Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Michel-Ange BUONARROTI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 387-464).
Michel-Ange BUONARROTI
Peintre, sculpteur et architecte florentin, né en 1475 mort en 1564

Tandis que les esprits industrieux et élevés, grâce à la lumière du très célèbre Giotto et de ses successeurs, s’efforçaient de donner au monde une preuve de la valeur dont la bienfaisance de leur étoile et leur complexion naturelle les avaient doués ; tandis que, désireux d’imiter la grandeur de la nature par l’excellence de l’art, pour parvenir, autant qu’il leur était permis, à cette suprême connaissance des choses qu’on nomme généralement l’intelligence, ils se livraient aux plus grands efforts, quoique bien souvent en vain ; le bienveillant Maître des cieux tourna les yeux vers la terre, et voyant la vaine infinité de tant de fatigues, l’insuccès de tant d’études opiniâtres et la présomptueuse opinion des hommes plus éloignés de la vérité que les ténèbres ne sont distantes de la lumière, le Maître des deux, dis-je, se décida à envoyer sur la terre un génie qui fût universel dans tous les arts et dans tous les métiers, et qui montrât par lui seul quelle chose est la perfection de l’art du dessin, tant pour esquisser, faire les contours, les ombres et les lumières, donner du relief aux choses de la peinture, introduire un jugement droit dans les procédés de la sculpture, enfin, en architecture, rendre les habitations commodes et sûres, saines, agréables, bien proportionnées et riches dans les ornements variés. Il voulut en outre douer ce génie de la vraie philosophie morale, en l’agrémentant de la douce poésie, en sorte que le monde le considérât et l’admirât comme son unique miroir, dans la vie, dans les œuvres produites, dans la sainteté des mœurs, en un mot dans toutes les actions humaines de manière enfin que cet homme fût regardé par nous comme une créature divine plutôt que terrestre. Et comme Dieu vit que dans la pratique de ces arts, c’est-à-dire en peinture, en sculpture et en architecture, les génies toscans ont toujours été supérieurs à n’importe quel autre d’Italie comme étant plus accoutumés aux fatigues et aux études de tous ces arts, il voulut doter de sa dernière création la ville de Florence, la plus digne entre toutes les villes, pour faire parvenir les Florentins au plus haut point de perfection, par le moyen d’un de leurs concitoyens. L’an 1474 donc[1], naquit sous une heureuse étoile, dans le Casentin, un fils qu’une épouse noble et vertueuse[2] donna à Lodovico di Lionardo Buonarroti Simoni, que l’on prétend être un descendant de la noble et si antique famille des comtes de Canossa. Lodovico[3] était cette année-là podestat du château de Chiusi e Caprese, voisin du rocher de la Vernia, où saint François reçut les stigmates, dans le diocèse d’Arezzo. Ce fils lui naquit le 6 mars, qui était un dimanche, vers les huit heures de la nuit, et il le nomma Michel-Ange, parce que, n’y pensant pas autrement, mais par une inspiration d’en haut, il le regarda plutôt comme une créature céleste supérieure à la vie humaine, et, comme on le vit ensuite par son horoscope [Mercure et Vénus s’étant présentés avec un aspect bénin dans la deuxième maison de Jupiter], il montrait que cet enfant devait plus tard produire des œuvres admirables et étonnantes, grâce à sa main et à son génie. Ayant terminé ses fonctions de podestat, Lodovico retourna à Florence, et dans la villa de Settignano, à trois milles de la cité, où il avait un domaine, provenant de ses ancêtres [cet endroit est riche en pierre de taille, et rempli de carrières de macigno, qui sont travaillées par les tailleurs de pierre et les sculpteurs, dont le plus grand nombre est originaire de là], il donna Michel-Ange à nourrir à la femme d’un tailleur de pierre. C’est pourquoi Michel-Ange, causant un jour avec Vasari, lui disait en plaisantant : « Giorgio, si j’ai quelque chose de bon dans l’esprit, cela provient de ce que je suis né dans l’air subtil de votre pays d’Arezzo, de même que j’ai tiré du lait de ma nourrice les ciseaux et la masse avec lesquels je fais mes statues. » La famille de Lodovico s’augmenta considérablement avec le temps ; comme il était peu aisé et qu’il avait peu de revenus, il se décida à faire apprendre à ses fils les métiers de la laine et de la soie. Quant à Michel-Ange, lorsqu’il fut un peu plus âgé, on le mit auprès de Maestro Francesco da Urbino, pour apprendre la grammaire ; comme son génie le poussait à cultiver le dessin, il consacrait tout le temps dont il pouvait disposer à dessiner, bien qu’il fût grondé et quelquefois battu par son père et ses aînés, qui considéraient peut-être cette occupation, qui leur était inconnue, comme une chose vile et indigne de leur antique maison. Dans ce temps, Michel-Ange s’était lié d’amitié avec Francesco Granacci qui, bien que très jeune, avait été placé auprès de Domenico del Ghirlandajo, pour apprendre l’art de la peinture ; Granacci, qui avait pour lui une vive affection et qui le voyait très apte au dessin, le fournissait journellement de dessins de Ghirlandajo, alors considéré, non seulement à Florence, mais encore dans toute l’Italie, comme un des meilleurs maîtres. Le désir de Michel-Ange croissant donc chaque jour, et Lodovico n’arrivant pas à l’en détourner, celui-ci se décida à tirer quelque parti de ce mal qu’il voyait sans remède, et, ayant pris conseil de ses amis, il plaça son fils auprès de Domenico Ghirlandajo. À ce moment, Michel-Ange avait quatorze ans, et, comme des écrivains[4] postérieurs à l’année 1550, dans laquelle j’ai édité pour la première fois ces Vies, pour n’avoir pas vécu familièrement avec Michel-Ange, ce qui leur a fait dire des choses qui n’ont jamais existé, et laisser de côté quantité de points dignes d’être notés, en particulier celui-ci, ont accusé Domenico d’avoir été quelque peu jaloux de lui et de ne lui avoir donné aucun appui, j’affirme que le fait est faux, comme on peut le voir par ces lignes écrites de la main de Lodovico, père de Michel-Ange, sur les livres de Domenico, qui sont actuellement auprès de ses héritiers : « 1488. Ce premier jour d’avril, moi, Lodovico di Lionardo di Buonarota, j’ai placé mon fils Michel-Ange auprès de Domenico et de Davit di Tommaso di Currado, pour les trois années à venir, aux conditions suivantes : ledit Michel-Ange restera avec les sus-nommés le temps indiqué, pour apprendre la peinture, peindre et faire tout ce que les sus-nommés lui ordonneront. Ils lui donneront dans ces trois ans vingt-quatre florins di sugello, la première année six, huit la deuxième, dix florins la troisième, en tout la somme de quatre-vingt-seize livres. » Au-dessous se trouve écrit, également de la main de Lodovico : « Ledit Michel-Ange a reçu aujourd’hui 16 avril deux florins d’or. Moi, Lodovico di Lionardo, son père, ai reçu à son compte douze livres douze. » J’ai copié ces passages sur le propre livre de Ghirlandajo, pour montrer que tout ce qu’on a alors écrit et que l’on écrira est la vérité ; je ne connais personne qui ait plus fréquenté Michel-Ange que moi, il n’a pas eu d’ami, ni de serviteur plus fidèle que moi, et je crois que personne ne peut montrer plus de lettres qu’il ne m’en a écrites, ni avec plus d’affection. C’est par amour de la vérité que j’ai fait cette digression ; et je n’y reviendrai plus.

Michel-Ange croissait en taille et en mérite, de manière que Domenico restait stupéfait de le voir exécuter des œuvres au-dessus de son âge, et il lui semblait que non seulement Michel-Ange surpassait ses autres disciples qui étaient nombreux, mais que souvent il égalait les œuvres que lui-même, son maître, produisait. Un jour, un des élèves de Domenico ayant dessiné à la plume quelques femmes vêtues à la manière de Ghirlandajo, Michel-Ange prit le papier, et, avec une plume plus grosse, repassa l’une de ces femmes, en la drapant à nouveau de la manière qu’elle devait être pour être parfaite ; chose admirable à voir que cette différence des deux manières, ainsi que la bonté du jugement dans ce jeune homme, assez fier et hardi, pour oser se permettre de corriger les œuvres de son maître. Je possède actuellement ce dessin, et je le conserve précieusement, l’ayant eu du Granacci. Quand j’étais à Rome en 1550, je le montrai à Michel-Ange, qui le reconnut et le revit avec plaisir, disant par modestie qu’il savait mieux dessiner dans sa jeunesse que maintenant qu’il était vieux. Or il arriva que, Domenico peignant la grande chapelle de Santa Maria Novella, un jour qu’il était absent, Michel-Ange se mit à dessiner l’échafaudage, avec tout l’attirail de peintre et quelques-uns des élèves qui travaillaient. Domenico, étant de retour, et ayant vu le dessin de Michel-Ange, s’écria : « Celui-ci en sait plus que moi ! » restant stupéfait de la nouvelle manière et du nouveau genre que le ciel faisait se manifester dans ce jeune homme d’un âge si tendre ; et en vérité, ces qualités étaient telles qu’on aurait pu les souhaiter à un vieux maître éprouvé. Tout ce que Michel-Ange savait, et toute la grâce qu’il pouvait mettre dans ses œuvres, il les tenait de son naturel exercé par l’étude et la pratique de son art ; aussi produisait-il en lui des fruits chaque jour plus divins, comme il le montra clairement dans une copie qu’il fit d’une estampe de Martin Schœn, et qui lui donna un grand renom. En effet, comme il était arrivé à Florence une planche de ce Martin, qui représentait des diables tourmentant saint Antoine, et gravée sur cuivre, Michel-Ange la copia à la plume d’une manière qu’on ne connaissait pas, et la reproduisit ensuite en couleurs. Pour rendre quelques formes étranges de diables, il achetait des poissons ayant des écailles de couleurs bizarres ; et dans cette œuvre il montra tant de talent qu’il en retira renom et crédit. Il copia encore des dessins de différents maîtres anciens, avec une telle exactitude qu’on s’y trompait ; car il teignait les papiers, les vieillissait avec de la fumée et d’autres produits, de manière qu’étant salis ils paraissaient anciens à s’y méprendre et ne pouvaient être distingués des originaux. Il faisait cela uniquement pour obtenir les originaux, en donnant en échange les copies à leurs possesseurs, car il admirait ces vieilles choses, à cause de l’excellence de l’art, et cherchait sans cesse à les surpasser. Cela aussi lui attira un grand renom.

À cette époque, Laurent le Magnifique avait installé, dans son jardin de la place San Marco, le sculpteur Bertoldo, non pas tant comme gardien et conservateur des beaux antiques qu’il y avait rassemblés à grands frais, que parce que, désirant vivement créer une école d’excellents peintres et sculpteurs, il voulait qu’ils eussent pour guide et pour chef le dit Bertoldo, qui était élève de Donato. Bien qu’il fût si vieux qu’il ne pouvait plus produire. Bertoldo était néanmoins un maître d’une grande pratique et très renommé, non seulement pour avoir soigneusement réparé les bronzes de la tribune des chanteurs, de Donato, son maître, mais encore pour quantité d’autres bronzes représentant soit des batailles, soit des sujets moins importants, travail dans lequel il ne se trouvait alors personne à Florence qui l’égalât. Ainsi donc, comme Laurent, qui portait un grand amour à la peinture et la sculpture, se plaignait que de son temps il n’y eût pas de sculpteurs remarquables et aussi célèbres que les peintres qui florissaient alors, il se décida, comme j’ai dit plus haut, à ouvrir une école, et pour cela il demanda à Domenico Ghirlandajo s’il avait dans son atelier des jeunes gens qui fussent aptes à ce qu’il voulait, ajoutant que, dans ce cas, il devait les envoyer dans son jardin où il désirait les faire travailler, de manière à faire honneur à lui et à sa patrie. Domenico lui envoya entre autres Michel-Ange et Francesco Granacci, en les donnant pour d’excellents élèves. Ceux-ci étant allés au jardin, y trouvèrent Torrigiano, jeune homme de la famille des Torrigiani, qui exécutait, en terre, certaines figures de ronde-bosse que Bertoldo lui avait données à faire. Michel-Ange en fit quelques-unes par émulation, et qui donnèrent de grandes espérances à Laurent. Peu après, Michel-Ange, ainsi encouragé, se mit à copier, avec un morceau de marbre, une tête antique de faune, vieux et grimaçant, qui avait le nez camus et dont la bouche ricanait[5]. Il la réussit si bien, quoique ce fût la première fois qu’il touchât marbre et ciseaux, que Laurent en resta stupéfait. Puis, voyant qu’au lieu de copier littéralement la tête antique, il avait, par fantaisie, contorsionné la bouche, et que l’on voyait la langue et les dents, ce seigneur lui dit en plaisantant doucement selon son habitude : « Tu devrais pourtant savoir que les vieillards n’ont pas toutes leurs dents, et qu’il leur en manque toujours quelques-unes. » Il parut à Michel-Ange que, dans sa simplicité, le propos de ce seigneur, qu’il aimait et respectait, était vrai, et aussitôt que Laurent fut parti, il rompit une dent à son faune et coupa la gencive, de manière à faire croire que la dent était tombée, puis il attendit impatiemment le retour de Laurent qui, voyant la simplicité et l’ingéniosité de Michel-Ange, en parla fréquemment en riant à ses amis, et, s’étant décidé à lui accorder sa faveur, il fit dire à Lodovico, son père, qu’il désirait l’avoir auprès de lui, voulant le traiter comme un de ses fils, et Lodovico le lui accorda volontiers. Le Magnifique lui donna alors une chambre dans son palais et le fit manger à sa table, avec ses fils et d’autres personnages honorables et de haut rang, qui résidaient avec lui, et cela arriva l’année après celle que Michel-Ange était entré dans l’atelier de Domenico ; il avait alors quinze ou seize ans. Il resta dans cette maison quatre ans, jusqu’à la mort de Laurent[6], qui arriva en 1492. Durant tout ce temps, ce seigneur lui donna cinq ducats par mois, pour venir en aide à son père ; il lui fit don en outre d’un manteau violet et nomma son père à un office de la douane. Il est vrai que tous les jeunes gens de l’école du jardin avaient un traitement plus ou moins élevé qu’ils devaient à la libéralité de ce grand et magnifique citoyen, et que, tant qu’il vécut, il les récompensa.

