Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Leon-Batista ALBERTI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 382-385).
Leon-Batista ALBERTI
Architecte florentin, né en 1404, mort en 1472

Les belles lettres sont toujours d’une grande utilité pour les artistes qui s’y adonnent, particulièrement pour les sculpteurs, peintres et architectes, en leur ouvrant la voie de l’invention, en ornant leur esprit et en perfectionnant leur jugement. Leon-Batista Alberti[1] en est la preuve manifeste : ayant appris la langue latine, et ayant étudié l’architecture, la perspective et la peinture, il laissa des écrits grâce auxquels il surpassa dans la théorie quantité d’autres artistes qui lui sont restés supérieurs dans la pratique. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit plus connu par ses livres que par ses œuvres manuelles.

Leon-Batista, né à Florence[2], de la noble famille degli Alberti, non seulement s’appliqua à étudier l’univers et à mesurer les monuments antiques, mais encore son inclination naturelle le poussa plus à écrire qu’à produire. Très versé dans l’arithmétique et la géométrie, il écrivit un ouvrage en latin sur l’architecture, divisé en dix livres, qu’il publia en 1485[3], et qui a été depuis traduit en florentin par Messer Cosimo Bartoli, prévôt de San Giovanni de Florence. Sur la peinture, il écrivit trois livres, traduits aujourd’hui en toscan par Messer Lodovico Domenichi. On lui doit encore des traités de mécanique et de la manière de prendre les mesures, les livres de la Vie Civile[4], et quelques œuvres amoureuses en prose et en vers. Il fut le premier qui essaya d’introduire les mètres latins dans la versification italienne, comme on le voit dans l’épître qui commence par ces vers :

 

Questa per estrema miserabile pistola mando
A te che spregi miseramente noi.

Leon-Batista, se trouvant à Rome, du temps de Nicolas V, qui, dans sa manie de bâtir, avait mis cette ville sens dessus-dessous, entra, par le moyen de son ami Biondo da Forlì[5], au service du pape, qui jusqu’alors utilisait les conseils de Bernardo Rossellino, sculpteur et architecte florentin. Celui-ci, ayant commencé à restaurer le palais du pape et à exécuter différents travaux à Sainte-Marie-Majeure, s’inspira dorénavant des conseils de Leon-Batista, en sorte que le pape, avec le conseil de l’un et la main de l’autre, fit faire plusieurs choses utiles et dignes d’éloges, telles que la restauration de l’aqueduc dell’Acqua Vergine[6] (2) et l’érection de la fontaine sur la place de Trevi[7], avec les ornements en marbre, les armes du pape et du peuple romain qu’on y voit à présent.

Étant allé ensuite à Rimini, auprès de Sigismondo Malatesta, il fit pour lui le modèle de l’église de San Francesco et particulièrement de la façade en marbre[8]. L’église dut être entourée d’une longue file d’arcades formant galerie, sous chacune desquelles devaient être placés les mausolées des hommes illustres de la ville de Rimini. En somme, il éleva cette construction si solide et de telle sorte qu’on la regarde comme un des temples les plus fameux de l’Italie. Il renferme six chapelles admirables, dont une, très ornée, est dédiée à saint Jérôme et contient un grand nombre de reliques apportées de Jérusalem. On y voit également le tombeau de Sigismondo, et celui de sa femme[9], en marbre, richement sculptés en 1450 ; l’un d’eux est surmonté du portrait du prince et d’un autre côté on voit celui de Leon-Batista.

L’an 1457[10] que l’Allemand Jean Gutenberg fit l’utile invention d’imprimer les livres, Leon-Batista trouva par analogie, et au moyen d’un instrument, le mode de reproduire les perspectives naturelles, d’amplifier et de diminuer les figures, toutes choses originales, ingénieuses et très utiles à l’art. Dans ce temps, Giovanni di Paolo Rucellai, voulant faire élever, en marbre et à ses dépens, la façade principale de Santa Maria Novella, en parla à Leon-Batista, son ami intime qui lui donna non seulement ses conseils, mais encore un dessin, en sorte qu’il résolut de mettre son projet à exécution, pour laisser de lui un souvenir à sa patrie[11]. Cette entreprise fut achevée, l’an 1477, à la grande satisfaction de toute la ville. Il fit, également, pour Cosimo[12] Ruccellai, le dessin du palais situé Via della Vigna et de la loggia qui est en face[13]. Malheureusement il commit, dans la disposition de son plan ét l’érection de ses arcades, des écarts qui l’obligèrent à quelques ressauts qui nuisent à la régularité du reste de l’ouvrage. Ces fautes montrent que l’on ne peut rien produire de parfait en architecture, si l’on ne joint pas à la théorie la pratique du métier. Pour la même famille et dans le même style, il construisit, dans l’église San Brancazio[14], une chapelle, dans laquelle les architraves sont portées par deux colonnes et deux pilastres, traversant le mur de l’église ; construction difficile mais très solide et qui est une de ses meilleures productions. Au milieu de la chapelle se trouve un sépulcre en marbre, en forme d’ovale allongé, semblable à celui de Jésus-Christ, à Jérusalem, comme l’indique une inscription.

