Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Antonello da MESSINA

La bibliothèque libre.
Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 385-389).
Antonello da MESSINA
Peintre, né en 1430, mort en 1479

Quand je considère les grands services rendus à l’art de la peinture par cette foule de maîtres qui ont suivi la manière décrite dans la deuxième partie de mon livre, je ne peux faire autrement que qualifier ceux-ci de vraiment industrieux et tout à fait excellents, d’autant plus qu’ils ont cherché à améliorer la peinture, sans regarder à la dépense, à la perte du temps et sans penser à leur avantage personnel. Continuant toujours à n’employer sur panneau et sur toile d’autre coloris que la détrempe, mode qui fut inauguré par Cimabue, l’an 1250, dans ses travaux en commun avec des maîtres byzantins et qui fut appliqué ensuite par Giotto et tous les maîtres dont il a été parlé jusqu’ici, ils reconnaissaient néanmoins que les œuvres peintes en détrempe manquaient d’une certaine morbidesse et vivacité, qui auraient donné plus de grâce au dessin, plus de délicatesse au coloris et une plus grande facilité pour unir et fondre les couleurs, ce qu’ils n’obtenaient pas dans leurs peintures faites seulement avec la pointe du pinceau. Bien que beaucoup eussent cherché, essayé, on n’avait trouvé aucune bonne méthode, ni par l’emploi de vernis liquides, ni en ménageant d’autres sortes de couleurs dans la détrempe. Parmi beaucoup de peintres, qui se livrèrent à de semblables essais ou à d’autres, tous infructueux, Alesso Baldovinetti, Pesello et nombre d’autres n’arrivèrent à obtenir dans leurs œuvres, ni la beauté, ni la bonté qu’ils espéraient. Et quand même ils auraient trouvé ce qu’ils cherchaient, il leur manquait encore les moyens d’établir leurs figures sur panneau, comme sur la muraille, de pouvoir les laver à l’eau sans enlever la couleur, de leur permettre de résister aux chocs dans les manipulations, toutes choses au sujet desquelles bon nombre d’artistes s’étaient rassemblés et avaient fréquemment conféré sans résultat. Un même désir tourmentait quantité d’esprits élevés qui s’occupaient de peinture, hors de l’Italie, en Espagne, en France, en Allemagne et dans d’autres pays. Il arriva donc, les choses étant en ce point, qu’un Flamand, nommé Jean de Bruges[1], peintre très estimé dans son pays, pour la grande habileté qu’il avait acquise dans son métier, se mit à expérimenter diverses sortes de couleurs et, en homme qui se plaisait à l’alchimie, à composer, au moyen de différentes huiles, des vernis et d’autres produits, suivant les idées bizarres communes à cette sorte de chercheurs. S’étant, un jour, donné beaucoup de peine à peindre un panneau, quand il l’eut terminé, avec grand soin, il y mit un vernis et l’exposa à sécher au soleil, ainsi que c’était l’usage. Mais, soit que la chaleur fût trop forte, soit que le bois fût mal joint ou pas assez sec, le panneau s’ouvrit dans les joints, d’une manière désastreuse. Là-dessus Jean, voyant le grand dommage causé par le soleil, se mit à réfléchir aux moyens qu’il pourrait employer pour que tel accident n’arrivât plus. Dégoûté non seulement du vernis, mais encore de la peinture à détrempe, il se mit à chercher le moyen de composer une sorte de vernis qui pût sécher à l’ombre, sans mettre ses peintures au soleil. Ayant donc expérimenté différentes substances, soit pures, soit mélangées, il trouva à la fin que l’huile de lin et l’huile de noix étaient les meilleurs siccatifs de tous ceux qu’il avait essayés. Ces huiles, bouillies avec d’autres mixtures, lui donnaient un vernis que lui-même, aussi bien que les autres peintres du monde, désiraient trouver depuis longtemps. Depuis, ayant fait des essais avec d’autres matières, il s’aperçut qu’en mélangeant ses huiles aux couleurs, il obtenait une peinture ayant beaucoup plus de corps, et qui, une fois sèche, non seulement ne craignait pas l’eau, mais encore donnait au coloris plus de vigueur et un certain lustre, sans l’aide du vernis. Ce qui lui parut encore plus étonnant, c’est que les couleurs se fondaient infiniment mieux qu’à la détrempe. Enchanté de cette découverte, comme on peut facilement le concevoir, Jean entreprit un grand nombre de travaux qu’il dispersa dans tout son pays, au grand plaisir des peuples et pour son plus grand profit ; de jour en jour, aidé par l’expérience, il fit plus grand et meilleur. La renommée de son invention se répandit peu après, non seulement en Flandre, mais encore en Italie et dans d’autres pays, et inspira aux artistes un vif désir de savoir par quel moyen il donnait à ses ouvrages tant de perfection. Voyant ses œuvres et ne connaissant pas son secret, ils ne pouvaient que lui donner des éloges et lui porter envie, d’autant plus qu’il ne consentait pas plus à travailler en présence de qui que ce fût, qu’à livrer son secret. Finalement, étant devenu vieux, il le confia à Roger de Bruges[2], son élève, qui le transmit à Ausse[3], son élève, et à plusieurs autres. Les marchands faisaient l’acquisition de leurs œuvres et les envoyaient par tout le monde aux princes et aux grands personnages, à leur grand avantage, mais le secret ne sortait pas de la Flandre. Comme ces peintures avaient en elles l’odeur pénétrante qui provenait des huiles mélangées aux couleurs, surtout lorsqu’elles étaient fraîches, il paraissait possible de deviner la recette ; cependant personne, pendant de longues années, ne la découvrit. Quelques Florentins, qui faisaient du commerce en Flandre et à Naples, ayant envoyé au roi Alphonse de Naples un tableau rempli de figures et peint à l’huile par Jean[4], cette œuvre plut infiniment au roi, pour la beauté des figures et pour la nouveauté du coloris. Tous les peintres du royaume accoururent pour le voir, et lui donnèrent de grands éloges.