À cette époque, sur le conseil de Poliziano, homme de lettres remarquable, Michel-Ange tira, d’un bloc de marbre que lui donna Laurent, une bataille d’Hercule avec les Centaures, qui fut si belle que, pour celui qui la considère, elle paraît être sortie non de la main d’un jeune homme, mais d’un maître consommé dans les études et la pratique de l’art. Elle est aujourd’hui dans la maison de Lionardo[7], neveu de Michel-Ange, qui la conserve précieusement, en chose rare qu’elle est. Il n’y a pas longtemps, le même Lionardo possédait dans sa maison, en mémoire de son oncle, une Vierge en bas-relief, de la main de Michel-Ange, et en marbre, haute d’un peu plus d’une brasse, que celui-ci, étant encore très jeune, exécuta précisément à la même époque, voulant imiter la manière de Donatello ; on la croirait sortie de la main de ce dernier maître, si ce n’est qu’on y voit plus de grâce et plus de dessin[8]. Pour en revenir au jardin de Laurent le Magnifique, il était plein d’antiques et d’excellentes peintures tout autour ; Michel-Ange en avait constamment les clefs, il était beaucoup plus empressé que les autres dans toutes ses actions, et il se montrait toujours plein d’ardeur, ainsi que d’une grande vivacité. Il dessina plusieurs mois, au Carmine, d’après les peintures de Masaccio, et il les copiait avec tant de jugement, que tous ceux qui les voyaient en restaient stupéfaits, et que l’envie croissait en même temps que sa renommée. On raconte que Torrigiano, avec lequel il avait contracté amitié, possédé de jalousie de le voir plus honoré et plus savant que lui, un jour, en jouant, lui donna un tel coup de poing sur le nez, qu’il le lui brisa, et le déforma en sorte que Michel-Ange en resta défiguré toute sa vie. Torrigiano fut banni de Florence pour ce fait, comme nous l’avons raconté autre part.

Après la mort de Laurent le Magnifique, Michel-Ange retourna chez son père, éprouvant une grande douleur de la mort d’un pareil homme, qui était l’ami de toutes les vertus. Il acheta alors un grand bloc de marbre, et en tira un Hercule haut de quatre brasses, que l’on a vu longtemps dans le palais Strozzi, et qui fut trouvé admirable. L’année du siège, Giovambatista della Palla l’envoya en France au roi François Ier[9]. On raconte aussi que Pierre de Médicis, qui avait longtemps fréquenté Michel-Ange, le faisait souvent appeler, après la mort de Laurent, son père, dont il demeurait héritier, pour lui faire acheter des camées antiques et d’autres pierres gravées. Un hiver, qu’il neigea beaucoup à Florence, il lui fit faire, en neige, dans sa cour, une statue qui fut très belle[10]. Il l’honorait pour son mérite, de telle sorte que Lodovico, son père, s’apercevant qu’il avait du crédit parmi les grands, commença à le traiter plus convenablement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors.

Pour l’église de Santo Spirito, à Florence, Michel-Ange fit un crucifix en bois[11], qui est posé sur le maître-autel, au-dessus du demi-relief, et qu’il exécuta pour un prieur qui l’avait logé dans le couvent. Il s’y livra fréquemment à des études anatomiques, écorchant des corps morts, et commença à donner à son dessin cette grande perfection qu’on y a vue depuis.

Il arriva ensuite que les Médicis furent chassés de Florence[12], et que, peu de semaines auparavant, Michel-Ange était allé à Bologne, puis à Venise, craignant qu’il ne lui arrivât malheur, à cause de la grande intimité qu’il avait toujours eue avec cette famille, et à cause de l’insolence et du mauvais gouvernement de Pierre de Médicis. N’ayant reçu aucun bon accueil à Venise, il revint à Bologne ; mais ayant inconsidérément oublié de prendre un billet de reconnaissance, en entrant dans la ville, pour pouvoir ensuite en sortir, il tomba sous le coup de la pénalité qu’avait ordonnée Giovanni Bentivogli, qui voulait que tous les étrangers, non munis de ce billet, payassent cinquante livres bolonaises. Michel-Ange, qui n’avait pas de quoi payer cette somme, fut secouru par Messer Giovanfrancesco Aldovrandi, un des seize du gouvernement, qui, s’étant fait conter la chose, le fit mettre en liberté et le retint auprès de lui plus d’une année. Un jour, l’ayant conduit à San Petronio voir l’arca de San Domenico, commencée par Giovanni Pisano[13], comme nous l’avons dit, et terminée par Maestro Niccolo dell’Arca, l’un et l’autre sculpteurs anciens, il lui montra qu’il manquait un ange tenant un chandelier, et un San Petronio, deux figures d’une brasse environ, et lui demanda s’il se croyait capable de les exécuter. Michel-Ange répondit que oui et, s’étant fait donner du marbre, il les termina de manière que ce sont les meilleures figures du monument ; elles lui furent payées toutes les deux trente ducats par Messer Francesco Aldovrandi[14].

Michel-Ange resta à Bologne un peu plus d’un an, et il y serait resté davantage s’il n’avait écouté que l’Aldrovrandi, qui l’aimait tant pour son dessin que parce que, étant Toscan, il se plaisait à lui entendre lire, avec son accent, des œuvres de Dante, de Pétrarque, de Boccace et des autres poètes toscans. Mais comme Michel-Ange reconnaissait qu’il perdait son temps à Bologne, il revint à Florence et fit pour Laurent, fils de Pierfrancesco de’ Medici, un petit saint Jean en marbre[15], puis un Cupidon endormi[16], grandeur naturelle, qui, une fois terminé, fut montré à Pierfrancesco par Baldassare Milanese, comme une belle chose. Pierfrancesco, le trouvant tel, dit à Michel-Ange : « Si tu le mettais en terre, je suis certain qu’il passerait pour un marbre antique, en l’arrangeant de manière qu’il paraisse vieux, et en l’envoyant à Rome, où tu en tirerais beaucoup plus d’argent qu’en le vendant ici. » On raconte que Michel-Ange l’arrangea de manière qu’il parût antique, et ce n’est pas étonnant, car il avait assez de génie pour le foire, et même mieux. D’autres disent que le Milanese l’emporta à Rome, l’enterra dans une vigne et le vendit ensuite comme antique, pour deux cents ducats, au cardinal San Giorgio. On dit aussi qu’un agent du Milanese vendit le Cupidon au cardinal, et qu’il écrivit à Laurent fils de Pierfrancesco, lui disant de donner trente écus à Michel-Ange, ajoutant que c’était tout ce qu’il en avait tiré, trompant ainsi le cardinal, Laurent et Michel-Ange. Le cardinal ayant appris, d’un homme qui s’y entendait, que la statue avait été faite à Florence fit en sorte qu’il sut toute la vérité par un de ses envoyés, redemanda son argent à l’agent du Milanese et lui rendit la statue qui passa ensuite dans les mains du duc de Valentinois, et fut donnée par lui à la marquise de Mantoue qui l’emporta dans son pays où elle est à présent. Cette histoire ne tourna pas à la louange du cardinal, qui ne se rendit pas compte que la qualité d’une œuvre consiste dans sa perfection, qu’on peut la rencontrer dans une œuvre moderne aussi bien que dans un antique, et que c’est une grande vanité que de s’attacher au mot plutôt qu’au fait, défaut qu’on a rencontré de tout temps et chez bien des hommes qui regardent plus à l’apparence qu’à la réalité. En tout cas, Michel-Ange en retira une grande réputation ; il fut appelé à Rome[17] et séjourna près d’un an auprès du cardinal San Giorgio, qui, néanmoins, en homme peu connaisseur de cet art, ne lui fit rien exécuter.

À cette époque, s’étant lié d’amitié avec, un barbier du cardinal, qui peignait en détrempe très convenablement, mais ne savait pas dessiner, Michel-Ange fit, pour lui, un carton de saint François recevant les stigmates ; le barbier le mit ensuite en couleurs sur un petit tableau bien exécuté, qui est aujourd’hui dans la première chapelle, à main gauche, en entrant dans l’église San Piero a Montorio[18].

Messer Jacopo Galli, gentilhomme romain et homme d’esprit, reconnut aussi le mérite de Michel-Ange, et lui fit faire un Cupidon de marbre, grand comme nature, ensuite un Bacchus haut de dix palmes, ayant une coupe dans la main droite, et dans la gauche une peau de tigre et une grappe de raisin qu’un petit satyre cherche à manger[19]. Dans cette figure, on reconnaît que Michel-Ange a cherché à rendre une certaine union des deux sexes, en lui donnant la sveltesse d’un jeune homme et la rondeur charnue des formes de la femme, chose admirable, et qui montra qu’il était infiniment supérieur en sculpture à tous les maîtres modernes qui avaient travaillé jusqu’alors. Il est incroyable d’imaginer tout ce qu’il acquit pendant son séjour à Rome dans les études de l’art, les hautes pensées et le style plein de difficultés qu’il avait adopté et qu’il rendait avec la plus grande facilité, toutes choses qui causaient une réelle épouvante à ceux qui n’étaient pas habitués à voir de pareilles œuvres, car tout ce que l’on produisait n’était rien à côté des siennes. Aussi le cardinal de Saint-Denis[20], Français, désireux de laisser de soi quelque monument qui rappelât son nom, et de la main d’un pareil artiste, dans une ville si fameuse, lui fit faire[21] une Pietà en marbre de haut relief, qui fut placée, une fois terminée, à Saint-Pierre, dans la chapelle della Vergine Madre delle Febbre, où s’élevait autrefois le temple de Mars. Jamais sculpteur, ni artiste excellent ne put imaginer mettre dans son œuvre plus de grâce et de dessin, ni travailler le marbre avec cette finesse, ce poli que l’on voit dans l’œuvre de Michel-Ange ; aussi peut-on y découvrir toute la valeur et le pouvoir de l’art. Entre autres belles choses, outre la beauté des draperies, qui sont réellement divines, le Christ mort est si remarquable qu’on ne saurait voir un corps nu plus observé, en ce qui concerne la superposition des muscles, des veines et des nerfs sur l’ossature, ni de corps mort plus semblable à un cadavre que celui-ci. On y voit, en outre, une telle douceur de visage et une si grande harmonie dans la disposition et la conjonction des bras, des jambes et du corps, enfin une si exacte vérité que l’esprit est plein de stupeur et qu’on s’étonne qu’une main d’artiste ait pu produire une œuvre aussi admirable en peu de temps, de même que c’est vraiment miraculeux qu’un bloc informe au début ait donné naissance à une forme si parfaite que la nature ne peut produire que difficilement dans un corps vivant. L’ardeur que Michel-Ange apporta à son travail, et la peine qu’il y éprouva le poussèrent à faire ce qu’il ne fit plus jamais ensuite, à savoir de graver son nom en travers sur la ceinture qui serre le sein de la Vierge. Voici ce qui l’y décida. Un jour, Michel-Ange, entrant dans le local où le groupe était placé, y trouva un grand nombre de voyageurs venus de Lombardie qui en disaient force louanges, et, comme l’un demandait à un autre qui l’avait fait, celui-ci lui répondit : « Notre Bossu de Milan[22]. » Michel-Ange ne dit rien, mais il lui parut étrange qu’un autre retirât le fruit de ses peines ; et, une nuit, s’étant enfermé dans le local, avec de la lumière, et ayant apporté ses ciseaux, il grava son nom sur la statue[23]. Il en retira une grande renommée, et si quelques imbéciles disent encore qu’il a fait la Vierge trop jeune de figure, ils ne savent pas ou ne s’aperçoivent pas que les personnes vierges conservent longtemps la fraîcheur de leur visage, et que le contraire arrive à ceux qui ont eu de grandes douleurs, comme c’est arrivé au Christ. Cette œuvre lui donna plus de réputation que toutes ses œuvres antérieures. À ce moment, quelques-uns de ses amis lui écrivirent de Florence qu’il devait y revenir parce qu’il n’était pas hors de propos qu’il obtînt le bloc de marbre qui était alors dans l’Œuvre du Dôme, mais abîmé. Piero Soderini, nommé gonfalonier à vie de la cité, avait eu souvent l’intention de le faire remettre à Léonard de Vinci, et pour le moment il était question de le donner à Maestro Andrea Contucci dal Monte Sansavino, excellent sculpteur, qui cherchait à l’avoir, bien qu’il fût difficile d’en tirer une figure entière sans y ajouter des morceaux, ce dont Michel-Ange était seul capable et dont il avait eu le désir longtemps auparavant. Michel-Ange revint donc à Florence et tenta d’obtenir le bloc. Ce marbre avait neuf brasses de haut et, par malheur, un certain Maestro Simone da Fiesole[24] avait commencé à le dégrossir pour en tirer un colosse, et il avait si mal opéré que le bloc était percé entre les jambes et que l’ébauche était contorsionnée et toute estropiée, en sorte que les fabriciens de Santa Maria del Fiore, qui en avaient la charge, ne se souciant pas de le faire terminer, l’avaient laissé abandonné, et il était resté tel depuis plusieurs années[25]. Michel-Ange le mensura à nouveau, et, examinant s’il pouvait en tirer une statue convenable, en conformant son attitude à ce qui restait du bloc, il se décida à le demander aux fabriciens et à Soderini, qui le lui concédèrent comme une chose perdue. Ils pensaient d’ailleurs que, quelle que fût l’œuvre produite, elle serait meilleure que ce qu’il y avait, parce que, en l’état actuel, le marbre ne pouvait plus être d’aucune utilité à la fabrique. Michel-Ange, ayant fait un modèle en cire[26], résolut d’exécuter, pour la façade du palais, un David jeune, la fronde à la main, voulant dire par là que, de même que David avait défendu son peuple et l’avait gouverné avec équité, de même ceux qui étaient à la tête de la ville devaient la défendre vigoureusement et la gouverner équitablement. Il le commença dans l’Œuvre de Santa Maria del Fiore, dans laquelle il s’organisa un atelier entièrement fermé, entourant le marbre ; et, y travaillant sans cesse, il conduisit sa statue à entière perfection, sans que personne ne la vît. Le marbre avait été si abîmé par Maestro Simone, qu’en plusieurs endroits il ne pouvait suffire à ce que Michel-Ange voulait en tirer, en sorte que, maintenant encore, on voit aux extrémités quelques-uns des coups de ciseau de Maestro Simone. On peut dire que ce fut vraiment un miracle et que Michel-Ange ressuscita un mort. Quand la statue fut terminée, elle était de telles dimensions que nombreuses furent les discussions qu’il y eut pour l’amener sur la place de la Seigneurie. Giuliano da San Gallo et Antonio, son frère[27], firent un énorme chariot de bois et y suspendirent la statue avec des cordes, de manière qu’elle ne fût pas fracassée par les heurts, mais qu’elle se balançât continuellement ; puis, ayant fait aplanir le sol des rues, ils tirèrent la statue et la mirent en place[28]. Les cordes qui tenaient la statue suspendue étaient nouées de manière que le poids faisait serrer le nœud qui, néanmoins, était facile à ouvrir.

