Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Filippo LIPPI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 17-22).
Filippo LIPPI
Peintre florentin, né en 1457, mort en 1504

À cette époque vécut à Florence un peintre d’un beau génie et d’une charmante invention, appelé Filippo[1], fils de Fra Filippo del Carmine[2] lequel, suivant dans la peinture les traces de son père mort, fut guidé et instruit, étant encore très jeune, par Sandro Botticello, bien que son père, en mourant, l’eût recommandé à Fra Diamante, son ami intime et pour ainsi dire son frère. Filippo eut un esprit si bien doué, avec une si riche invention dans la peinture, il fut si original et si neuf dans son ornementation, qu’il fut le premier à montrer aux modernes le mode nouveau de varier les costumes et à orner richement ses figures avec de simples draperies à l’antique. Il fut également le premier à se servir de grotesques imités de l’antique, dans des œuvres peintes en camaïeu ou dans des frises de couleur, avec plus de dessin et de grâce qu’on n’en avait montré avant lui. Ce fut une merveilleuse chose à voir que les étranges caprices qu’il exprima en peinture. Bien plus, jamais il ne travailla après aucune œuvre, dans laquelle il ne se servît adroitement d’antiquités romaines, telles que des armes, des trophées, des vases, des costumes et tant d’autres choses diverses et belles, en sorte qu’on lui doit avoir une reconnaissance infinie et éternelle pour avoir en cette partie ajouté de la beauté et de l’ornementation à l’art.

Dans sa première jeunesse[3], il termina, dans l’église del Carmine, à Florence, la chapelle des Brancacci, commencée par Masolino et non entièrement achevée par Masaccio, à cause de sa mort. Filippo lui donna donc de sa main son entier achèvement et fit le reste d’une histoire qui manquait, dans laquelle saint Pierre et saint Paul ressuscitent le neveu de l’empereur. Dans la figure de l’enfant nu, il représenta Francesco Granacci, peintre, alors très jeune, et, entre autres personnages de l’époque, Antonio Pollaiolo et lui-même, aussi jeune qu’il était, ce qu’il ne fit plus jamais dans le reste de sa vie. Dans l’histoire suivante, il fit le portrait de Sandro Botticello, son maître.

Il peignit ensuite à détrempe, dans la chapelle de Francesco del Pugliese, à Campora, couvent des moines de la Badia situé hors de Florence, sur un tableau, un saint Bernard à qui apparaît la Vierge avec quelques anges, pendant qu’il écrit dans un bois. Ce tableau, qui fut jugé admirable pour la représentation des rochers, des livres, de la verdure et d’autres choses semblables, fut enlevé de sa place pendant le siège et mis, pour être préservé, dans la sacristie de la Badia de Florence[4]. À Santo Spirito, il peignit un tableau[5] représentant la Vierge, avec saint Martin, saint Nicolas et sainte Catherine, pour Tanaï de’ Nerli. On en voit un autre[6] dans la chapelle des Ruccellai, à San Brancazio, et à San Raffaello, une Crucifixion entre deux figures sur fond d’or[7]. À San Francesco, hors de la Porta a San Miniato, il fit, devant la sacristie, un Dieu le Père avec beaucoup d’enfants[8]. À Prato, il fit diverses figures : une au Palco[9], couvent des Frères del Zoccolo, situé hors de la ville ; une Vierge avec saint Étienne et saint Jean-Baptiste[10], dans la salle d’audience des Prieurs, et une fresque dans un tabernacle au coin, à Mercatale, vis à vis du monastère des religieuses de Santa Margherita, qui renferme une très belle Vierge entourée d’un chœur de séraphins sur un fond de lumière[11]. Entre autres choses, il montra beaucoup d’art et d’esprit d’observation dans le dragon qui est sous les pieds de sainte Marguerite et qui est si étrange, si horrible, qu’il paraît lancer le venin, le feu et la mort. Le reste de cette œuvre est d’un coloris si vif et si frais qu’elle mérite d’être louée infiniment. À Lucques, il exécuta pareillement quelques œuvres, en particulier dans l’église San Ponziano[12], appartenant aux Frères de Monte Oliveto, un tableau dans une chapelle au milieu de laquelle, dans une niche, est un saint Antoine très beau, en relief, de la main d’Andrea Sansovino, excellent sculpteur.

Filippo, sollicité d’aller en Hongrie, auprès du roi Mathias Corvin, s’y refusa ; mais, en échange, il exécuta à Florence, pour ce roi, deux tableaux fort beaux qui lui furent envoyés[13]. Sur l’un d’eux, il reproduisit le roi, tel qu’il le vit sur des médailles. Il envoya également diverses peintures à Gênes, et fit, à Bologne, dans l’église San Domenico, à côté de la chapelle du maître-autel et à main gauche, un saint Sebastien, tableau digne d’éloges[14]. Pour Tanaï de’ Nerli, il fit un autre tableau[15] à San Salvadore hors de Florence, et pour Piero del Pugliese, son ami, une peinture de petites figures exécutées avec tant d’art et de soin qu’un autre citoyen voulant un tableau semblable, Filippo le lui refusa, disant qu’il était impossible de le refaire[16].

