Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/BALDASSARE PERUZZI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 173-179).
BALDASSARE PERUZZI
Peintre et Architecte siennois, né en 1481, mort en 1536

De même que sept villes se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître Homère, de même trois nobles cités de la Toscane : Florence, Volterra et Sienne réclament Baldassare Peruzzi comme leur propre enfant[1]. Chacune des trois, en effet, a le droit de le revendiquer, car Florence étant en proie aux fureurs de la guerre civile, Antonio Peruzzi, noble citoyen de cette ville, se réfugia à Volterra, pour y vivre plus tranquillement ; il s’y maria en 1482, et, en peu d’années, y donna le jour à un fils nommé Baldassare et à une fille nommée Virginia. Mais la guerre le poursuivit encore dans cette retraite. Volterra ayant été mise à feu et à sang[2], Antonio y perdit toute sa fortune et se retira à Sienne où il vécut dans la pauvreté.

Baldassare, en augmentant d’âge, recherchait la société des beaux esprits et se liait particulièrement avec les orfèvres et les dessinateurs. Comme ces arts lui plaisaient, il se donna tout entier au dessin et, son père étant mort peu de temps après, il se livra à la peinture avec tant d’ardeur qu’en peu de temps il fit des progrès merveilleux, imitant la nature et les ouvrages des meilleurs maîtres. Il put ainsi subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur, et continuer à étudier la peinture.

Outre plusieurs choses à Sienne qui ne méritent aucune attention[3], ses premières œuvres furent, dans une chapelle de Volterra, près de la Porta Fiorentina, quelques figures d’une telle grâce qu’elles lui valurent l’amitié d’un peintre de cette ville, nommé Piero, qui habitait le plus souvent Rome et que le pape Alexandre VI employait à peindre dans le Vatican. Piero emmena Baldassare à Rome ; mais, la mort du pape ayant mis fin à ses travaux, Baldassare entra dans l’atelier du père de Maturino, peintre médiocre, mais qui, à cette époque de

peinture ordinaire, était toujours chargé de nombreuses commandes. Celui-ci ayant mis devant Baldassare un panneau plâtré, sans lui donner de carton ni de dessin, lui demanda d’y représenter une Madone. Baldassare prit un charbon et, en un clin d’œil dessina, avec une grande sûreté, ce qu’il voulait peindre, puis mettant la main aux couleurs, il peignit en peu de jours un tableau si beau et si bien terminé, qu’il excita l’admiration du maître de l’atelier et de tous les artistes qui le virent. Aussi lui alloua-t-on, dans l’église de Sant’ Onofrio, la chapelle du maître-autel qu’il peignit à fresque[4], avec une belle manière et une grâce extrême. Il fit ensuite deux autres petites chapelles à fresque, dans l’église San Rocco a Ripa[5] Commençant ainsi à avoir de la réputation, il fut conduit à Ostie, où il peignit en clair-obscur, dans le donjon du château, différents sujets, et entre autres une bataille dans le style antique. Ces peintures sont regardées comme les meilleures qu’il ait faites ; il est vrai qu’il y fut aidé par Cesare da Milano[6].

Étant ensuite retourné à Rome, il se lia étroitement avec Agostino Chigi, Siennois, soit parce que Agostino aimait naturellement tous les gens de talent, soit parce que Baldassare se faisait passer pour Siennois. Avec l’aide de cet homme considérable, il put étudier les antiques de Rome, particulièrement en ce qui concerne l’architecture, de laquelle, en concurrence de Bramante, il retira rapidement grand fruit, ce qui lui procura honneur et profit. Il s’appliqua aussi à la perspective et obtint, dans cette partie de l’art, une telle perfection que peu d’artistes de nos jours ont pu l’égaler, ce que l’on voit manifestement dans toutes ses œuvres

Le pape Jules II ayant fait construire, dans son palais pontifical, une galerie et une volière, Baldassare y représenta, en clair-obscur, les douze mois de l’année, avec les travaux qui se font dans chaque mois[7] ; il fit entrer dans ces compositions des maisons, des théâtres, des palais, des amphithéâtres et d’autres édifices admirablement agencés. Il décora ensuite, avec plusieurs artistes, différentes salles dans le palais de San Giorgio[8], pour le cardinal Raffaello Riario, évêque d’Ostie. Ces ouvrages lui acquirent une grande renommée ; mais ce qui contribua le plus à sa gloire, ce fut le modèle du palais d’Agostino Chigi[9], d’une grâce et d’une élégance si parfaites qu’on le croirait sorti de terre, et non pas bâti. Il l’orna extérieurement de peintures en terre verte fort belles ; la salle est décorée de colonnes en perspective, qui la font paraître beaucoup plus grande qu’elle ne l’est réellement. Ce qui est vraiment merveilleux dans cet édifice, c’est une galerie, du côté du jardin, où Baldassare représenta Méduse changeant les hommes en pierre, et Persée coupant la tête de Méduse. Fra Sebastiano de Venise a laissé dans ce palais quelques ouvrages dans sa première manière, et le divin Raphaël y a représenté, comme nous l’avons déjà dit, Galathée enlevée par des dieux marins.