Il arriva que Piero Soderini ayant vu le David et le trouvant à son gré, dit pourtant à Michel-Ange, qui était en train de le retoucher en certains endroits, qu’il lui paraissait que le nez était trop gros. Michel-Ange, remarquant que le gonfalonier s’était placé sous le colosse, de manière qu’il n’avait pas la vue exacte, monta sur l’échafaudage pour le satisfaire, en tenant d’une main un ciseau ; de l’autre il ramassa un peu de la poussière de marbre qui était sur la plate-forme. Puis, faisant, semblant de retoucher le nez, mais sans l’entamer avec le ciseau, il laissa tomber la poussière peu à peu, et, baissant la tête vers le gonfalonier qui le regardait travailler, il lui dit : « Regardez-le maintenant. — Il me plaît davantage, lui répondit le gonfalonier, vous lui avez donné la vie. » Michel-Ange descendit de l’échafaudage, riant intérieurement et ayant pitié de ceux qui, pour faire les gens entendus, ne savent ce qu’ils disent. Quand la statue fut terminée et fixée, il la découvrit, et vraiment elle l’emporte sur toutes les statues modernes et antiques, soit grecques soit romaines. Ni le Marforio de Rome, ni le Tibre, ni le Nil qui sont au Belvédère, ni les colosses de Monte Cavallo ne peuvent l’égaler, comme proportions et comme beauté. Les contours des jambes sont admirables, la liaison et la sveltesse des flancs vraiment divines ; jamais on n’a vu un port si doux ni tant de grâce, et l’on ne saurait trop dire combien les pieds, les mains et la tête s’accordent ensemble, avec un art, une égalité et un dessin merveilleux. Certes, celui qui voit cette statue ne doit avoir souci de voir une autre œuvre de sculpture, qu’elle soit faite de notre temps ou qu’elle date d’autrefois, ni de n’importe quel artiste. Piero Soderini en donna quatre cents écus, et elle fut érigée l’an 1504[29]. Michel-Ange fit encore pour le gonfalonier un David de bronze[30], très beau, que celui-ci envoya en France. À cette époque, il ébaucha, sans les terminer, deux médaillons de marbre : l’un pour Taddeo Taddei, actuellement dans la maison de celui-ci, l’autre pour Bartolomeo Pitti[31]. Il ébaucha également une statue en marbre de saint Mathieu[32], dans l’Œuvre de Santa Maria del Fiore, qui, bien qu’ébauchée seulement, montre sa perfection et peut apprendre aux sculpteurs de quelle manière on tire les figures du marbre, sans qu’elles viennent estropiées, de façon qu’on puisse ensuite enlever du marbre, si besoin en est, et modifier un détail, ce qui peut arriver. Il fit encore une Vierge[33] sur un médaillon de bronze, qu’il coula à la demande de certains marchands flamands, appelés les Mouscrons, personnages considérables de leur pays, qui la payèrent cent écus et l’envoyèrent en Flandre.

Agnolo Doni, citoyen florentin et ami de Michel-Ange, eut le désir d’avoir une de ses œuvres ; c’était un homme qui se plaisait à avoir de belles choses, aussi bien antiques que de maîtres modernes. Michel-Ange commença pour lui un tableau rond dans lequel la Vierge, posée sur les deux genoux, élève l’Enfant-Jésus et le tend à Joseph qui le prend[34]. On reconnaît dans le mouvement de la tête que tourne la mère du Christ, et dans ses yeux fixés sur la suprême beauté de son Fils, son contentement et la joie qu’elle éprouve d’y faire participer le saint vieillard. Celui-ci le reçoit avec une égale tendresse et un même respect, comme on le remarque sur son visage, sans qu’il soit besoin de beaucoup l’observer. Ces considérations ne suffisant pas à Michel-Ange, et pour montrer davantage la grandeur de son talent, il peignit dans le champ du tableau plusieurs figures nues, appuyées, debout ou assises. Cette œuvre est exécutée avec tant de soin, que certainement de toutes ses peintures de chevalet, qui sont en petit nombre[35], celle-ci est considérée comme la plus belle et la plus finie. Quand elle fut terminée, il l’envoya recouverte chez Agnolo, avec une note dans laquelle il demandait soixante-dix ducats pour son paiement. Cette somme parut considérable à Agnolo, qui était un homme économe, pour une seule peinture, bien qu’il reconnût qu’elle valait davantage ; aussi dit-il à l’envoyé que quarante ducats lui paraissaient suffisants, et il les lui donna. Mais Michel-Ange lui fit dire qu’il voulait cent ducats ou qu’on lui rendît le tableau, et, comme l’œuvre plaisait à Agnolo, celui-ci dit : « Je donnerai donc les soixante-dix ducats. » Michel-Ange ne se déclara pas satisfait, et, mécontent de la mauvaise foi d’Agnolo, il voulut le double de la somme qu’il avait primitivement demandée ; Agnolo donc fut forcé de lui envoyer cent quarante ducats.

Or, il arriva que Léonard de Vinci, peintre illustre, peignait dans la grande Salle du Conseil, comme cela a été raconté dans sa Vie, et que Piero Soderini, gonfalonier, alloua à Michel-Ange, à cause du grand talent qu’il lui reconnut, une partie de cette salle à peindre, ce qui fut cause que Michel-Ange fit, en concurrence de Léonard, le carton destiné à l’autre paroi, et dans lequel il voulut représenter la guerre de Pise[36]. Pour l’exécuter, il obtint une salle dans l’hôpital des teinturiers, à Santo Onofrio, et y commença un carton de grandes dimensions, qu’il ne voulut montrer à personne, pendant qu’il y travaillait. Il le remplit de figures nues qui, pendant qu’elles se baignent dans l’Arno, à cause de la grande chaleur, entendent sonner l’alarme au camp qui est attaqué par les ennemis. Pendant que les soldats sortent de l’eau pour prendre leurs vêtements, on en voit s’armer en toute hâte pour porter secours à leurs compagnons, d’autres boucler leurs cuirasses et d’autres, étant montés à cheval, commencer le combat. Parmi d’autres figures, il y a un vieux soldat, la tête couverte de lierre pour avoir de l’ombre, qui s’est assis pour remettre ses chausses ; mais elles ne peuvent entrer parce qu’il a les jambes mouillées. Entendant le tumulte des soldats, les cris et le bruit des tambours, il veut se dépêcher et tire par force une des chausses ; outre le mouvement des muscles et des nerfs du visage, il contorsionne la bouche, montrant ainsi sa peine et qu’il se raidit jusqu’à la pointe des pieds. On y voit encore des tambours, des figures enveloppées, des hommes nus courant à la mêlée, d’autres dans des attitudes extraordinaires : debout, à genoux, couchés, noués ensemble, avec des raccourcis très difficiles. Il y avait encore des figures groupées et ébauchées de diverses manières, soit dessinées au charbon ou au trait, ou estompées, éclairées au blanc de céruse, et par là Michel-Ange voulait montrer tout ce qu’il savait dans cette partie de l’art. Aussi les artistes restèrent-ils stupéfaits devant l’excellence de l’art que Michel-Ange avait déployé dans ce dessin. En voyant de si divines figures, quelques-uns déclarèrent que ni de sa main, ni d’aucune autre, on n’avait encore vu d’œuvre qui pût aller aussi haut, et que cela n’arriverait jamais, ce qui est à croire, car, lorsque le carton fut terminé et eut été porté à la Salle du Pape, aux acclamations des gens de l’Art et pour la plus grande gloire de Michel-Ange, tous ceux qui l’étudièrent et qui dessinèrent d’après lui, tant étrangers que Florentins [comme cela arriva pendant de longues années à Florence], devinrent tous des artistes excellents, comme nous l’avons vu par Aristotile da San Gallo, son ami, Ridolfo Ghirlandajo, Raphaël Sanzio d’Urbin, Francesco Granacci, Baccio Bandinelli et Alonzo Berruguette, Espagnol. Il faut y ajouter Andrea del Sarto, Franciabigio, Jacopo Sansovino, le Rosso, Maturino, Lorenzetto, Tribolo encore enfant, Jacopo da Puntormo et Ferino del Vaga. Ce carton, étant devenu une véritable école d’artistes, fut porté dans la grande salle supérieure du palais Médicis ; on ne veilla pas assez sur lui, quand il fut mis entre les mains des artistes, et pendant la maladie du duc Julien, tandis que personne ne s’en occupait, il fut déchiré[37], comme nous l’avons dit autre part, et divisé en plusieurs morceaux, de sorte qu’il est maintenant dispersé, comme on peut s’en assurer par les morceaux qu’on voit à Mantoue, dans la maison de Messer Uberto Strozzi, qui les conserve avec grande vénération. Certes, à les voir, c’est une chose plus divine qu’humaine,

