Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Conclusion de tout l'ouvrage
DORBON-AINÉ, (2, p. 465-467).
N obles et honorés artistes, à l’utilité et à la commodité desquels
j’ai principalement pensé en mettant la main, une seconde fois,
à un ouvrage d’aussi longue haleine, je me vois à cette heure parvenu,
avec la ferveur et l’appui de la grâce divine, au terme que je m’étais
promis d’atteindre, au début du présent travail. C’est pourquoi, remerciant
Dieu tout d’abord, et ensuite mes seigneurs qui m’ont permis de
faire en toute commodité ce que je m’étais propose, je vais donner
quelque repos à ma plume et à mon esprit fatigué ; je le ferai après
avoir donné quelques brèves explications. Si donc il devait paraître à
quelqu’un que quelquefois en écrivant j’ai été un peu long et prolixe,
qu’il sache que j’ai voulu être clair le plus qu’il m’a été possible, et
exposer les choses à autrui, de manière que ce qui n’a pas été compris,
ou que je n’ai pas su dire dans la première édition soit désormais d’une
évidente clarté. Et si ce que j’ai dit une première fois se trouve répété
dans un autre endroit, il y en a deux raisons : la première est qu’ainsi
voulait la matière dont je me suis occupé, et la deuxième que, dans
les temps que je refaisais mon ouvrage dans la forme où il a été réimprimé,
j’ai interrompu mon travail plus d’une fois, je ne dirai pas pendant
des jours, mais bien pendant des mois, soit à cause de voyages, soit
à cause de travaux excessifs que j’ai entrepris, en œuvres de peintures,
en dessins ou en constructions. J’ajouterai d’ailleurs en toute franchise
qu’il me paraît presque impossible d’éviter toutes les erreurs. Quant à
ceux qui estimeront que j’ai trop loué quelques artistes, ou anciens ou
modernes, et qui, comparant ces vieux maîtres à ceux de notre époque,
les tourneront en ridicule, je ne sais leur répondre qu’une chose, c’est
que j’estime avoir toujours décerné mes louanges, non pas sans raison
établie, mais, comme on dit, en tenant compte des lieux, des temps
et des autres circonstances analogues. En vérité, si célèbre que Giotto
ait été de son temps, pour le prendre comme exemple, je ne sais ce
qu’on aurait dit de lui et d’autres maîtres anciens, s’ils avaient vécu au
temps de Buonarroti ; en outre, les hommes de ce siècle qui a atteint
le comble de la perfection ne seraient pas au point où ils en sont, s’ils
n’avaient pas eu de pareils prédécesseurs. En somme, que l’on soit
persuadé que, si j’ai loué ou blâmé, ce n’était pas par mauvais sentiment,
mais seulement pour dire la vérité, ou ce que je croyais être tel.
Mais on ne peut pas toujours avoir en main la balance de l’orfèvre, et
celui qui a éprouvé ce que c’est qu’écrire, particulièrement quand on
a à faire des parallèles, qui sont ennuyeux de leur nature, ou à donner
des appréciations, aura de l’indulgence pour moi. Moi seul, d’ailleurs,
sais que de fatigues, que d’ennuis et que d’argent il m’en a coûté pendant
tant d’années, pour achever cet ouvrage. J’y ai rencontré tant et
de si grandes difficultés, que plusieurs fois je l’aurais abandonné par
découragement, si quantité de vrais et bons amis, auxquels je resterai
toujours extrêmement reconnaissant, n’étaient venus à mon secours, et
n’avaient relevé mon courage. En m’exhortant à continuer, ils m’apportaient
tout l’appui amical dont ils étaient capables, avec force notices
avis et renseignements de toute sorte, qui me laissaient très perplexe
et hésitant, quand je les avais vus. Vraiment ces aides ont été telles
qu’elles m’ont permis exactement de découvrir la vérité, et de publier
cet ouvrage, afin de remettre en lumière, pour la plus grande utilité
de ceux qui viendront après nous, la mémoire, presque entièrement
éteinte, de tant de génies rares et précieux.
Dans ce travail, comme je l’ai déjà dit, ne m’ont pas été d’un mince secours les écrits de Lorenzo Ghiberti, de Domenico Ghirlandajo et de Raphaël d’Urbin ; si je leur ai prêté foi, j’ai néanmoins toujours voulu comparer leur dire avec la vue des œuvres, car on sait bien que la longue pratique apprend aux peintres désireux de savoir à ne pas regarder les diverses manières des artistes autrement que ne fait un archiviste savant et expérimenté des écrits divers et variés de ses semblables, ou que ne fait chacun des caractères de ses amis les plus familiers et des plus proches parents.
À présent, si j’ai atteint le but que j’ai souhaité, à savoir d’instruire à la fois et d’amuser, je me déclarerai entièrement satisfait ; et s’il en est autrement, je serai tout de même content, ou tout au moins ma peine sera allégée, ayant été consacrée à un travail si honorable, et qui doit me rendre digne d’indulgence, sinon de pardon, de la part des gens de mérite. Mais, pour en venir désormais à la fin d’un si long discours, j’ai écrit en peintre, dans l’ordre et le style que j’ai crus les meilleurs. Quant à la langue que je parle, qu’elle soit florentine ou toscane, et quant au style que j’ai cherché à rendre aussi facile et aussi aisé que j’ai pu, j’ai laissé de côté les périodes longues et ornées, ainsi que le choix des termes propres et les autres ornements du parler et de l’écrire doctement, à ceux qui n’ont pas, comme moi, plutôt les pinceaux que la plume à la main, ou plutôt la tête aux dessins qu’aux écrits. Si j’ai répandu dans cet ouvrage quantité d’expressions propres à nos arts, dont par aventure les plus grandes illustrations de notre langue se sont servies, je l’ai fait parce que je ne pouvais pas faire autrement, et pour être compris de vous autres artistes, pour lesquels, comme je l’ai déjà dit, j’ai particulièrement entrepris cet ouvrage. Au reste, comme j’ai fait pour le mieux, acceptez de bonne grâce, et ne me demandez pas ce que je ne pourrais ou ne saurais faire, vous déclarant satisfaits de ma bonne volonté, et du désir que j’ai eu et que j’aurai toujours de servir et de plaire à autrui.