À la prière de Laurent l’Ancien de Médicis, il entreprit pour Olivieri Caraffa, cardinal napolitain, son ami, une grande œuvre à Rome. En se rendant dans cette ville, il passa, suivant le désir de Laurent, par Spolète, pour faire élever, aux frais de celui-ci, un mausolée de marbre en l’honneur de son père. Fra Filippo, dont le corps avait été refusé par les habitants à Laurent qui voulait le transporter à Florence. Il dessina dans un beau style ce tombeau[17], et Laurent le fit élever sur ce dessin, comme on l’a dit autre part, d’une façon belle et coûteuse. Arrivé à Rome, Filippo peignit, pour le cardinal Caraffa, une chapelle dans l’église de la Minerva[18] ; il y représenta différentes scènes de la vie de saint Thomas d’Aquin et quelques sujets poétiques, très ingénieusement trouvés, l’inspiration lui ayant toujours été propice. On y voit la Foi faisant prisonnière l’Infidélité, ainsi que les hérétiques et les non croyants. De même que le Désespoir est sous l’Espérance, de même d’autres Vertus subjuguent les Vices qui leur sont contraires. Dans la Discussion, saint Thomas, assis dans une chaire, défend l’Église contre une troupe d’hérétiques ; à ses pieds se tiennent, vaincus Sabellius, Arius, Averrhoès et autres, revêtus de charmants costumes. On voit encore saint Thomas priant, lorsque le Crucifix lui dit : Bene scriptisti de me, Thoma ; le compagnon du saint reste saisi de stupéfaction et presque hors de lui en entendant le Crucifix parler ainsi. Le tableau[19] de l’autel représente l’Annonciation, et, sur le revers, l’Assomption de la Vierge et les douze Apôtres entourant son tombeau. Cette œuvre est regardée comme excellente et comme un parfait travail à fresque. Il y représenta au naturel Olivieri Caraffa, cardinal et évêque d’Ostie, dont le corps fut déposé dans cette chapelle, l’an 1511[20], et ensuite transporté dans l’évêché de Naples.

De retour à Florence, Filippo se chargea de faire, tout à son aise, la chapelle de Filippo Strozzi l’ancien, à Santa Maria Novella[21] et la commença. Lorsqu’il eut terminé la voûte, il fut obligé de retourner à Rome où il fit, en stuc, le tombeau du cardinal Olivieri et la décoration d’une petite chapelle de la même église en bas-reliefs de plâtre et avec des statues, travail qui lui fut payé 2.000 ducats d’or, sans compter les couleurs d’outremer et les gages des apprentis. Dès qu’il eut touché cette somme, Filippo revint à Florence, où il termina la chapelle Strozzi. Elle fut exécutée avec tant d’art et de dessin qu’elle remplit d’admiration quiconque la voit, à cause de la nouveauté et de la variété des originalités qui y sont. Dans la Résurrection de Drusiana par saint Jean l’évangéliste[22], on voit, admirablement rendu, l’étonnement qu’éprouvent les assistants de voir un homme rendre la vie à une morte par un simple signe de croix. Le plus étonné de tous est un prêtre ou philosophe, qui tient un vase à la main et qui est vêtu a l’antique. Pareillement dans cette fresque, au milieu de plusieurs femmes diversement costumées, un enfant, effrayé par un petit épagneul tacheté de rouge qui tient sa robe avec les dents court vers sa mère et se cache dans ses vêtements, paraissant avoir aussi peur d’être mordu par le chien que sa mère est épouvantée et pleine d’une certaine horreur en voyant la résurrection de Drusiana. Dans la fresque suivante, qui représente saint Jean condamné à bouillir dans l’huile on voit la colère du juge qui ordonne d’augmenter la violence du feu et la réverbération des flammes sur le visage de celui qui souffle. Sur l’autre paroi est saint Philippe, dans le temple de Mars, qui fait sortir de dessous l’autel le serpent dont la puanteur fait mourir le fils du roi. Dans l’escalier où est pratiqué le trou par où sort le serpent, le peintre représenta si bien la rupture d’une marche, qu’un soir un des élèves de Filippo courut toute en hâte pour y mettre je ne sais quel objet qu’il voulait dérober à la vue d’un visiteur qui frappait à la porte, et ne s’aperçut qu’alors de son erreur. Le serpent qui jette du venin, du feu et de la puanteur, paraît également plutôt vivant que peint. On admire encore beaucoup le Crucifiement de saint Philippe. Le peintre imagina, par ce que l’on en voit, que le saint fut étendu sur la croix posée à terre et que celle-ci fut ensuite dressée à l’aide de câbles qui s’enroulent autour de pilastres et de fragments de ruines antiques, et sont tirés par les bourreaux. Un autre enfourche la croix avec une échelle, pour la soutenir, et un autre se sert d’un énorme pieu, en guise de levier, pour la pousser dans le trou en terre destiné à la recevoir. Cette fresque, dont le dessin et l’invention ne laissent rien à désirer, est entourée de grotesques et d’autres choses peintes en couleur de marbre très originales, très belles de dessin et d’invention. Filippo fit aussi pour les moines Scopetini, à San Donato hors de Florence, couvent aujourd’hui détruit, un tableau représentant l’Adoration des Mages[23], dans laquelle il reproduisit les traits de plusieurs membres de la famille Médicis ainsi que des Maures, des Indiens, des costumes bizarrement arrangés et une cabane très singulière. Au Poggio à Caiano, il commença, dans une loggia, pour Laurent de Médicis, un Sacrifice, peint à fresque[24], qui resta inachevé. Pour les religieuses de San leronimo, sur la côte à San Giorgio de Florence, il commença le tableau du maître-autel, qui fut terminé par d’autres peintres. Dans le Palais de la Seigneurie, il fit le tableau[25] de la salle où se tiennent les Huit, et le dessin d’un autre grand tableau[26], avec son cadre, pour la salle du Conseil. Ce dessin ne fut pas mis à exécution, à cause de sa mort. Il fit, pour l’église de la Badia de Florence, un saint Jérôme très beau[27] et commença, pour le maître-autel des Frères della Nunziata, une Déposition de Croix[28], dont il ne termina que les figures de la moitié supérieure, parce que, saisi d’une fièvre violente et de cette maladie qu’on appelle vulgairement une angine, il mourût en peu de jours, à l’âge de quarante-cinq ans[29].