La réputation de Michel-Ange était devenue telle, par la Pietà de Rome, le colosse de Florence et le carton, qu’en 1503, Alexandre VI étant mort et ayant été remplacé par Jules II, Michel-Ange, alors âgé de vingt-neuf ans environ, fut appelé par ce pape à Rome[38], pour élever son tombeau ; pour son voyage, il lui fut payé cent écus par les envoyés du pape. S’étant donc rendu à Rome, il passa plusieurs mois sans qu’on lui fît mettre la main à quelque œuvre, et finalement il se décida à exécuter un dessin qu’il avait fait pour le tombeau, suprême témoignage de son génie, qui devait surpasser toute autre sépulture antique ou impériale, en beauté, en grandeur, en richesse d’ornementation et en nombre de statues. Ce projet enflamma l’esprit du pape Jules II, et fut cause qu’il se résolut à reconstruire entièrement à nouveau l’église de Saint-Pierre, à Rome, pour y mettre son tombeau, comme on l’a dit autre part[39]. Michel-Ange se mit à l’œuvre avec beaucoup d’ardeur et alla tout d’abord à Carrare, avec deux de ses apprentis, pour extraire les marbres, puis à Florence, où Alamanno Salviati lui compta pour ce travail mille écus. Il resta huit mois dans les montagnes de Carrare, sans recevoir d’autre argent, et s’y livra à de nombreuses fantaisies, incité, par ces masses de pierre, à tirer des carrières de grandes statues pour perpétuer sa renommée, comme avaient fait autrefois les anciens. Ayant enfin choisi la quantité de marbres nécessaires, et les ayant fait charger sur mer et conduire à Rome, il en remplit la moitié de la place Saint-Pierre, tout autour de Santa Caterina, et entre cette église et la galerie qui conduit au château Saint-Ange. Il s’y était installé un atelier, pour sculpter ses figures et le reste du tombeau, et pour que le pape pût venir commodément le voir travailler on avait pratiqué un pont-levis de la galerie à l’atelier. Ces familiarités princières lui causèrent avec le temps de grands ennuis et engendrèrent beaucoup d’envie parmi les autres artistes qui travaillaient pour le pape. De toute cette œuvre, Michel-Ange n’exécuta, pendant la vie du pape, et après sa mort, que quatre statues entièrement terminées, et huit ébauchées, comme on le dira en son lieu. Comme, dans cette œuvre, il fit preuve d’une grande invention, nous allons donner l’ordonnance qu’il adopta. Pour que le tombeau fît un effet plus grandiose, il le voulut entièrement isolé, de manière qu’on pût le voir sur ses quatre faces, qui étaient longues deux de douze brasses et les deux autres de dix-huit ; la proportion était donc d’un carré et demi. L’extérieur était orné tout autour de niches séparées par des termes drapés à la partie supérieure, et qui soutenaient avec leur tête la première corniche ; chaque terme, dans une attitude bizarre et originale, tenait enchaîné un prisonnier nu, dont les pieds reposaient sur un ressaut du soubassement. Ces prisonniers personnifiaient les provinces conquises par le pontife, et à qui il avait imposé l’obéissance à l’Eglise apostolique. D’autres statues également enchaînées devaient représenter les Vertus et les Arts, qui montraient ainsi être soumis à la mort, non moins que le pontife qui les pratiquait si honorablement. Aux quatre coins de la première corniche se dressaient les quatre grandes figures de la Vie active, de la Vie contemplative, de saint Paul et de Moïse. Au-dessus de la corniche s’élevaient des degrés, entourés d’une frise de bas-reliefs en bronze, d’enfants et d’autres figures ; enfin, au sommet, comme terminaison, il y avait deux figures dont l’une représentait le Ciel qui soutenait sur ses épaules, en riant, une bière tenue à l’autre extrémité par Cybèle, déesse de la Terre, plongée dans la douleur, ce qui signifiait que la Terre était privée de toutes les vertus par la mort d’un pareil homme, et que le Ciel se réjouissait de voir son âme passer à la gloire divine. On pouvait entrer et sortir du tombeau par des ouvertures pratiquées sur les milieux des côtés, et l’intérieur était en forme de temple ovale ; il devait y avoir au centre le sarcophage où l’on poserait le corps du pape, après sa mort. En somme, il y avait en tout quarante statues de marbre, sans compter les bas-reliefs, les enfants, l’ornementation, les corniches et les autres parties sculptées du monument. Pour plus de facilité, Michel-Ange voulut qu’une partie des marbres fussent transportés à Florence où il comptait passer l’été, pour éviter le mauvais air de Rome. Il exécuta, en plusieurs morceaux, toute une face du tombeau et termina de sa main, à Rome, deux prisonniers, œuvre vraiment divine, ainsi que d’autres statues supérieures à tout ce qu’on a vu de mieux. Pendant une maladie qu’il fit chez lui[40], il donna les deux prisonniers au seigneur Ruberto Strozzi ; ils furent ensuite envoyés en cadeau au roi François 1er, et sont actuellement à Écouen, en France. Michel-Ange ébaucha également huit statues à Rome et cinq à Florence ; il y fit une Victoire terrassant un prisonnier, qui est actuellement chez le duc Cosme, à qui elle fut donnée par Lionardo, neveu de Michel-Ange. Le Moïse[41], qu’il termina entièrement en marbre, a cinq brasses de haut ; aucune œuvre moderne ne pourra jamais l’égaler en beauté, et on peut en dire autant des antiques. Assis dans une attitude pleine de gravité, il pose un bras sur les tables de la loi qu’il a à la main, et de l’autre main, il se tient la barbe qui, longue et échevelée, est exécutée de telle sorte que chaque poil, si difficile à rendre en sculpture, est filé avec une souplesse et une légèreté merveilleuses, chose impossible à croire que le ciseau ait pu rivaliser avec le pinceau. Le visage est celui d’un saint et d’un prince redoutable, et en le regardant on a envie de lui demander un voile et de lui couvrir la face, tant le regard est clair et lumineux, et tant le sculpteur a bien rendu dans le marbre le pouvoir divin que Dieu avait imprimé sur le saint visage de ce prophète. Les vêtements sont, en outre, découpés et traités avec des plis admirables, les bras musclés, les mains osseuses et nerveuses sont exécutés avec la même perfection que les jambes, les genoux et les pieds munis de chaussures originales. En un mot, toute l’œuvre est finie au point que Moïse peut être appelé plus que jamais l’ami de Dieu, puisque, si longtemps avant les autres, il a voulu préparer son corps pour la résurrection finale, grâce aux mains de Michel-Ange. Chaque jour de Sabbat, les juifs viennent en foule[42], hommes et femmes, pour le contempler et l’adorer, comme une chose divine plutôt qu’humaine. C’est ainsi que Michel-Ange parvint à terminer une des petites faces du tombeau, qui fut ensuite fixée à une paroi de San Piero in Vincola. On raconte que, pendant qu’il y travaillait[43], le reste des marbres nécessaires aborda à Ripa, et il les fit conduire pour être joints aux autres sur la place de Saint-Pierre. Comme il fallait les payer à celui qui les avait amenés, Michel-Ange alla, selon son habitude, demander l’argent au pape. Sa Sainteté étant ce jour-là occupée a des affaires concernant les événements de Bologne, Michel-Ange retourna chez lui et paya les marbres de sa poche, pensant recevoir sous peu du pape l’ordre de paiement. Il retourna un autre jour au palais, pour en parler au pape, et comme il éprouvait de la difficulté à entrer, parce qu’un palefrenier lui dit de prendre patience, et qu’il avait reçu l’ordre de ne pas le laisser entrer, un évêque dit au palefrenier : « Peut-être ne connais-tu pas cet homme ? — Je le connais parfaitement bien, au contraire, répondit le palefrenier ; mais je suis ici pour exécuter les ordres de mes supérieurs et du pape. » Cet acte déplut à Michel-Ange, et trouvant qu’on le traitait différemment des jours précédents, il dit avec indignation au palefrenier de répéter au pape que dorénavant, quand le pape le ferait demander, il serait ailleurs. Puis étant retourné chez lui, il monta en poste[44], vers les deux heures de la nuit, laissant ordre à deux serviteurs de vendre toutes ses affaires à des juifs et de le suivre à Florence, où il se rendait. Il ne s’arrêta qu’à Poggibonsi, quand il se trouva en sûreté sur le territoire florentin. Peu après, arrivèrent cinq courriers porteurs de lettres du pape, pour le ramener en arrière ; ni les prières, ni les menaces que contenaient les lettres, et par lesquelles le pape lui ordonnait de revenir à Rome, sous peine de disgrâce, ne purent le fléchir. Finalement les courriers obtinrent de lui qu’il écrivît deux mots de réponse au pape, le priant de l’excuser s’il ne se présentait plus devant lui, puisque Sa Sainteté l’avait fait chasser comme un gueux, traitement indigne de ses longs et fidèles services. Il disait, en terminant, que le pape eût à se pouvoir d’un autre sculpteur qui voulût travailler pour lui.

Arrivé à Florence, Michel-Ange s’occupa, pendant les trois mois qu’il y resta, à terminer le carton de la grande salle que Pier Soderini, gonfalonier, désirait le voir mettre à exécution. Pendant ce temps, arrivèrent à la Seigneurie trois brefs du pape, qui lui enjoignaient de renvoyer Michel-Ange à Rome ; aussi celui-ci, voyant la furie du pape, et craignant pour sa sûreté, eut un moment l’intention, à ce que l’on dit, de se rendre à Constantinople, au service du Grand Turc, qui lui avait fait demander, par quelques moines de saint François, de venir auprès de lui, pour jeter un pont allant de Stamboul à Péra. Enfin convaincu, malgré toute sa résistance, par Pier Soderini, d’aller trouver le pape, avec la personne sûre, puisqu’on l’envoyait comme ambassadeur de la ville, il accompagna le cardinal Soderini, frère du gonfalonier, qui devait l’introduire devant le pape, et ils allèrent ensemble à Bologne où celui-ci était déjà arrivé de Rome[45]. On raconte aussi d’une autre manière le départ de Michel-Ange de Rome : le pape se serait fâché contre l’artiste qui ne voulait lui laisser voir aucune des œuvres auxquelles il travaillait, et qui soupçonnait le pape de s’introduire furtivement chez lui, pendant qu’il n’était pas à son travail, pour voir ce qu’il faisait. On dit même qu’un jour, le pape, ayant corrompu des apprentis de Michel-Ange, pour pouvoir pénétrer dans la chapelle du pape Sixte, son oncle, qu’il lui faisait peindre, Michel-Ange se cacha, parce qu’il se doutait de la trahison des siens, empêcha le pape d’entrer dans la chapelle, en ferma la porte, et le força ainsi, ne se doutant pas que c’était lui, à s’en retourner tout en colère. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il eut des contestations avec le pape, et qu’il dut ensuite s’enfuir, croyant n’être pas en sûreté. Il n’était pas arrivé à Bologne, et à peine débotté, que des familiers du pape vinrent le chercher et l’amenèrent devant Sa Sainteté, qui était dans le palais des Seize, en compagnie d’un évêque de la suite du cardinal Soderini, car ce cardinal, étant malade, n’avait pu se rendre au palais. Arrivé devant Jules II, Michel-Ange se mit à genoux, et le pape, le regardant de travers, comme indigné, lui dit : « Au lieu de venir auprès de nous, tu as attendu que nous allions te chercher ! » voulant dire que Bologne était plus près de Florence que Rome. Michel-Ange, en s’inclinant, mais à haute voix, lui demanda humblement pardon, disant qu’il avait agi par emportement, ne pouvant supporter d’avoir été chassé, mais que, puisqu'il se reconnaissait fautif, il fallait lui pardonner. L’évêque, qui avait présenté Michel-Ange au pape, voulut l’excuser, et dit à Sa Sainteté que ces artistes étaient des ignorants, et qu’en dehors de leur partie, ils n’étaient bons à rien ; que, par conséquent, on devait lui pardonner. Alors le pape se fâcha et frappa d’un bâton l’évêque, en disant : « Ignorant toi-même, qui dis des sottises à cet homme, à qui nous n’avons rien dit nous-même. » Puis il fit pousser dehors l’évêque par ses palefreniers, avec des bourrades, et s’étant apaisé, il donna sa bénédiction à Michel-Ange, qui fut bien traité à Bologne, et à qui le pape commanda sa propre statue, en bronze, haute de cinq brasses. L’attitude que l’artiste lui donna était très belle, parce qu’elle était pleine de grandeur et de majesté, les vêtements reflétaient la richesse et la magnificence, enfin le visage était effrayant d’énergie et de vivacité. Cette statue fut posée[46] dans une niche, au-dessus de la porte de San Petronio. On raconte que pendant qu’il y travaillait, le Francia, orfèvre et peintre excellent, vint pour la voir, ayant entendu parler avec force éloges de Michel-Ange et de ses œuvres, et n’en ayant encore vu aucune. Grâce à des intermédiaires, il put voir celle-là, et il en resta stupéfait. Michel-Ange lui ayant alors demandé ce qu’il lui en semblait, le Francia répondit que c’était une figure d’une belle coulée et d’un beau métal. Il parut alors à Michel-Ange que le Francia louait plus la matière que le travail et lui dit : « J’ai la même obligation au pape Jules II qui me l’a donnée à faire, que vous aux droguistes qui vous fournissent des couleurs pour peindre », et tout en colère, devant tous les assistants, il lui dit qu’il n’était qu’un imbécile. À ce sujet, un fils du Francia étant venu le voir, quelqu’un dit à Michel-Ange que c’était un beau jeune homme, et Michel-Ange lui dit : « Ton père fait de plus belles figures en chair qu’en peinture. » Parmi les gentilshommes qui assistèrent à ces divers incidents, il y en eut un, je ne sais son nom, qui demanda à Michel-Ange quelle était à son avis la plus grande, de la statue du pape, ou d’une paire de bœufs. Michel-Ange répondit : « Cela dépend des bœufs. S’il s’agit de ceux de Bologne, évidemment les nôtres de Florence sont plus petits. » Il termina en terre cette statue, avant que le pape partît de Bologne pour Rome ; Sa Sainteté étant allée la voir, on ne savait quoi mettre dans la main gauche de la statue, la main droite étant levée dans un mouvement si fier que le pape demanda si elle donnait la bénédiction ou la malédiction. Michel-Ange répondit que cela dépendrait du peuple de Bologne, selon qu’il serait avisé ou non, et ayant demandé au pape s’il devait lui mettre un livre dans la main gauche, Jules répondit : « Fais-moi tenir une épée, car je ne connais rien aux lettres. » Le pape laissa dans la banque de Messer Antonmaria da Lignano mille écus pour que la statue fût terminée, et elle fut enfin posée, après seize mois de travail, sur le fronton de la façade antérieure de San Petronio. Elle fut jetée à terre par les Bentivogli[47], et le bronze en fut vendu au duc Alphonse de Ferrare, qui en fit faire une pièce d’artillerie nommée la Giulia ; la tête seule fut sauvée et se trouve actuellement dans la garde-robe du duc[48].