À la Pace, dans la chapelle de Messer Fernando Ponzetti, depuis cardinal, à main gauche en entrant dans l’église, il peignit à fresque, avec beaucoup de soin, plusieurs sujets tirés de l’Ancien Testament[10], et quelques figures de grandes dimensions Mais il montra bien plus combien il s’entendait à la peinture et à la perspective, en représentant, près du maître-autel de la même église, pour Messer Filippo de Sienne clerc de la chambre[11], la Vierge au milieu d’une foule de personnages et montant les degrés du temple, pendant qu’un gentilhomme, vêtu à l'antique et descendu de son cheval, fait l’aumône à un pauvre tout nu et miséreux[12]. Lors de la belle fête que fit le peuple romain au Campidoglio, quand on donna le bâton de capitaine de la Sainte-Eglise au duc Julien de Médicis[13], de six peintures qui furent faites par six peintres excellents, celle de Baldassare, haute de sept cannes et large de trois et demie, représentant Julia Tarpeia trahissant les Romains, fut jugée, sans contestation, la meilleure de toutes. Mais ce qui causa l’admiration générale fut une décoration de théâtre pour une comédie, telle qu’on ne pouvait rien imaginer de plus beau.

Ayant été ensuite appelé à Bologne par les fabriciens de San Petronio[14], qui lui demandèrent un modèle pour la façade de cette église, il fit deux projets en grand, avec leurs coupes, l’un dans le goût nouveau l'autre selon le style gothique, on conserve encore ce dernier comme une chose précieuse dans la sacristie de San Petronio[15]. Il accompagna ces projets de dessins si remarquables qu’on ne saurait assez en louer les beautés et les recherches ingénieuses, pour se servir des vieilles constructions et y raccorder en bonne proportion les nouvelles. Dans la même ville, il dessina en clair-obscur, pour le comte Giovambatista Bentivogli, une Nativité du Christ avec les Mages, dans laquelle c’est merveille de voir les chevaux, les chars, la suite des trois rois, ainsi que tous les détails d’architecture[16]. Le comte Bentivogli fit ensuite peindre ce dessin par Girolamo Trevigi, qui le termina à la perfection.

Baldassare donna encore le dessin de la porte de l’église de San Michele in Bosco, beau couvent des Moines de Monte Oliveto[17], hors de Bologne, ainsi que le plan et le modèle du dôme de Carpi, qui fut construit suivant les règles prescrites par Vitruve ; puis il commença les travaux de l’église de San Niccolà, dans la même ville, mais il se trouva forcé de les abandonner pour revenir à Sienne faire les dessins, des fortifications, qui furent ensuite élevées d’après ses projets.

Étant de retour à Rome, et après la construction de la maison qui est en face de celle des Farnèse, ainsi que d’autres, il fut employé par le pape Léon X dans de nombreux travaux. Ce pontife, voulant terminer la construction de l’église de Saint-Pierre, commencée par Jules II sur les dessins de Bramante, mais effrayé de la grandeur de l’édifice et de la faiblesse des points d’appui, demanda à Baldassare un nouveau modèle, plein de magnificence et de génie, et si judicieux que plusieurs de ses parties furent utilement employées ensuite par les autres architectes[18]. En vérité, cet artiste fut si intelligent, d’un jugement si rare et si sûr, qu’il n’a jamais eu son égal en architecture, ce qui provient sans doute de ce qu’à son talent d’architecte il joignait une belle et bonne manière de peindre. Le tombeau d’Adrien VI a été élevé sur les dessins de Baldassare Peruzzi[19], qui est également l’auteur des peintures que l’on voit autour de ce monument sculpté en marbre par Michel Agnolo de Sienne, avec l’aide de Baldassare.

