Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Bernardino PINTURICCHIO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 22-27).
Bernardino PINTURICCHIO
Peintre pérugin, né en 1454, mort en 1513

Pinturicchio[1], de Pérouse, obtint une renommée plus grande que ses œuvres ne méritaient. Toutefois, il eut une grande habileté professionnelle et sut se faire aider par quantité d élèves dans ses peintures. Après avoir exécuté, dans sa première jeunesse, une foule d’ouvrages avec son maître Pietro Perugino[2] qui lui abandonnait le tiers des profits, Pinturicchio fut appelé, à Sienne, par le cardinal Francesco Piccolomini pour peindre la Librairie[3] qui avait été élevée par le pape Pie II, dans le Dôme de cette ville. Il est vrai que les esquisses et les cartons de toutes les histoires qu’il y peignit furent de la main de Raphaël d’Urbin, alors très jeune, qui avait été son compagnon et condisciple chez Pietro, dont il avait parfaitement appris la manière. Beaucoup d’élèves de l’école de Pietro aidèrent Pitturicchio dans ce travail qu’il répartit en dix panneaux. Dans le premier[4] on voit la naissance du pape Pie II, fils de Silvio Piccolomini et de Vittoria[5] et appelé Aeneas, l’an 1405, dans le val d’Orcia, au château de Corsignano qui aujourd’hui s’appelle Pienza de son nom, ce pape l’ayant embelli et transformé en ville. Dans ce panneau, Silvio et Vittoria sont représentés au naturel, et de plus on y voit Aeneas, avec Domenico, cardinal de Capranica, traversant les Alpes couvertes de neige et de glace, pour se rendre au Concile de Bâle. Le deuxième panneau montre le Concile envoyant Aeneas en ambassade, trois fois, à Strasbourg, à Trente, à Constance, à Francfort et en Savoie. Dans le troisième, Aeneas est envoyé par l’antipape Félix auprès de Frédéric III, qu’il sut si bien gagner par son éloquence et les charmes de son esprit, que cet empereur lui décerna la couronne poétique, le nomma protonotaire, le reçut au nombre de ses amis et le choisit pour son premier secrétaire. Dans le quatrième, Aeneas est envoyé par l’empereur Frédéric à Eugène IV, qui le nomme évêque de Trieste et ensuite archevêque de Sienne, sa patrie[6]. Le cinquième représente Frédéric qui, voulant venir en Italie pour recevoir la couronne impériale, charge Aeneas de se rendre à Telamone, port des Siennois, pour recevoir Leonora, sa femme qui arrivait de Portugal. Dans le sixième, Aeneas va comme envoyé de l’empereur auprès de Calixte III, pour le décider à combattre les Turcs ; le pape se sert d’Aeneas pour éteindre la guerre allumée, à Sienne, par le comte de Pitigliano et d’autres seigneurs, sur l’instigation d’Alphonse, roi de Naples. La paix conclue, on décide la guerre contre les Orientaux ; Aeneas, de retour à Rome, est fait cardinal par le pape[7]. Le septième renferme l’exaltation d’Aeneas à la papauté, sous le nom de Pie II, après la mort de Calixte. Dans le huitième, le pape va au Concile de Mantoue, assemblé à cause de la guerre contre les Turcs ; le marquis de Lodovico le reçoit avec un splendide apparat et une magnificence incroyable. Dans le neuvième, le pape canonise Catherine de Sienne, religieuse et sainte femme, de l’ordre des Frères Prêcheurs. Dans le dixième et dernier tableau, on voit Pie II mourant à Ancóne, après avoir rassemblé, avec l’aide de tous les princes chrétiens, une puissante armée contre les Turcs. Un saint ermîte camaldule aperçoit, comme on le raconte, l’âme du pape portée au ciel par des anges, au moment précis de sa mort. On voit dans le même panneau la translation du corps de Pie II d’Ancóne à Rome, au milieu d’une foule de prélats et de seigneurs qui pleurent la mort de ce grand homme, de ce rare et saint pontife. Cet ouvrage est plein de portraits de personnages du temps, dont il serait trop long de citer les noms. Il fut exécuté avec des couleurs d’une finesse et d’un éclat merveilleux et orné de riches dorures. Au bas de chaque panneau est une inscription latine qui en explique le sujet.