Tandis que le pape s’en était retourné à Rome, et que Michel-Ange terminait sa statue à Bologne, étant donc absent de Rome, Bramante, ami et parent de Raphaël d’Urbin, et par conséquent peu ami de MichelAnge, voyant que le pape se plaisait et augmentait l’importance des travaux de sculpture, médita de lui en faire passer le goût, de manière qu’au retour de Michel-Ange, Sa Sainteté ne fit plus travailler à terminer son tombeau. Bramante lui disait qu’il avait l’air de se dépêcher de mourir, et que cela portait malheur de préparer pendant sa vie sa propre sépulture. Bramante et Raphaël persuadèrent si bien le pape, qu’au retour de Michel-Ange, Sa Sainteté, en mémoire du pape Sixte, son oncle, lui fit peindre la voûte de la chapelle que ce dernier avait fait élever dans le palais. Bramante et les autres rivaux de Michel-Ange espéraient ainsi l’arracher à la sculpture, dans laquelle ils reconnaissaient sa grande perfection, et ils pensaient le mettre au désespoir, en le faisant peindre, car il n’avait pas l’expérience de la fresque, travail moins honorable, dans lequel ils pensaient le voir rester en arrière de Raphaël. Dans le cas, au contraire, où il réussirait, ils espéraient amener entre le pape et lui quelque contestation par suite de laquelle, d’une manière ou de l’autre, il en résulterait son expulsion. Michel-Ange étant donc de retour à Rome, et le pape étant décidé à ne pas faire terminer pour le moment son tombeau, Sa Sainteté l’entreprit pour qu’il peignît la voûte de la chapelle Sixtine. Michel-Ange, qui désirait terminer le tombeau, et à qui le travail de la voûte paraissait grand et difficile, étant donné le peu de pratique qu’il avait des couleurs, chercha par tous les moyens à se décharger de ce fardeau, en mettant en avant le nom de Raphaël. Mais, plus il s’excusait, plus le désir du pape devenait impérieux, impétueux comme il l’était dans toutes ses entreprises. Et poussé par les rivaux de Michel-Ange, particulièrement par Bramante, le pape, qui était vif, faillit se fâcher avec Michel-Ange. Celui-ci, voyant que le pape persistait dans son intention, se résigna et le pape ordonna à Bramante de faire construire l’échafaudage. Bramante le fit en forme de pont suspendu par des cordes qui traversaient la voûte ; ce que voyant, Michel-Ange demanda à Bramante comment il ferait pour boucher les trous, quand les peintures de la voûte seraient terminées. Bramante lui répondit : « On y pensera après, il n’était pas possible de faire autrement. » Michel-Ange reconnut par ce propos, ou bien que Bramante s’y entendait peu, ou qu’il ne lui voulait pas de bien ; aussi alla-t-il voir le pape et lui dit-il que le pont ne valait rien, que Bramante n’avait pas su l’organiser, et le pape lui dit, en présence de Bramante, qu’il le fît comme il l’entendrait. Michel-Ange l’établit sur les contrefiches du mur, de manière à ne pas toucher la voûte, procédé qu’il apprit à Bramante et aux autres, et qui a été fréquemment employé. Ce fut un pauvre menuisier qui le confectionna, et il le munit d’une telle quantité de cordes que, l’ayant vendu ensuite, il put grossir la dot d’une de ses filles, car Michel-Ange lui en fit cadeau. Pendant qu’il commençait à faire les cartons de la voûte, le pape voulut encore que l’on jetât à terre les peintures des parois qui avaient été faites auparavant du temps du pape Sixte, et décida que, pour tout ce travail, Michel-Ange recevrait quinze mille ducats, prix qui fut fixé par Giuliano da San Gallo. Michel-Ange, obligé, à cause de la grandeur de l’entreprise, de recourir à des aides, en demanda à Florence ; non seulement il voulut montrer que ceux qui avaient peint avant lui dans la chapelle allaient lui rester bien inférieurs, mais encore il voulut apprendre aux artistes modernes comment on dessine et comment on peint. Le sujet qu’il choisit l’entraîna à de si grandes hauteurs qu’il termina tout d’abord les cartons. Voulant ensuite passer à la fresque, et n’en ayant jamais fait, il fit venir de Florence à Rome quelques peintres de ses amis, parmi lesquels il y avait d’habiles praticiens. Ils devaient lui donner leur aide et il voulait voir leur manière de peindre à fresque. C’étaient, entre autres, le Granacci, Giulian Bugiardini, Jacopo di Sandro, l’Indaco le vieux. Agnolo di Donnino et Aristotile. Ainsi, s’attaquant à l’œuvre, il leur fit commencer quelques morceaux comme essai. Mais, voyant que leurs peintures restaient bien en deçà de ce qu’il voulait d’eux et n’étant nullement satisfait, il se résolut un matin à faire jeter à terre tout ce qu’ils avaient déjà fait, et s’enfermant dans la chapelle, il ne voulut pas leur ouvrir, de même qu’il ne se laissa plus voir d’eux, dans la maison qu’il habitait. Se croyant joués et trouvant que la farce durait trop longtemps, ils prirent leur parti et retournèrent à Florence, à leur grande honte. Michel-Ange, résolu à faire tout le travail par lui-même[49], le conduisit à bonne fin, avec une grande application et un soin extrême. Il ne se laissait plus voir, pour ne pas donner d’occasion d’avoir à montrer son œuvre, de sorte que, plus il se cachait, plus croissait le désir du monde de voir ce qu’il faisait.

Le pape Jules était très désireux de voir les travaux en cours et sa curiosité était d’autant plus éveillée par le fait qu’on les lui cachait. Il voulut donc un jour aller les voir, mais Michel-Ange ne lui ouvrit pas la porte, et il en résulta une discussion, à la suite de laquelle Michel-Ange quitta Rome, comme nous l’avons raconté plus haut. Ainsi que je l’ai appris de lui-même, quand j’ai voulu éclaircir le fait, le tiers de la voûte était déjà terminé, quand il se produisit des moisissures provenant du vent du nord qui soufflait pendant l’hiver. En effet, la chaux de Rome, qui est faite avec du travertin blanc, ne sèche pas vite, et si on la mélange avec de la pouzzolane qui est de couleur tannée, elle fait une composition foncée, puis, quand on l’étend liquide et chargée d’eau et que le mur en est bien imprégné, elle fait des fleurs en séchant. Ces fleurs étaient produites par l’humidité qui se porte à la surface, et qui disparaît avec le temps, mais en laissant le mur taché. Michel-Ange était désespéré, et ne voulait plus continuer son travail ; comme il s’excusait auprès du pape de ce qu’il ne réussissait pas. Sa Sainteté lui envoya Giuliano da San Gallo qui lui indiqua la cause, l’encouragea à continuer et lui indiqua le moyen de faire disparaître les moisissures. Il amena donc son travail à la moitié de la voûte, et le pape, qui était venu l’examiner, en montant par les échelles de bois, avec l’aide de Michel-Ange, voulut que cette moitié fût découverte ; il était, en effet, impatient de nature et ne pouvait attendre la fin du travail, qu’il eût la dernière main, comme on dit. Aussitôt que l’œuvre fut découverte, tout Rome se rendit à la chapelle, pour la voir, et le pape, qui fut le premier arrivé, n’attendit pas que la poussière provenant de la destruction de l’échafaudage fût tombée. Raphaël d’Urbin, qui excellait à imiter les autres, vint aussi voir la voûte et changea immédiatement sa manière ; pour montrer tout son talent, il fit aussitôt les Prophètes et les Sibylles que l’on voit dans l’église della Pace ; Bramante alors essaya de lui faire allouer l’autre moitié de la voûte. Michel-Ange, l’ayant appris, s’en plaignit au pape et lui dit, sans aucun égard, beaucoup de mal des mœurs et des œuvres d’architecture de Bramante, en indiquant les défauts que l’on découvrit plus tard et qu’il dut corriger, quand il fut architecte de Saint-Pierre. Mais le pape, reconnaissant chaque jour davantage le génie de Michel-Ange, voulut qu’il continuât le travail, et, d’après la partie découverte, jugea que Michel-Ange ferait l’autre moitié encore plus belle. C’est ainsi qu’il acheva toute la peinture de la voûte en vingt mois[50], tout seul, sans autre aide que de ceux qui lui broyaient les couleurs. Michel-Ange s’était plaint plusieurs fois que le pape le pressait trop, et qu’il ne pouvait finir son travail à sa guise, le pape l’importunant sans cesse, pour savoir quand il aurait terminé. Un jour, Michel-Ange lui dit qu’il finirait quand il serait satisfait de son œuvre. « Et moi, je veux, répondit le pape, que tu te conformes à notre désir d’avoir ce travail terminé rapidement. » Il ajouta que, s’il le faisait attendre encore longtemps, il le ferait jeter en bas de son échafaudage. Aussi Michel-Ange, qui craignait et avec raison la colère du pape, activa la fin de son travail, sans perdre de temps, et ; ayant enlevé les échafaudages, il le découvrit, le matin de la Toussaint, jour où le pape alla dans la chapelle célébrer la messe, à la grande satisfaction de toute la cité.

Michel-Ange désirait retoucher quelques parties à sec, comme avaient fait les vieux maîtres, dans les peintures des parois, en rehaussant les vêtements, le fond et les ciels d’outremer et d’ornements en or, pour donner plus de richesse et d’aspect Le pape ayant appris que ces accessoires manquaient, et en ayant entendu dire grand bien par ceux qui les avaient vus, désirait que Michel-Ange les exécutât ; mais, comme il aurait été trop long de refaire l’échafaudage, on en resta là. Le pape, qui voyait souvent Michel-Ange, lui dit un jour : « Enrichis-moi la chapelle de couleurs et d’or, car elle est trop pauvre », et Michel-Ange lui répondit avec familiarité : « Saint Père, dans ce temps-là, les hommes ne portaient pas d’or sur leurs vêtements, et ceux qui sont peints là-haut étaient des saints, et n’avaient aucune richesse, parce qu’ils les méprisaient. » Cette œuvre fut payée à Michel-Ange, en plusieurs fois, par ordre du pape, trois mille écus, et elle en coûta vingt-cinq mille en couleurs. Il éprouva une fatigue incroyable à travailler sans cesse la tête renversée, et il avait finalement la vue tellement affaiblie, qu’il resta plusieurs mois à ne pouvoir lire, ni regarder de dessins, sauf de bas en haut. Néanmoins son ardeur croissait chaque jour que le travail avançait davantage, et il ne sentait pas la fatigue, tant il éprouvait de satisfaction à perfectionner l’ouvrage produit.