À la même époque, Lodovico Gonzaga, marquis de Mantoue[15], voulut élever dans la Nunziata de’ Servi, à Florence, la tribune et la grande chapelle, sur le dessin et le modèle de Leon-Batista. Celui-ci ayant fait détruire, à l’extrémité de l’église, une vieille chapelle carrée, couverte de peintures anciennes, fit la tribune en forme de rotonde, construction originale et difficile, entourée de neuf chapelles rayonnantes et formées par neuf arcades. Les bandeaux des arcs cintrés semblent de biais et hors d’aplomb quand on les voit de côté, ce qui produit un effet disgracieux. Si Leon-Batista avait été aussi habile praticien que théoricien, il aurait facilement laissé de côté cette difficulté et donné plus de grâce et de beauté à son édifice, qui, du reste, mérite de justes éloges.

Il fut ensuite emmené à Mantoue par Lodovico Gonzaga, qui le chargea de faire divers modèles, entre autres celui de l’église Sant’Andrea[16]. Sur la route de Mantoue à Padoue, on rencontre quelques temples où l’on reconnaît également sa manière.

En peinture, il laissa des ouvrages[17] qui ne se distinguent ni par leur grandeur, ni par leur beauté. Dans une petite chapelle de la Vierge, qui est sur la culée du Ponte alla Carraia, il peignit un tabernacle orné de trois petites histoires. Dans la maison de Palla Ruccellai, on voit son propre portrait[18], fait à l’aide d’un miroir, et un tableau de grandes figures, en clair-obscur. Il fit encore une vue perspective de Venise et de l’église Saint-Marc, mais les figures qu’on y voit furent peintes par d’autres maîtres ; c’est, toutefois, une de ses meilleures peintures.

Ses mœurs étaient courtoises et dignes d’éloges ; ami des gens de talent, affable et libéral envers chacun, il vécut honorablement, en vrai gentilhomme qu’il était. Finalement, parvenu à un âge avancé, il passa à une meilleure vie, laissant de lui une glorieuse renommée[19].


  1. À vingt ans, il écrivit une comédie, Philodoxos, qui fut crue antique et imprimée par Alde Manuce. Il fut également versé dans le droit canon et l’histoire religieuse. Il obtint diverses dignités ecclésiastiques.
  2. Né à Venise, où sa famille s’était réfugiée.
  3. Dédié à Laurent le Magnifique, au nom de son frère Bernardo.
  4. Il est l’auteur du traité del Governo della famiglia, qu’on attribuait autrefois à Agnolo Pandolfini.
  5. Secrétaire d’Eugène IV, puis de Nicolas V.
  6. En 1453.
  7. Refaite sous Clément XII par Niccolo Salvi.
  8. La construction du temple dura de 1447 à 1450, d’après l’inscription portée sur la façade.
  9. La célèbre Isotta.
  10. Date incertaine. 1455 ?
  11. Alberti ne fit que terminer la façade. On y lit l’inscription suivante : IOHANES ORICELLARIVS. PAV. F. AN. SAL. MCCCCLXX.
  12. Lire Giovanni.
  13. Existent encore ; construits de 1451 à 1455.
  14. Église supprimée ; le tombeau existe encore, daté 1467.
  15. Capitaine général de la République de Florence.
  16. Cette église fut commencée en 1472, après la mort d’Alberti.
  17. Qui n’existent plus.
  18. On a son portrait sur une grande médaille, dont la Bibliothèque Nationale possède un exemplaire en argent.
  19. Palmieri, secrétaire de Sixte IV, mentionne sa mort, à Rome, en 1472, dans son livre de Temporibus.