Comme il avait toujours été courtois, affable et aimable, il fut regretté de tous ceux qui l’avaient connu et particulièrement par la jeunesse de sa noble patrie qui, dans les fêtes publiques, les mascarades et autres spectacles, eut toujours recours au talent et à l’imagination de Filippo, car dans cette sorte de choses il n’avait pas son égal. Il parvint ainsi à effacer la tache, quelle qu’elle soit, de sa naissance, non pas par l’excellence de son art, dans lequel il ne fut inférieur à personne de son temps, mais par son mode de vivre, modeste et civil, surtout par l’amabilité et la courtoisie de ses manières. Ses fils[30] l’ensevelirent à San Michele Bisdomini, le 13 avril 1505[31] et lorsqu’on porta son corps à l’église, toutes les boutiques de la Via de’ Servi se fermèrent, comme on a coutume de le faire quelquefois pour les obsèques des grands hommes.



  1. Il signait Filippino pour se distinguer de son père.
  2. Et de Lucrezia Buti.
  3. En 1484.
  4. Actuellement première chapelle à gauche, 1487.
  5. En place.
  6. À la Galerie nationale de Londres, depuis la suppression de l’église. Ce tableau représente une Vierge entre saint Jérôme et saint Dominique.
  7. Au Musée de Berlin ; l’église de San Raffaelo a été supprimée.
  8. Peinture perdue.
  9. C’est une Vierge avec le Christ, actuellement à la Pinacothèque de Munich.
  10. Actuellement à la Galerie communale de Prato, 1501.
  11. Cette fresque existe encore, datée MCCCCIXXXXVIII.
  12. Église supprimée ; ce tableau est inconnu.
  13. Terminés en 1488 ; ces tableaux ont disparu.
  14. C’est un mariage mystique de sainte Catherine, signe : OPVS PHILIPPINI FLOR. PICT. A S MCCCCCI.
  15. Qui doit faire double emploi avec celui de San Francesco, la même église portant ces deux noms.
  16. Peinture non retrouvée
  17. Qui existe encore.
  18. Ces peintures existent encore en partie. 1489.
  19. En place.
  20. Mort le 20 janvier 1551, à 80 ans.
  21. Contrat du 21 avril 1487. Ces fresques existent encore ; terminées en 1502.
  22. Signée : A. S. MCCCCCII. PHILIPPINUS DE LIPPIS FACIEBAT.
  23. Aux Offices, signé au revers en rouge : Filippus me pinsit de Lipis Florentinus, addi 29 di marzo 1496.
  24. N’existe plus.
  25. C’est une Vierge, datée 1485 ; actuellement aux Offices.
  26. Commandé le 28 mai 1498.
  27. Peinture perdue.
  28. Terminée en 1505 par Pietro Perugino. Commandée en 1503, pour 200 écus d’or ; actuellement à l’Académie des Beaux-Arts.
  29. Le 18 avril 1504 à 47 ans.
  30. Il eut trois fils de sa femme Maddalena Monti, qu’il avait épousée en 1497.
  31. Le 20 avril 1504. On lit dans le livre des peintres, dit Il libro rosso : Filippo di frate Filippo da Prato mori addi 18 d’aprile 1504 e sotterossi in Samichele Visdomini Idio gli perdoni.