L’œuvre est divisée en cinq petits compartiments séparés par quatre plus grands, avec six lunettes sur chaque grand côté, et deux sur les petits ; entre ces lunettes, il y a les figures hautes de six brasses des Prophètes et des Sibylles. Les compartiments du milieu renferment l’histoire du monde, depuis la Création jusqu’au Déluge et à l’ivresse de Noé ; les lunettes renferment toute la généalogie du Christ. Dans les compartiments on ne remarque aucune recherche de perspectives et de raccourcis, et les dimensions des compartiments sont plutôt appropriées à celles des figures qu’inversement. Figures nues ou drapées sont également exécutées avec une perfection de dessin telle qu’on ne saurait faire mieux, qu’on ne l’a jamais fait, et qu’à peine peut-on l’imiter. Cette œuvre est vraiment le flambeau de l’art moderne, et la révolution qu’elle a faite dans l’art de la peinture est si grande qu’à elle seule elle a illuminé le monde entier, resté dans les ténèbres pendant tant de siècles. En vérité, les peintres n’ont plus à chercher d’inventions nouvelles dans leurs attitudes, les compositions et les draperies des figures, pas plus que de nouveaux modes de têtes, et de grandeur dans les différentes parties, car tout cela se trouve réuni dans cette œuvre magistrale, en particulier, dans toutes ces figures debout ou assises, ou soutenant des festons de feuillages, qui portent les armes du pape Jules II, montrant que cette époque et son pontificat étaient bien l’âge d’or de l’Italie, qui n’était pas plongée dans les misères et les calamités qu’elle a éprouvées ensuite. Les figures assises, qui encadrent les petits compartiments, tiennent des disques où sont représentés des sujets peints en couleurs de bronze et d’or, et tirés du Livre des Rois. Le premier compartiment représente Dieu séparant la lumière des ténèbres : on le voit dans toute sa majesté, les bras levés et soutenu par sa seule volonté. Dans le deuxième compartiment, il crée le soleil et la lune ; soutenu par une quantité de petits anges, il est terrible à voir avec un remarquable raccourci des bras et des jambes. Il en est de même, dans le dit compartiment, quand il bénit la terre et crée les animaux en volant ; de quelque point de la chapelle que l’on regarde cette figure en raccourci, elle paraît tourner, mouvement analogue à celui du troisième compartiment, où il sépare la terre des eaux. Seule, la main divine de Michel-Ange était capable d’exécuter de pareilles figures. Vient ensuite la Création de l’Homme ; Dieu, porté par un groupe de petits anges nus, qui paraissent soutenir non pas une figure, mais tout le poids du monde, apparaît dans toute sa vénérable majesté, et tandis que, du bras gauche, il entoure le cou d’un ange, il tend l’autre vers Adam, figure admirable de beauté, d’attitude et de contours, et telle qu’on la croirait faite à nouveau par le Créateur, plutôt que sortie du pinceau et du dessin d’un pareil homme. La composition suivante représente la naissance d’Ève ; on y voit deux figures nues, l’une comme morte par l’effet du sommeil, l’autre née à la lumière et pleine de vie par le geste bénissant de Dieu. Le pinceau de cet artiste plein de génie a entièrement rendu la différence du sommeil et de la veille, et comment on peut exprimer dans toute sa grandeur, et avec des moyens humains, la majesté divine. Le sixième compartiment renferme à la fois Adam, persuadé par un serpent à tête de femme, prenant la pomme, et occasionnant ainsi en même temps sa mort et la nôtre ; ensuite Adam et Ève chassés du Paradis. Dans le geste de l’Ange apparaît avec grandeur et noblesse l’exécution de l’ordre d’un Seigneur irrité, et l’attitude d’Adam reflète à la fois le regret de son péché et la peur de la mort. Pareillement dans la femme on reconnaît la honte et le repentir, tandis que, les mains croisées sur son sein, le cou dans les épaules, et la tête tournée vers l’Ange, elle paraît ressentir plus de peur de la justice que d’espérance de la miséricorde divine. Non moins belle est la composition du Sacrifice de Noé ; l’un porte du bois, l’autre accroupi souffle le feu, quelques-uns égorgent la victime. Michel-Ange ne montra pas moins d’art dans le huitième compartiment représentant le Déluge, où l’on aperçoit divers genres de morts, et des hommes cherchant par différents moyens à sauver leur vie. Leurs têtes reflètent tout à la fois la peur d’être la proie de la mort, la terreur et le mépris de toute chose devant le danger. Quelques-uns, pleins de pitié, cherchent à s’entr’aider, en se hissant au sommet d’un rocher ; il y en a un surtout qui, tenant embrassé un autre à demi mort, veut le sauver, d’un mouvement qui ne saurait être plus naturel. Enfin on ne saurait rendre la beauté du neuvième compartiment représentant l’Ivresse de Noé ; pris de vin, ce dernier dort tout découvert, et, devant lui, un de ses fils se rit de son père, tandis que les deux autres voilent sa nudité, épisode rendu avec le talent d’un artiste incomparable, et qui ne saurait être vaincu que par lui-même. Comme si ce génie s’était enflammé par l’ouvrage produit, il se releva et se montra plus grand encore dans les cinq Sibylles et les sept Prophètes, hauts de cinq brasses et plus, qui sont à droite et à gauche des petits compartiments ; leurs attitudes variées, la diversité et la beauté des draperies sont pleines d’invention et d’un jugement merveilleux, et ils apparaissent divins à qui considère les passions dont ils sont animés. Jérémie, les jambes croisées et tenant sa barbe d’une main, appuie le coude sur son genou, et laisse pendre l’autre bras, la tête penchée, de manière qu’il montre bien la mélancolie, les pensées qui l’agitent et la douleur que lui cause son peuple. Il en est de même des deux enfants qui sont derrière lui, et delà Sibylle Persique qui vient après, du côté de la porte, et dans laquelle voulant exprimer la vieillesse, outre qu’il l’a enveloppée de vêtements, pour montrer que son sang est glacé par l’âge, Michel-Ange lui a fait approcher son livre très près des yeux, ses yeux étant également affaiblis. Vient ensuite le Prophète Ézéchiel, vieux, dans une attitude pleine de mouvement, et tout enveloppé de vêtements ; d’une main, il tient un rouleau de prophéties, et, l’autre étendue, il paraît vouloir parler de choses hautes et grandes, en tournant la tête ; derrière lui, sont deux enfants qui lui présentent des livres. La Sibylle Érythrée est différente de la première Sibylle dont nous avons parlé plus haut. Tenant un livre éloigné de ses yeux, elle tourne la page, tandis que, un genou croisé sur l’autre, elle s’arrête, plongée dans ses réflexions, et pensant à ce qu’elle va écrire ; derrière elle, un enfant souffle sur un tison et allume sa lampe. Cette figure est d’une beauté extraordinaire quant au visage, à la coiffure et à la disposition des draperies ; elle a les bras nus, qui sont aussi beaux que les autres parties. Le Prophète Joël, qui vient ensuite, a pris un papier et le lit avec autant d’ardeur que d’attention ; d’après son attitude, on voit qu’il se complaît tant à ce qu’il trouve écrit, qu’il paraît être une personne vivante qui s’est appliquée tout entière à quelque occupation. Au-dessus de la porte de la chapelle est assis le vieux Zaccharie qui, cherchant dans un livre une chose sans la trouver, a les jambes inégalement placées, et, tandis que l’ardeur de rechercher ce qu’il ne trouve pas le fait se tenir ainsi, il ne s’aperçoit pas de la fatigue qu’il éprouve dans une si incommode position. Cette figure est très belle, elle reflète la vieillesse, et elle est sommairement rendue, avec peu de plis dans les draperies. La Sibylle Delphique, que l’on voit de l’autre côté de l’autel, et qui montre quelques écritures, n’est pas moins digne d’éloges, avec les enfants qui l’entourent, que les autres Sibylles. Mais qui verra le Prophète Isaïe, qui vient après, jugera que cette figure est tirée de la nature même, qui est la vraie mère des arts ; c’est une figure bien étudiée, qui peut enseigner largement tous les préceptes de la bonne peinture. Plongé dans ses pensées, il a le bas des jambes croisées et, tenant un doigt dans un livre, pour marquer la page qu’il lisait, il a l’autre coude appuyé sur le livre et la joue sur la main ; appelé par un des enfants qui sont derrière lui, il tourne simplement la tête, sans bouger le reste du corps. La vieille Sibylle de Cumes, qui suit, est assise et étudie dans un livre, avec une grâce extrême, et non sans une belle attitude, ainsi que les deux enfants qui sont derrière elle. Le jeune homme, qui représente le Prophète Daniel, est rendu de manière qu’on ne saurait ajouter rien de mieux par la pensée ; écrivant dans un grand livre, il y copie certaines choses qu’il tire d’un autre livre, et avec une ardeur incroyable. Pour soutenir le poids du livre, Michel-Ange a placé un enfant entre ses jambes, et jamais pinceau tenu par quelque main que ce soit ne pourra rendre aussi bien cet ensemble. Il en est de même de la belle figure de la Sibylle Libyque qui, ayant écrit un grand volume tiré d’autres livres, se lève dans une attitude toute féminine, pour se mettre debout, et paraît tout à la fois vouloir se lever et fermer le volume, chose difficile à rendre, pour ne pas dire impossible, par un autre que celui qui l’a composée.

Que dire des quatre sujets qui sont au coin, dans les pendentifs de la voûte ? Dans le premier, David, avec toute la force juvénile qu’il mit à vaincre le géant, va lui couper la tête, au grand étonnement de quelques soldats qui sont autour du camp. Non moins admirables sont les attitudes des deux femmes, dans l’histoire de Judith, qui remplit un autre coin ; on y voit le corps d’Holopherne privé de sa tête que Judith jette dans un panier posé sur la tête d’une vieille servante qui, étant grande de sa personne, se baisse afin que Judith puisse l’atteindre. Tandis que celle-ci va recouvrir la tête, elle tourne la tête vers le corps qui, un bras et une jambe en l’air, paraît faire du bruit dans la tente, et elle montre dans son attitude la crainte de l’alarme au camp et la peur de la mort ; peinture vraiment admirable. Plus belle et plus divine encore non seulement que cette peinture, mais encore que toutes les autres, est l’histoire du serpent de Moïse, qui est au-dessus du coin gauche de l’autel ; on y voit les Hébreux assaillis par des serpents qui les mordent et les piquent, tandis que Moïse a posé le serpent d’airain sur un bûcher. Privés d’espérance, ils cherchent à échapper aux morsures et ils s’enlacent de manière à rendre tout mouvement impossible ; les uns crient et d’autres se désespèrent, à demi-renversés. Non moins beaux sont ceux qui, regardant le serpent d’airain, sentent leurs douleurs s’apaiser et, revenant à la vie, le contemplent avec une suprême reconnaissance ; il y a surtout une femme qui est soutenue par un homme, de manière que l’on reconnaît parfaitement le désir de l’homme qui le pousse à l’aider, et le besoin d’assistance qu’elle éprouve dans un pareil tourment. Enfin, dans la quatrième histoire, où Assuérus, étant au lit, lit les annales de son règne, il y a des figures très belles ; à côté, trois personnes à table représentent l’assemblée, à la suite de laquelle le peuple juif fut délivré et Aman mis en croix. Ce dernier présente un raccourci extraordinaire ; le tronc qui soutient sa personne et le bras qui vient en avant paraissent non pas peints, mais réels et en relief, de même que la jambe qu’il jette en avant et d’autres parties du corps qui sont en arrière, figure certes difficile et admirable, entre les plus difficiles et les plus belles. Mais il serait trop long de décrire toutes les fantaisies et les sujets différents représentés, ainsi que toute la série des patriarches, en commençant aux fils de Noé, pour exprimer la généalogie du Christ. On ne saurait montrer la diversité qu’on y remarque dans les visages, les têtes, les draperies, l’infinité de caprices nouveaux et extraordinaires et judicieusement composés. Dans tout l’ensemble, il n’y a pas de point qui ne soit à sa place et toutes les figures sont représentées avec des raccourcis si beaux et si savants que c’est une chose vraiment divine. Qui n’admirera pas et ne restera pas stupéfait en voyant l’aspect terrible de Jonas, dernière figure de la chapelle ? Elle fait que la voûte, par la puissance de l’art, paraît droite, au lieu de venir en avant, par sa concavité naturelle, parce que cette figure se renverse en arrière ; de même que, grâce au dessin, aux ombres et aux lumières, elle paraît véritablement se courber en arrière. Heureuse notre époque ! Heureux les artistes de notre temps ! On doit vous appeler ainsi, vous qui, de votre temps, avez pu vous remplir les yeux, jusqu’alors tenus dans les ténèbres, de l’éclatante clarté de cette source lumineuse, vous qui avez eu la route aplanie et débarrassée de tout ce qui était difficile, par un si rare et si merveilleux artiste. Certes, la gloire qu’il retira de ses peines doit vous faire connaître et proclamer que c’est lui qui souleva le bandeau qui couvrait les yeux de votre esprit si plein de ténèbres, et qui a démêlé le vrai du faux qui obscurcissait votre intelligence. Remerciez-en donc le ciel, et efforcez-vous d’imiter Michel-Ange en toute chose.

Quand il découvrit son œuvre, le monde y accourut de toutes parts et ce fut assez pour que tous restassent muets d’admiration. Aussi le pape, dont elle exalta le génie et qu’elle poussa à de plus grandioses entreprises, récompensa-t-il Michel-Ange par de grandes sommes et de riches dons, ce qui faisait dire parfois à Michel-Ange que le pape, par ses faveurs, montrait bien qu’il savait apprécier son mérite. Si, par suite de son humeur naturelle, le pontife le brusquait parfois, il lui faisait ensuite oublier l’offense par des dons et des faveurs signalées. C’est ainsi qu’un jour, Michel-Ange ayant demandé la permission d’aller à Florence pour assister à la fête de saint Jean, ave un peu d’argent pour faire le voyage, le pape dit : « Et cette chapelle, quand sera-t-elle livrée ? — Quand je le pourrai, Saint Père, répondit Michel-Ange. — Quand je le pourrai, quand Je le pourrai !... dit le pape en grondant et en frappant Michel-Ange d’un bâton qu’il tenait à la main ; je te la ferai bien finir, moi ! » Michel-Ange étant retourné chez lui, pour se mettre en route et se rendre à Florence, le pape lui envoya aussitôt cinq cents écus par Cursio, son camérier, craignant qu’il ne fît des siennes, et avec toutes sortes d’amitiés pour l’apaiser. Aussi bien, Michel-Ange connaissait l’humeur du pape et s’en riait, aimant ce pontife, et voyant que, quoi qu’il arrivât, tout se terminait toujours à son avantage, et que le pape ne négligeait rien pour conserver son amitié.