Lorsqu’on représenta, devant le pape Léon X, la comédie du cardinal Bibbiena, intitulée la Calandra, Baldassare en fit l’apparat et les décors, qui ne furent pas moins beaux que ceux dont nous avons déjà parlé. Il s’acquit par ses ouvrages d’autant plus d’honneur que depuis un long laps de temps l’usage de la comédie, et conséquemment des scènes et des décors, était tombé en désuétude et avait été remplacé par des fêtes d’un autre genre. Avant et après que l’on représentât la Calandra, qui fut une des premières comédies écrites en langage vulgaire, Baldassare fit, du vivant de Léon X, deux décorations qui furent admirées, et qui ont ouvert la voie à ceux qui en ont fait de notre temps. On ne saurait imaginer avec quelle habileté il sut représenter dans un espace si resserré tant de rues, de palais, de temples originaux, de loges, d’entablements qui faisaient l’illusion de la réalité, ainsi qu’une place, peinte et petite, qui paraissait de grandes dimensions. Il disposa également l’éclairage, les lumières intérieures qui assurent l’effet de la perspective, ainsi que toutes les choses nécessaires à la scène et dont l’usage s’était perdu, comme nous l’avons déjà dit. Ce genre de spectacle, lorsqu’on lui donne son développement complet, surpasse, à mon avis, tout ce qu’on peut concevoir de plus somptueux et de plus magnifique.

Lors de l’élévation du pape Clément VII, en 1524[20], Baldassare fit l’apparat de cette cérémonie et termina à Saint-Pierre la façade de la grande chapelle en pépérin, commencée par Bramante ; dans la chapelle où est le tombeau en bronze du pape Sixte, il peignit en clair-obscur les Apôtres, qui sont dans des niches derrière l’autel[21]. Il donna aussi un fort beau dessin pour le tabernacle du Saint-Sacrement[22].

Survint l’année 1527. Dans le sac cruel de Rome, le pauvre Baldassare fut fait prisonnier par les Espagnols, et non seulement il y perdit tout son avoir mais il eut encore à subir toutes sortes d’outrages et de mauvais traitements. Sa physionomie, à la fois noble, aimable et sérieuse, le fit prendre pour quelque haut prélat déguisé, ou tout au moins pour un homme apte à payer une grosse rançon. Finalement, ces barbares impies ayant su qu’il était peintre, l’un d’eux, qui conservait la mémoire de Bourbon, lui fit faire le portrait de cet infâme capitaine, l’ennemi de Dieu et des hommes[23]. Baldassare, sorti de leurs mains, s’embarqua pour Porto Ercole, d’où il gagnait Sienne ; mais, en route, il fut si complètement dépouillé qu’il arriva à Sienne en chemise. Ses amis le reçurent honorablement et le secoururent ; peu après il reçut une provision du gouvernement, pour restaurer les fortifications de cette ville, dans laquelle, ayant fixé son séjour, il eut deux fils. Outre ces travaux publics[24], il fit de nombreux projets de constructions particulières, et donna le dessin de l’ornementation de l’orgue, dans l’église del Carmine. Sur ces entrefaites, l’armée combinée de l’empereur et du pape ayant mis le siège devant Florence Sa Sainteté envoya Baldassare au camp, auprès de Baccio Valori, son commissaire, pour que celui-ci l’employât comme ingénieur dans les travaux du camp et du siège. Mais Baldassare aimant mieux la liberté de son ancienne patrie que la faveur du pape, et ne craignant pas la colère de ce puissant pontife, ne voulut pas accepter pareille commission[25]. Clément VII conserva un vif ressentiment de ce refus ; mais, la guerre terminée. Baldassare désirant retourner à Rome, les cardinaux Salviati, Trivulzi et Cesarino, qu’il avait servis en plus d’une occasion, réussirent à le faire rentrer en grâce auprès du pape. Il revint donc librement à Rome[26], où il donna aux seigneurs Orsini les dessins de deux palais qui furent élevés près de Viterbe et d’autres édifices dans la Fouille. Comme il n’interrompait pas cependant ses études d’astrologie, de mathématiques et autres, il commença un livre sur les antiquités de Rome et un commentaire de Vitruve qu’il accompagna de belles figures, dont une partie se trouvent aujourd’hui chez Francesco da Siena, son élève. Pendant son séjour à Rome, il construisit encore le palais Massimi[27], dont la façade est circulaire et munie d’un vestibule à colonnes doriques bien disposé et bien proportionné, mais la mort l’empêcha de voir la fin de cet ouvrage.