À cette époque, un certain Antonello[5], habile dans son art, d’un esprit vif et cultivé, qui avait étudié le dessin, longtemps, à Rome, s’était fixé à Messine, sa patrie, après avoir travaillé quelque temps à Palerme. À Messine, ses œuvres avaient confirmé dans l’esprit de ses concitoyens la bonne opinion que tout le pays avait de lui. Ses affaires l’ayant appelé un jour à Naples, il entendit parler du tableau à l’huile de Jean de Bruges, que possédait le roi Alphonse et qui, disait-on, résistait à l’eau et au toucher et ne laissait rien à désirer pour être parfait. Ayant obtenu de le voir, il fut tellement frappé de la vivacité des couleurs, de la beauté et de l’unité de cette peinture, que, laissant de côté ses affaires et toute autre pensée, il s’en alla en Flandre. Arrivé à Bruges, il se lia d’une étroite amitié avec Jean, à qui il fit présent de dessins à la mode italienne et de divers autres objets. Il arriva, par la persévérance d’Antonello, et Jean étant déjà vieux, que le peintre flamand voulut bien dévoiler son secret, et le Sicilien ne quitta pas le pays avant d’avoir bien appris ce qu’il désirait tant connaître. Peu après Jean mourut[6], et Antonello revint de Flandre pour revoir sa patrie et pour doter l’Italie de ce secret si précieux, si utile et si commode.

Étant resté quelques mois à Messine, il alla à Venise où il résolut de se fixer et de finir ses jours, et où il pouvait satisfaire son goût des femmes et des plaisirs. Il peignit alors un grand nombre de tableaux à l’huile[7], d’après la manière qu’il avait apprise en Flandre, et qui sont dispersés dans les palais des gentilshommes ; pour la nouveauté du travail, ils furent très estimés. Il en fit encore d’autres qu’il expédia au dehors. Ayant acquis à la fin une grande renommée, on lui commanda un tableau pour l’église San Cassano[8]; il ne ménagea ni son savoir, ni le temps, pour le mener à bonne fin, et il en retira de grands éloges.