Les peintures de la chapelle terminées, et pendant qu’il vivait encore, le pape ordonna que, s’il venait à mourir, le cardinal Santiquattro[51] et le cardinal Aginense[52], son neveu, eussent à faire terminer son tombeau, sur un plan moindre que le premier, et Michel-Ange se mit à cette nouvelle besogne. Ainsi il commença volontiers ce tombeau, pensant le conduire à fin, sans tous ces empêchements ; mais il n’éprouva que du dégoût et en retira plus d’ennuis et de soucis que d’aucune autre entreprise . Il lui en resta même, pendant un certain temps, la réputation d’être ingrat envers ce pape qui l’avait tant aimé et favorisé. S’étant donc remis au tombeau et y travaillant continuellement, tout en mettant au net des dessins pour couvrir de peintures les parois de la chapelle Sixtine, il eut la mauvaise fortune de ne pouvoir donner à son œuvre une fin digne de la perfection qu’il y avait mise au début, car le pape Jules mourut à cette époque[53], et le tombeau fut abandonné par suite de l’élection du pape Léon X[54]. Celui-ci, qui n’était pas inférieur en mérite et en grandeur d’âme à Jules II, désirait laisser dans Florence, sa patrie, parce qu’il était le premier pape originaire de cette ville, les merveilles qu’un grand prince comme lui pouvait faire exécuter, et qui devaient perpétuer son nom, ainsi que celui d’un artiste divin, son concitoyen. Ayant donc donné l’ordre que l’on entreprît la façade de San Lorenzo, à Florence, église construite par la maison de Médicis, il fut cause que le travail du tombeau resta interrompu et que Michel-Ange fut appelé à diriger la nouvelle construction[55], après que le pape lui eut demandé de donner son avis et de fournir un dessin. Michel-Ange résista autant qu’il le put, alléguant qu’il avait des obligations à remplir envers les cardinaux Santiquattro et Aginense, au sujet du tombeau. Le pape lui répondit de ne pas s’en préoccuper, qu’il y avait déjà pensé et fait en sorte que Michel-Ange fût libéré de ses engagements, enfin qu’il avait promis que Michel-Ange s’occuperait, à Florence, des statues du tombeau, comme il l’avait déjà fait auparavant. Tout cela ne se passa pas sans le déplaisir des cardinaux et de Michel-Ange, qui s’en alla désolé. Il y eut ensuite de nombreuses discussions, au sujet de la façade de San Lorenzo, dont le pape aurait voulu répartir le travail entre différentes personnes. De nombreux artistes concoururent pour l’architecture, et des dessins furent présentés par Baccio d’Agnolo, Antonio da San Gallo, Andrea et Jacopo Sansovino, et le charmant Raphaël d’Urbin, qui fut ensuite emmené par le pape à Florence, à ce sujet. Alors Michel-Ange se décida à faire un modèle et à ne souffrir qu’aucun chef ou guide, autre que lui, ne fût préposé à la construction. Mais le fait de ne vouloir pas d’aide fut cause que ni lui, ni les autres ne purent opérer, et les maîtres énoncés ci-dessus retournèrent, découragés, à leurs travaux habituels. Michel-Ange, devant aller à Carrare, avait à se faire payer par Jacopo Salviati une provision de mille écus, mais quand il se présenta chez Jacopo, celui-ci était enfermé dans son bureau pour quelque affaire, et Michel-Ange ne voulut pas attendre, mais partit immédiatement et se rendit à Carrare[56]. Jacopo, cependant, apprit que Michel-Ange était venu chez lui, et, ne le trouvant plus à Florence, il lui envoya les mille écus à Carrare. Le porteur demanda un reçu à Michel-Ange qui lui répondit que cet argent allait être dépensé pour le compte du pape, et que ce n’était pas son propre profit, qu’il n’avait qu’à le remporter, parce que lui n’avait pas l’habitude de faire des reçus pour les autres. Aussi le porteur, n’osant pas insister, revint sans reçu à Florence. Tandis que Michel-Ange était à Carrare et qu’il faisait extraire des marbres, tant pour le tombeau de Jules II que pour la façade de San Lorenzo, pensant qu’il pourrait la terminer, on lui écrivit que le pape avait appris que, dans les montagnes de Pietrasanta, à Seravezza, sur le territoire florentin, presque au sommet de la plus haute montagne, appelée l’Altissimo, il y avait des marbres aussi bons et aussi beaux que ceux de Carrare. Michel-Ange le savait bien, mais il ne voulait pas y recourir, parce qu’il était l’ami du marquis Alberigo, seigneur de Carrare, et que, pour le profit de celui-ci, il préférait plutôt extraire de ses marbres que de ceux de Seravezza. Peut-être jugeait-il que cette dernière extraction serait longue et ferait perdre beaucoup de temps, ce qui arriva effectivement. Il fut néanmoins obligé de se rendre à Seravezza, bien qu’il affirmât qu’on y éprouverait plus d’ennuis et de dépense, comme cela arriva en effet au commencement, et peut-être exagérait-il. Mais, comme le pape ne voulut rien entendre, il fallut ouvrir une route de plusieurs milles de longueur, à travers les montagnes, et pour cela briser les rochers à coups de pics et de leviers, pour aplanir, enfoncer des pilotis dans les endroits marécageux, en sorte que Michel-Ange y passa plusieurs années, pour exécuter la volonté du pape, et qu’on en tira finalement cinq colonnes de moyenne grandeur, dont une est sur la place de San Lorenzo, à Florence, et les autres sur la marine, au port d’embarquement. Pour cette raison également, le marquis Alberigo, à qui on enlevait la fourniture des marbres, devint grand ennemi de Michel-Ange, sans qu’il y eût de la faute de ce dernier. Il tira encore, outre les colonnes susdites, beaucoup de marbres qui sont actuellement au pied des carrières, depuis plus de trente ans ; mais, depuis, le duc Cosme a fait terminer la route.

Michel-Ange, s’étant décidé à revenir à Florence, perdit beaucoup de temps à s’occuper d’une chose et de l’autre ; il fit, par exemple, pour le palais Médicis, un modèle de fenêtres grillées qui éclairent les chambres du coin[57]. Il passa plusieurs années à extraire des marbres ; à la vérité, pendant qu’il y était occupé, il faisait des modèles de cire et d’autres projets pour la façade ; mais le temps passa et l’argent du pape qui y était affecté fut dépensé pendant les guerres de Lombardie. L’œuvre resta inachevée, par suite de la mort de Léon X, et il n’y eut d’exécuté que les fondations destinées à soutenir la façade, de même qu’on n’amena qu’une seule colonne en marbre, qui est actuellement sur la place San Lorenzo. La mort de Léon X plongea les arts et les artistes dans un tel marasme, tant à Rome qu’à Florence, que, tant qu’Adrien VI vécut, Michel-Ange resta à Florence, occupé au tombeau de Jules IL Adrien étant mort, le nouveau pape Clément VII[58] montra qu’en architecture, en sculpture et en peinture, il n’était pas moins désireux de laisser une grande renommée que Léon X et ses autres prédécesseurs. L’année 1525, Giorgio Vasari, étant encore enfant, fut conduit à Florence par le cardinal de Cortone[59], et placé auprès de Michel-Ange pour étudier. Celui-ci, ayant été appelé à Rome par le pape Clément VII, pour lequel il avait commencé la bibliothèque de San Lorenzo, et la nouvelle sacristie destinée à renfermer les tombeaux des aînés du pape, auxquels il travaillait, plaça Vasari auprès d’Andrea del Sarto, et vint lui-même dans l’atelier de celui-ci, pour le lui recommander.

Michel-Ange partit pour Rome en toute hâte, car il était tourmenté de nouveau par Francesco Maria, duc d’Urbin, et neveu du pape Jules II, qui se plaignait de lui, disant qu’il avait reçu 16.000 écus pour exécuter le tombeau, et qu’il passait son temps à Florence a ne rien faire. Le duc lui adressait force menaces, ajoutant que, s’il n’obtenait pas satisfaction, il saurait se venger. Quand Michel-Ange fut arrivé à Rome, le pape Clément, qui voulait se servir de lui, lui conseilla de traiter avec les agents du duc, qui, d’après lui, était plutôt le débiteur de Michel-Ange que son créancier, eu égard à ce qu’il avait déjà fait. La chose en resta là, puis le pape et Michel-Ange, après avoir parlé de différentes choses, tombèrent d’accord de terminer d’abord la sacristie, et la bibliothèque de San Lorenzo, à Florence. Il quitta donc Rome, et, à Florence, commença par modifier la coupole de la sacristie qu’il fit orner de différentes manières et surmonter, par l’orfèvre Piloto, d’une boule à soixante-douze faces. Pendant qu’il faisait travailler à la coupole, quelques-uns de ses amis lui dirent : « Vous devriez modifier la lanterne, en vous inspirant de celle de Filippo Brunelleschi. » Et il leur répondit : « On peut la modifier, mais non l’améliorer. » À l’intérieur, il éleva quatre tombeaux[60], pour orner les parois, et pour contenir les corps des pères des deux papes, à savoir : Laurent le Magnifique et Julien, son frère ; Julien, frère de Léon X, et Laurent le duc, son neveu[61]. Comme il voulut élever la sacristie sur le modèle de la vieille sacristie, qui est due à Filippo Brunelleschi, mais avec un autre ordre d’ornementation, il y fit intérieurement un ornement composite des plus variés et des plus nouveaux ; car il ne voulut pas suivre la tradition laissée par Vitruve et les anciens, que l’on continuait à employer, et les artistes doivent lui avoir une grande obligation d’avoir quitté le chemin commun parcouru jusqu’alors. Mais il se montra encore plus novateur dans la bibliothèque de San Lorenzo, en ce qui concerne la belle répartition des ouvertures, la division du plafond en compartiments, et la merveilleuse entrée de ce local. On ne saurait voir de dessin plus gracieux et plus ferme tout à la fois que celui des consoles, des niches, des corniches, et il n’y a pas d’escalier plus commode. Il y pratiqua un emmarchement si original et sortant tellement de l’habitude générale que tout le monde en resta étonné.

À cette époque, il envoya Pietro Urbano de Pistoia, son élève, à Rome, pour mettre en œuvre un Christ nu tenant la croix[62], figure admirable qui fut placée dans l’église de la Minerva, à côté de la grande chapelle, pour Messer Antonio Metelli[63]. Survint le sac de Rome[64] et l’expulsion des Médicis de Florence. À la suite de cette révolution, ceux qui gouvernaient la ville, désirant refaire ses fortifications, nommèrent Michel-Ange commissaire général de toutes les fortifications[65]. Il fit de nombreux dessins et fit travailler sur différents points de la ville, et finalement entoura de bastions la colline de San Miniato[66]. On ne les fit pas en gazon, en clayonnages et en fascines, selon l’usage ordinaire, mais on employa des armatures enterrées en châtaigniers et en chênes entrelacés, ainsi que d’autres matériaux de bonne qualité ; au lieu de mottes de gazon, on posa des briques crues faites de bourre et de bouse de vache soigneusement battues et aplaties. La seigneurie de Florence envoya de plus Michel-Ange à Ferrare[67] examiner les fortifications élevées par le duc Alphonse 1er, ainsi que son artillerie et ses munitions. Il fut reçu avec beaucoup de courtoisie par ce seigneur qui le pria d’exécuter pour lui quelque œuvre, tout à son aise, ce que Michel-Ange lui promit.

De retour à Florence, Michel-Ange s’occupait continuellement des fortifications de la ville, et néanmoins il travaillait à un tableau représentant une Léda qu’il peignait en détrempe pour le duc ; ce fut une œuvre divine, comme nous le dirons plus tard. Il travaillait aussi en secret aux statues destinées aux tombeaux de San Lorenzo. Il resta bien six mois sur la colline de San Miniato, pour en activer les fortifications ; car si l’ennemi s’en était emparé, la ville était perdue, aussi s’en occupait-il avec ardeur. En même temps se continuaient les sculptures de la sacristie qui restèrent en partie inachevées, et qui comportaient sept statues. Il faut avouer qu’en sculpture et dans la partie architecturale de ces tombeaux, il a dépassé n’importe qui dans ces arts ; ces statues ébauchées en marbre par lui et terminées en rendent témoignage. L’une d’elles est une Vierge assise qui avance la jambe droite, ayant croisé les deux genoux ; l’Enfant Jésus à cheval sur la cuisse la plus élevée, se tourne, dans une admirable attitude, vers sa mère, demandant le sein. Elle, le tenant d’une main, et s’appuyant de l’autre, se penche pour le lui donner ; bien qu’une partie soit restée à l’état d’ébauche et qu’on y reconnaisse l’effet de la gradine, on devine toute la perfection de l’œuvre. Mais on restera bien plus stupéfait devant les tombeaux des ducs Julien et Laurent de Médicis, quand on considérera que, au jugement de Michel-Ange, la terre était insuffisante pour leur donner une honorable sépulture, et qu’il voulut y faire coopérer toutes les parties du monde, pour surmonter les sarcophages, sous la forme de quatre statues, à savoir : sur le premier tombeau, le Jour et la Nuit, sur l’autre, l’Aurore et le Crépuscule. Ces statues sont exécutées avec de belles formes dans leurs attitudes, et un rendu remarquable des muscles ; elles suffiraient, si l’art venait à disparaître, à le faire revivre dans sa splendeur primitive. On y voit, outre ces statues, celles des deux capitaines, revêtus de leurs armures ; le duc Laurent, plongé dans ses réflexions, dans l’attitude d’un sage, a des jambes si bien faites que l’œil humain ne peut en voir de plus belles. L’autre est le duc Julien, plein de fierté dans le port de la tête et du cou ; l’enfoncement des yeux, le profil du nez, la fente de la bouche et les cheveux sont si divins, ainsi que les mains, les bras, les genoux et les pieds, en somme l’ensemble de ce que Michel-Ange exécuta est si beau que les yeux ne peuvent se fatiguer ni se rassasier de le regarder. Vraiment, qui verra la beauté des chaussures et de la cuirasse le prendra pour une créature céleste et non pas mortelle. Mais que dire de l’Aurore, représentée sous la figure d’une femme nue, capable de chasser la mélancolie de l’esprit, et de faire tomber le ciseau des mains du sculpteur. Dans son attitude, on reconnaît le désir qu’elle éprouve de se lever, encore tout accablée de sommeil, et il semble qu’en s’éveillant elle a trouvé fermés les yeux du grand duc. Aussi se tord-elle avec amertume, montrant sa grande douleur, dans son éternelle beauté. Que pourrais-je aussi dire de la Nuit ? Statue non pas extraordinaire, mais absolument unique. Qui a vu dans quelque siècle que ce soit des statues antiques ou modernes ainsi faites ? N’y reconnaît-on pas la quiétude du sommeil ainsi que la douleur et la mélancolie d’éprouver une pareille perte ? On croit que cette statue de la Nuit personnifie la véritable nuit dans laquelle étaient plongés tous ceux qui, pendant quelque temps, espérèrent, je ne dis pas surpasser Michel-Ange en sculpture et en dessin, mais simplement l’égaler. Cette figure reflète la somnolence que l’on voit chez les personnes endormies. Aussi plusieurs hommes lettrés composèrent-ils en son honneur des vers latins et italiens, comme ceux-ci dont on ne connaît pas l’auteur[68]:

La Notte, che tu vedi in si dolci atti

Dormire, fu da un Angelo scolpita
In questo sasso : e, perchè dorme, ha vita :
Destala, se no 'l credi, e parleratti.

auxquels Michel-Ange répondit au nom de la Nuit :

Grato mi è il sonno, e più l'esser di sasso :

Mentre che il danno e la vergogna dura,
Non veder, non sentir, m’è gran ventura ;
Però non mi destar ; deh parla basso[69] !