Le cardinal Francesco Piccolomini, neveu de Pie II, plaça au milieu de la Librairie le groupe en marbre des Trois Grâces[8], ancien et très beau, le premier antique qui, dans ce temps, fut estimé de grand prix. Cette Librairie, dans laquelle sont tous les livres que laissa Pie II, était à peine terminée lorsque le cardinal Francesco fut créé pape, sous le nom de Pie III, qu’il voulut prendre en mémoire de son oncle. Pinturicchio peignit, dans une grande histoire, au-dessus de la porte de la Librairie qui donne dans la cathédrale, le Couronnement du pape Pie III[9] : je dis une grande histoire, parce qu’elle tient toute la largeur de la paroi. Du temps du pape Sixte, Pinturicchio avait travaillé à Rome, quand il y était avec Pietro Perugino et où il s’était mis au service de Domenico della Rovere, cardinal de San Clemente. Ce cardinal, ayant fait construire un fort beau palais, dans le Borgo Vecchio, voulut que Pinturicchio le peignît en entier et fît sur la façade les armes du pape Sixte, soutenues par deux enfants. Il peignit, de même, quelques œuvres pour Sciarra de Colonna, dans le palais de Sant’Apostolo[10]. Peu de temps après, c’est-à-dire l’an 1484, Innocent VIII, de Gênes, lui fit peindre quelques salles et loges dans le palais du Belvédère[11] ; entre autres choses et comme le voulut le pape, il orna de paysages toute une loge, parmi lesquels il introduisit les vues de Rome, de Milan, de Gênes, de Florence, de Venise, de Naples, à la manière des Flamands, ce qui plut par sa nouveauté. Dans le même endroit, il fit à fresque une Vierge, à l’entrée principale. À Saint-Pierre, dans la chapelle où l’on conserve la lance qui perça le côté du Christ, il peignit, sur un tableau en détrempe et pour le pape Innocent VIII, une Vierge plus grande que nature[12]. À Santa Maria del Popolo, il peignit deux chapelles, l’une[13] pour Domenico della Rovere et l’autre pour Innocenzio Cibo ; ces deux cardinaux sont enterrés dans leurs chapelles et y ont leurs portraits, de la main de Pinturicchio. Dans le palais du pape, il peignit quelques chambres qui donnent sur la cour Saint-Pierre, dont les plafonds et les peintures ont été renouvelées, il n’y a pas longtemps, par le pape Pie IV. Alexandre VI lui fit peindre aussi tous les appartements qu’il occupait dans le palais papal[14], ainsi que la tour Borgia. Dans une salle de cette tour, il figura les Arts libéraux et couvrit les voûtes de stucs et de dorures. Comme on ne connaissait pas alors les procédés que l’on emploie aujourd’hui pour travailler le stuc, la plupart ces ornements sont en très mauvais état. Au-dessus d’une porte, il représenta la signora Giula Farnèse sous les traits de la Vierge, devant laquelle est en adoration le pape Alexandre.

Il se servit beaucoup dans ses peintures d’ornements dorés en relief pour satisfaire ceux qui ne s’entendaient pas aux choses de l’art, et donner à ses œuvres une apparence plus éclatante, ce qui est absurde en peinture. Ainsi, ayant fait dans ces salles une histoire de sainte Catherine, il mit en relief les arcs de Rome, il peignit les figures, de sorte que ces monuments, au lieu de fuir sur le dernier plan, viennent plus en avant que les figures peintes derrière lesquelles ils se trouvent, ce qui est une grande hérésie dans notre art. Il couvrit de grotesques une foule de salles du château Saint-Ange[15], et dans la grosse tour du jardin il peignit divers sujets tirés de la vie du pape Alexandre. On y voit une quantité de portraits, entre autres ceux de César Borgia et de ses sœurs.

À Monte Oliveto de Naples, dans la chapelle de Paulo Tolosa, il y a une Assomption de sa main[16]. Il fit une quantité d’autres œuvres[17] par toute l’Italie, que je passe sous silence car ce sont des œuvres de métier et non pas d’art. Il avait coutume de dire que le plus grand relief qu’un peintre puisse donner à ses figures est de s’inspirer de lui-même, et non pas de s’astreindre aux principes, ou d’étudier les autres maîtres. Il travailla aussi à Pérouse, mais peu. Dans l’église d’Ara Cœli, il peignit la chapelle de San Bernardino[18], et à Santa Maria del Popolo, où il décora les deux chapelles dont nous avons déjà parlé, il figura les quatre Docteurs de l’Église sur la voûte de la grande chapelle[19].

