5. Luca di Bartolo, grammairien mort en 1502 ; le saint André n’existe plus.
  6. Voir plus loin.
  7. Qui n’existe plus.
  8. Les peintures d’Andrea aux Servi n’existent plus.
  9. Cette fresque existe encore, mais complètement repeinte, les trois saints représentent saint Jean, saint Dominique et saint Julien.
  10. Existent encore.
  11. Peinture détruite au XVIIIe siècle.
  12. Niccolo di Giovanni de’ Maurucci, capitaine Général de la République en 1433 ; cette peinture, faite en 1456, existe encore.
  13. Ces deux peintures n’existent plus. — La Cène fut peinte en 1457.
  14. Les œuvres de ces trois peintres à S. Maria Nuova n’existent plus.
  15. Actuellement à la Galerie Nationale de Londres, signé : DOMINICVS D. VENESIIS, F.
  16. Tout ce récit est controuvé ; comparer les dates de mort des deux artistes. L’origine de cette légende est peut-être la suivante : au commencement de novembre 1443, un certain Domenico di Matteo, peintre florentin, fut assailli dans la rue et assassiné.
  17. Ce tableau, aujourd’hui perdu, fut commandé en 1449, pour 104 livres, par Francesco da Orte, recteur de San Miniato fra le Torri.
  18. N’existe plus.
  19. Neuf peintures en pied, qui sont actuellement au Musée de Sant’Apollonia.
  20. Les Pazzi furent peints par Sandro Botticelli. Le surnom donné à Andrea provient de peintures analogues qu’il fit en 1484 et qui représentaient plusieurs membres des familles Albizzi et Peruzzi, déclarés rebelles et exilés, au retour de Cosme de Médicis.
  21. Mort le 19 août 1457. Le livre des morts mentionne qu’il fut enterré dans l’église des Servi.
  22. Domenico fut enterré le 15 mai 1461 à San Pier Gattolini.
  23. Actuellement aux Offices, signé : OPUS DOMINICI DE VENETIIS, HO MATER DEI MISERERE MEI DATUM EST.