Le secret qu’Antonello avait rapporté de Flandre lui valut, pendant toute sa vie, les bonnes grâces des magnifiques gentilshommes de Venise. Parmi les peintres qui étaient alors en crédit dans cette ville, on estimait beaucoup un certain Maestro Domenico. Il avait accueilli Antonello à son arrivée avec toutes les marques d’affection que l’on peut donner à son plus intime ami. Antonello, qui ne voulut pas lui être inférieur en courtoisie, après quelques mois lui enseigna le secret et la manière de peindre à l’huile[9]. Quand il sera temps, nous parlerons des œuvres qu’il produisit à Florence, et nous dirons à qui il transmit le secret qu’il avait si libéralement reçu d’Antonello, Celui-ci, après avoir terminé le tableau de San Cassano, fit un grand nombre de tableaux et de portraits, pour plusieurs gentilshommes vénitiens, et Messer Bernardo Vecchietti, Florentin, en possède un qui représente saint François et saint Dominique, et qui est très beau[10]. La Seigneurie venait de lui commander plusieurs peintures destinées au palais, quand il fut atteint de pleurésie et mourut à l’âge de quarante-neuf ans, sans avoir pu mettre la main à ce travail. Voici son épitaphe :

D. O. M.

Antonius pictor præcipuum Messanae suae et Siciliae totius ornamentum hac humo contegitur. Non solum suis picturis, in quibus singulare artificium et venustas fuit, sed et quod coloribus oleo miscendis splendorem et perpetuitatem primus italicae pitturae contulit, summo semper artificum studio celebratus.

La mort d’Antonello causa une grande peine à ses nombreux amis, en particulier à Andrea Riccio, sculpteur, qui, à Venise, dans la cour du palais de la Seigneurie, fit en marbre les deux statues nues d’Adam et d’Eve, qu’on y voit et qui sont très estimées[11].

Telle fut la fin d’Antonello, auquel les artistes ne doivent pas moins de reconnaissance, pour avoir introduit en Italie le secret de la peinture à l’huile, qu’à Jean de Bruges, qui le découvrit en Flandre. Grâce à cette invention, les peintres sont arrivés à donner presque la vie à leurs figures. Cette méthode est d’autant plus précieuse que nulle part on ne trouve trace qu’elle ait été connue des anciens. Mais, de même que l’on ne dit rien qui n’ait déjà été dit, peut-être ne se fait-il rien qui n’ait déjà été fait, et je continuerai sans rien dire d’autre sur ce point[12].

  1. Jean Van Eyck.
  2. Roger Van der Weyden ?
  3. Hans Memling ?
  4. On a voulu retrouver ce tableau dans celui de l’église Santa Barbara in Castel Nuovo à Naples, qu’on attribue à Van Eyck.
  5. Antonello degli Antonij. Sa vie est peu connue et son voyage en Flandre très incertain.
  6. En 1440. La date de la naissance actuellement connue, d’après les archives de Messine, infirmerait le récit de Vasari.
  7. Ses œuvres authentiques sont rares : un portrait d’homme au Louvre, daté 1475.
  8. Ce tableau a disparu.
  9. Difficile à admettre. De 1439 à 1445, Domenico peint à l’huile la grande chapelle de l’église San Egidio, à Florence.
  10. Actuellement en Angleterre.
  11. Existent encore, dues à Antonio Riccio de Verone. L’Ève est signée sur le piédestal Antonio Rizo.
  12. Documents qui font douter que Jean Van Eyck soit l’inventeur de la peinture à l’huile. Un passage obscur de Pline. Héraclius, dans son traité De coloribus et artibus Romanorum, a tout un chapitre où il parle de omnibus coloribus cum oleo distemperatis. Au XIe siècle, le moine Théophile, dans son traité Diuersarum artium Schedula, dit, au chapitre XXVI du 1er livre : accipe colores… terens eos diligenta Oleo Lini sine aqua et fac mixturas. Walpole [1762, Anecdotes de la peinture en Angleterre] rapporte un décret de Henri III, en 1289, où il est dit… pro oleo, vernice et coloribus emptis et picturis factis in camera regiae… Le baron Vernazza publie, en 1794, dans le Giornale Pisano, un document extrait des Archives de Turin, et d’après lequel un certain Georges d’Aquila, peintre florentin au service du duc de Savoie, obtient, en 1325, deux cents livres d’huile de noix, ad pingendum. Cicognara rapporte que le même peintre peignait à l’huile à Chambéry en 1814, et au Borghetto en 1318. Bibliothèque de l’École des Chartes, volume I, série II, p. 544. À la date du 25 mars 1356, ordre du duc de Normandie de payer au peintre Jean Coste 3131 francs 25 cents, pour peindre des histoires sacrées et profanes, dans on château… toutes ces choses seront fetes de fines couleurs à l’huile ; ... toutes ces choses vernissiées et assouvies entièrement sans aucune defaute.