Enfin, parvenu à l’âge de cinquante-neuf ans, il eut à faire une Nativité de la Vierge[20], pour les religieux de San Francesco de Sienne, qui lui donnèrent une chambre que, sur sa demande, ils débarrassèrent de tous les meubles qui s’y trouvaient, à l’exception d’un coffre vieux et de grandes dimensions, qui leur parut trop incommode à déplacer. Mais Pinturicchio, en homme étrange et fantasque qu’il était, fit tant de bruit et si souvent que les Frères, en désespoir de cause, se décidèrent à le transporter ailleurs. Leur bonheur voulut qu’en le sortant, une planche se brisât qui laissa voir cinq cents ducats d’or. Pinturicchio en eut tant de chagrin, ne pouvant supporter la bonne aubaine qui survenait à ces pauvres moines, qu’il en eut l’esprit tout obsédé, et qu’il en mourut[21]. Ses peintures datent de l’an 1513 environ.

Il eut pour compagnon et ami, quoique plus âgé, Benedetto Buonfiglio, peintre pérugin qui travailla au Vatican. À Pérouse, il peignit dans la chapelle de la Seigneurie divers traits de la vie de San Ercolano, évêque et protecteur de la ville, et quelques miracles opérés par saint Louis[22]. À San Domenico, il fit en détrempe une Adoration des Mages et un tableau représentant différents saints[23]. En somme, il fut très estimé dans sa patrie, avant que Pietro Perugino fut connu[24].

Dans le même temps, il y eut un excellent peintre à Foligno appelé Niccolo Alunno[25]. La peinture à l’huile étant encore peu en usage avant Pietro Perugino, Niccolo passa pour excellent, ainsi que d’autres dont la renommée ne subsista pas. Bien qu’il ne travaillât qu’à la détrempe, il obtint un grand succès par l’animation qu’il sut donner aux têtes de ses personnages qu’il copiait d’après nature avec tant de soin qu’elles paraissaient vivantes. À Sant’ Agostino de Foligno, il y a de sa main un tableau représentant la Nativité du Christ et une prédelle couverte de petites figures[26]. Il laissa également des œuvres importantes à Assise, dans l’église de San Francesco et dans la cathédrale.

Terminons en disant que Pinturicchio[27] gagna la faveur d’une foule de princes et de seigneurs, en leur donnant rapidement terminées les œuvres qu’ils désiraient, mais certainement moins bonnes que s’il leur avait consacré plus de temps et plus de soin.


  1. Fils de Benedetto di Biagio : immatriculé au Collège des Peintres de Pérouse, en 1500.
  2. Né seulement huit ans avant lui.
  3. Élevée par le même cardinal Francesco ; les peintures furent commandées le 29 juin 1502, pour 700 ducats d’or. Pinturicchio en fut payé le 18 janvier 1509.
  4. Vasari a commis quelques inexactitudes dans la description de ces fresques.
  5. Forteguerri.
  6. En 1449 ; nommé non par Eugène IV, mais par Nicolas V, son successeur. L’évêché de Sienne ne fut transformé en archevêché qu’en 1459 par Pie II.
  7. Nicolas V, en 1454.
  8. Actuellement au Musée du Dôme de Sienne.
  9. Existe encore.
  10. Ces peintures n’existent plus.
  11. Plafond du Musée Pio Clementino.
  12. Ces deux Vierges n’existent plus.
  13. Existe encore ; les peintures de la chapelle Cibo n'existent plus.
  14. Toutes ces fresques existent encore, 1493-1498. Pinturicchio peignit deux fresques dans la chapelle Sixtine.
  15. Ces peintures n’existent plus.
  16. Au musée de Naples.
  17. Entre autres les fresques de la cathédrale de Spello.
  18. Chapelle Bufalini, existe encore, 1497-1500.
  19. Un couronnement de la Vierge, les quatre Docteurs, les Évangélistes et les Sibylles. Existent encore.
  20. Détruite dans l’incendie du 24 août 1655.
  21. Un contemporain, Sigismondo Tizio, curé de la paroisse où habitait Pinturicchio, raconte au contraire qu’étant malade il fut enfermé par sa femme Grania, et mourut de faim le 11 décembre 1513.
  22. Existe encore en mauvais état.
  23. Tous deux à la Pinacothèque de Pérouse.
  24. II mourut en 1496.
  25. 1430-1502 ; un tableau de lui au Louvre.
  26. Actuellement à San Niccolo, peints en 1492.
  27. Le 7 mai 1513, il fait son testament corpore languens, et meurt le 11 décembre 1513. Enterré dans l’Oratoire della Contrada dell’Istrice.