Quels que fussent le talent et les productions de ce noble artiste, il en tira peu de profit ; des papes des cardinaux et d’autres grands personnages l’occupèrent sans jamais le récompenser dignement, ce qui peut provenir, non pas tant de leur peu de libéralité, que de la timidité et de la trop grande modestie de Baldassare, quoique d’ailleurs les grands soient souvent moins généreux qu’ils devraient l’être. À la fin de sa vie, accablé par la vieillesse, Baldassare se trouva pauvre et chargé de famille, après s’être toujours comporté honorablement ; il tomba gravement malade, et le pape Paul III, reconnaissant trop tard la perte qu’il allait faire, ordonna à Jacopo Melighi, trésorier de Saint-Pierre, de compter au pauvre artiste cent écus, accompagnés d’offres de service. Mais, la maladie s aggravant, il ne tarda pas à succomber[28]. Sa mort avait peut-être été hâtée, comme on le soupçonne par un poison donné par un de ses rivaux, qui ambitionnait sa place d’architecte de Saint-Pierre, dont il tirait deux cent cinquante écus. Les médecins le reconnurent trop tard, et il mourut, regrettant la vie, moins pour lui-même que pour sa pauvre famille, en voyant dans quelle mauvaise situation il la laissait. Il fut amèrement pleuré par ses enfants et ses amis, et fut honorablement enseveli, dans la Rotonde, à côté de Raphaël d’Urbin[29]. Sa réputation s’accrut après sa mort, et ses talents furent d’autant plus regrettés que le pape Paul III résolut alors d’achever l’église de Saint-Pierre ; on sentit de quelle utilité Peruzzi aurait été à Antonio da San Gallo, pour vaincre certaines difficultés que rencontra cet architecte.

Sebastiano Serlio de Bologne hérita, en partie, de Baldassare ; dans son 3e livre d’Architecte et dans le 4e des Antiquités de Rome, il mit à profit les travaux antérieurs de Baldassare dont beaucoup de dessins sont dans la marge et dont les livres de Serlio sont aussi directement inspirés.

Baldassare laissa de nombreux élèves, et l’on a conservé de lui[30] quantité de dessins de fortifications, de temples, de théâtres et d’autres édifices antiques. Il eut pour amis Domenico Beccafumi, habile peintre de Sienne, et le Capanna, qui, entre autres travaux qu’il exécuta à Sienne, fit deux façades, celle des Turchi et celle que l’on voit sur la place.



  1. En réalité, né à Sienne, le 7 mars 1481 (Livre des Baptêmes). Son père Giovanni di Salvestro di Salvadore Peruzzi, tisseur, était de Volterra.
  2. En 1472.
  3. En 1501, il aide Pinturicchio dans ses peintures de la chapelle San Giovanni, au dôme de Sienne.
  4. Ces peintures, qui ont été altérées par des retouches, existent encore.
  5. Existent encore.
  6. Cesare da Sesto. Peruzzi peignit la voûte de la chambre d’Héliodore, au Vatican.
  7. N’existent plus.
  8. Palais de la Chancellerie ; ces peintures ont été détruites.
  9. La Farnésine, construite de 1509 à 1510. Ces peintures existent encore.
  10. Existent encore.
  11. Filippo Sergardi.
  12. Cette peinture existe encore, le dessin en est aux Offices.
  13. En 1515.
  14. En 1522.
  15. Ce dessin existe encore, avec d’autres.
  16. Actuellement à la Galerie Nationale de Londres.
  17. Couvent supprimé ; l’église existe encore.
  18. Nommé architecte de Saint-Pierre, après la mort de Raphaël le 1er août 1520, au salaire de 150 ducats. Il y reste jusqu’au 6 mai 1527 ; on l’y retrouve de 1530. à 1531, et de mars 1535 jusqu’à sa mort.
  19. Église Santa Maria de Anima ; tombeau terminé en 1529.
  20. Le 19 novembre 1523.
  21. Un seul subsiste : saint Pierre, transporté dans la grotte nouvelle du Vatican.
  22. Remplacé par celui du Bernin.
  23. Le 29 septembre 1529, Baldassare, à Sienne, se dit débiteur de 150 écus d’or envers un Siennois, pour payer : residuum taglie eidem magistro Baldassari in urbe facte per quosdam ex mililibus exercitus imperialis, tempore adventus Borbonis au urbem.
  24. On a de nombreux documents, au sujet de ses travaux, de 1527 à 1529. En 1530, il est de nouveau à Rome.
  25. Il est au contraire envoyé par la Seigneurie de Sienne, le 28 septembre 1529, au camp devant Florence, et donne d’utiles conseils pour le siège.
  26. En 1530.
  27. Près de Sant’Andrea della Valle.
  28. l e 6 janvier 1536.
  29. La tombe de Peruzzi a disparu.
  30. Actuellement aux Offices.