Certes, si l’inimitié qui règne entre la fortune et le génie, entre la grandeur de l’un et la jalousie de l’autre, n’avait pas empêché de conduire cette œuvre à sa fin, l’art aurait pu montrer à la nature qu’il la dépassait de beaucoup en toute pensée. Pendant que Michel-Ange y travaillait avec une ardeur et un amour sans pareils, le siège de Florence, qui ne lui permit pas de la terminer, augmenta d’intensité, l’an 1529. Aussi ne travailla-t-il plus, ou rarement, ayant été chargé par ses concitoyens de fortifier, outre la colline de San Miniato, toute la ville, comme nous l’avons déjà dit. Comme il avait prêté mille écus à la République, et qu’il se trouvait être des Neuf de la milice, chargés de tout ce qui concernait la guerre, il se consacra tout entier, en pensée et en action, à perfectionner les fortifications. Quand l’armée ennemie eut complètement investi la ville, et que l’espérance de se voir secourir eut abandonné les assiégés, les difficultés de la vie croissant chaque jour, Michel-Ange, s’estimant être dans un pas difficile, se décida à mettre sa personne en sûreté et à sortir de Florence, pour se rendre à Venise, sans faire connaître sa route à qui que ce fût.

Il partit donc secrètement par la voie de San Miniato[70], sans que personne le sût, emmenant avec lui Antonio Mini, son élève, et l’orfèvre Piloto, son fidèle ami ; ils emportèrent sur eux une camisole dans laquelle ils avaient cousu des écus. Arrivés à Ferrare, tandis qu’ils se reposaient, ils trouvèrent qu’en raison de la guerre et de la ligue de l’empereur et du pape contre Florence, le duc Alphonse d’Este avait donné des ordres et voulait savoir, en secret, de tous les hôteliers, les noms de tous ceux qu’ils logeaient et la liste des étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, qu’on lui apportait chaque jour. Michel-Ange étant donc arrivé dans cette ville avec l’intention de ne pas être reconnu, à peine descendu de cheval, fut dénoncé par ce moyen au duc, qui en fut enchante, étant devenu son ami. Ce prince avait beaucoup de grandeur d’âme, et tant qu’il vécut, il se plut à honorer le mérite. Il envoya aussitôt quelques-uns des premiers de sa cour, pour se présenter de sa part à Michel-Ange avec des chevaux pour chercher son bagage, et pour amener Michel-Ange au palais, où l’attendait un bon logement. Ne se sentant pas libre, celui-ci fut contraint d’obéir, et de donner tout ce qu’il ne pouvait pas vendre ; il alla donc vers le duc, avec les envoyés, et laissa toutes ses affaires à l’hôtellerie. Le duc lui fit un accueil magnifique et, s’étant plaint de sa sauvagerie, il lui fit de riches présents , et voulut le garder à Ferrare avec une bonne provision. Mais Michel-Ange ne voulut pas rester, ayant l’esprit ailleurs ; le duc alors le pria de demeurer auprès de lui au moins tant que la guerre durerait, et lui offrit de nouveau tout ce qui était en son pouvoir. Michel-Ange, qui ne voulut pas être vaincu en courtoisie, le remercia infiniment, et se tournant vers ses deux compagnons, il dit au duc qu’il avait apporté avec lui, de Florence, douze mille écus, et qu’ils étaient, ainsi que sa personne, à son entière disposition. Le duc lui fit parcourir son palais, comme il l’avait déjà fait autrefois, et lui montra tout ce qu’il avait de rare, jusqu’à son portrait peint par Titien. Michel-Ange le loua beaucoup, mais ne voulut pas rester au palais et retourna à l’hôtellerie. Son hôtelier reçut sous main du duc quantité de choses pour bien le traiter, avec ordre de ne rien accepter à son départ, pour son logement. De Ferrare, Michel-Ange se rendit à Venise, où quantité de gentilshommes désirèrent le visiter ; mais lui, qui eut toujours l’idée qu’ils s’entendaient peu aux arts, quitta la Giudecca où il était logé ; on dit qu’il dessina alors, pour la République, le pont du Rialto, à la requête du doge Gritti, dessin remarquable pour l’invention et les ornements.

Mais sa patrie le réclamait avec beaucoup d’instances ; on lui demandait expressément de ne pas abandonner ses entreprises, et il reçut un sauf-conduit[71]. Finalement, ne pouvant résister à son amour pour son pays, il revint, non sans danger. C’est à cette époque qu’il termina sa Léda qui, dit-on, lui avait été demandée par le duc Alphonse ; elle fut ensuite portée en France par Antonio Mini, son élève[72]. Pendant le siège de Florence, il rendit plus fort le campanile de San Miniato, qui était battu violemment du camp ennemi, par deux pièces d’artillerie. Le tir des grosses pièces l’avait ébranlé et l’aurait certainement entièrement ruiné, si Michel-Ange ne l’avait armé avec des balles de laine et des matelas épais, suspendus par des cordes, qui le protégèrent, en sorte qu’il est encore debout. On dit aussi que, pendant le siège, il eut l’occasion de satisfaire le désir qu’il avait eu auparavant d’obtenir un bloc de marbre de neuf brasses, venu de Carrare, que, par concurrence entre eux, le pape Clément avait donné à Baccio Bandinelli. Comme ce bloc était alors dans le domaine public, il le demanda au gonfalonier, qui le lui accorda, bien que Baccio eût fait un modèle et eût déjà enlevé beaucoup de matière pour dégrossir le bloc. Michel-Ange fit un modèle qui fut trouvé merveilleux ; mais, au retour des Médicis, le bloc fut restitué à Baccio.

La ville de Florence s’étant rendue[73], Baccio Valori, commissaire du pape, fut chargé de faire arrêter et enfermer au Bargello plusieurs citoyens des plus opposés aux Médicis. Entre autres, Michel-Ange fut recherché à son domicile, mais comme il s’en doutait, il s’était enfui secrètement dans la maison d’un de ses grands amis, où il resta plusieurs jours caché[74]. Quand les représailles furent passées, le pape Clément, se souvenant du génie de Michel-Ange, fit faire diligence pour le trouver, avec ordre de ne pas l’inquiéter, pour qu’il se remît aux travaux de San Lorenzo, avec la provision accoutumée. Il nomma provéditeur de l’œuvre Messer Giovambatista Figiovanni, ancien partisan de la maison Médicis et prieur de San Lorenzo. Michel-Ange, se sentant rassuré, commença, pour Baccio Valori, dont il voulait se faire un ami, une figure de trois brasses en marbre, représentant un Apollon qui tirait une flèche de son carquois, et la termina presque entièrement[75]. Cette statue est actuellement dans la chambre du prince de Florence ; elle est remarquable, bien qu’elle ne soit pas achevée.

Dans ce temps se présenta à Michel-Ange un gentilhomme envoyé par le duc Alphonse de Ferrare, qui avait appris que Michel-Ange venait de produire une œuvre rare, et qui ne voulait pas manquer cette occasion. Michel-Ange lui montra un grand tableau, peint par lui en détrempe, tout d’un trait, qui représentait Léda embrassant le cygne, et Castor et Pollux sortant de l’œuf. L’envoyé du duc, pensant, d’après la réputation de Michel-Ange, qu’il devait avoir produit quelque chose de grand, et n’entendant rien à l’excellence de l’œuvre qu’on lui présentait, dit à Michel-Ange : « Oh ! c’est peu de chose ! » Michel-Ange lui demanda alors quel était son métier, sachant bien que nul ne peut donner son avis sur une chose quelconque aussi bien que ceux qui l’ont beaucoup pratiqué. L’autre lui répondit, en riant sous cape : « Je suis marchand », pensant ne pas être connu de Michel-Ange pour un gentilhomme, voulant tout à la fois tourner en ridicule une pareille demande, et bafouer l’industrie des Florentins. Michel-Ange, qui le comprenait fort bien, lui répondit : « Cette fois, vous ferez un mauvais marché pour votre maître : Allez-vous en ! » Peu après, Antonio Mini, son élève, qui avait deux sœurs à marier, lui demanda ce tableau, et il le lui donna volontiers, avec la plus grande partie des dessins et des cartons, qui étaient une œuvre merveilleuse, en tout deux caisses de modèles et de parties d’œuvres terminées. Il les emporta en France, quand il lui prit fantaisie d’y aller, ainsi que la Léda qu’il vendit au roi François Ier par l’entremise de marchands, et qui est aujourd’hui à Fontainebleau ; les cartons et les dessins furent perdus[76], parce qu’il mourut à peu de temps de là, et qu’on les lui vola. Ainsi notre pays resta privé d’œuvres si grandes et si utiles, ce qui fut un dommage inestimable. Le carton de la Léda est ensuite revenu à Florence, où il est chez Bernardo Vecchietti, de même que quatre morceaux des cartons de la chapelle représentant des figures nues et des prophètes ont été rassemblés par Benvenuto Cellini, sculpteur, et sont actuellement entre les mains des héritiers de Girolamo degli Albizzi.

Michel-Ange dut ensuite se rendre à Rome auprès du pape Clément qui, bien qu’irrité contre lui, lui pardonnait tout le passé, à cause de l’amour qu’il portait au mérite. Il lui ordonna de retourner à Florence et de terminer entièrement la bibliothèque et la sacristie de San Lorenzo. Pour aller plus vite, quantité de statues qui devaient y figurer furent données à faire à d’autres maîtres, deux au Tribolo, une à Raffaello da Montelupo, et une à Fra Giovanni Agnolo, frère des Servi, appelé le Montorsoli. Il les aida en faisant pour chaque statue le modèle en terre ; tous se mirent avec ardeur au travail et lui-même s’occupa de la bibliothèque, où le plafond, en bois sculpté sur ses modèles, fut terminé par le Carota et le Tasso, Florentins, excellents sculpteurs sur bois. On y monta également les pupitres exécutés par Batista del Cinque et Ciapino, son ami ; et pour terminer, Giovanni da Udine fut appelé à Florence, maître divin, qui, avec l’aide de ses élèves et de maîtres florentins, fit les stucs de la tribune ; ainsi tout le monde travaillait avec ardeur pour achever l’entreprise. Au moment où Michel-Ange voulait mettre en œuvre les statues, vint au pape le désir de l’avoir auprès de lui, car il voulait faire peindre les parois de la chapelle Sixtine, dont Michel-Ange avait peint la voûte pour Jules II. Sur la paroi principale où est l’autel, Clément voulait que l’on peignît le Jugement dernier, afin de montrer tout ce que l’art du dessin pouvait produire. Sur la paroi opposée, au-dessus de la porte principale, il lui avait ordonné de peindre Lucifer chassé du ciel pour son orgueil, et tous les anges rebelles précipités avec lui dans les enfers. De ces diverses inventions, il y a longtemps, on a trouvé des esquisses et des dessins faits de la main de Michel-Ange, dont un fut ensuite mis en œuvre, dans l’église della Trinità, à Rome, par un peintre sicilien, qui resta plusieurs mois avec Michel-Ange, pour le servir et broyer ses couleurs. On le voit peint à fresque dans la croisée de l’église, chapelle de Saint-Grégoire, et, bien que cette peinture soit mal exécutée, il y a je ne sais quoi de terrible et de varié dans les attitudes et les groupes de ces figures nues, qui sont précipitées du ciel et transformées en démons effrayants au centre de la terre ; certes c’est une capricieuse fantaisie.

Tandis que Michel-Ange était occupé aux dessins et aux cartons destinés à la paroi du Jugement dernier, il était journellement aux prises avec les agents du duc d’Urbin lesquels lui reprochaient d’avoir reçu du pape Jules II seize mille écus pour son tombeau. Il ne pouvait supporter ce reproche et désirait terminer le tombeau, bien qu’il fût déjà atteint par la vieillesse. Il aurait volontiers fixé définitivement son séjour à Rome, ayant trouvé, sans la chercher, cette occasion de ne plus retourner à Florence, car il craignait infiniment le duc Alexandre de Médicis, qu’il pensait avoir peu d’amitié pour lui. En effet, celui-ci lui ayant fait savoir, par Alessandro Vitelli, qu’il devait examiner quel était le meilleur endroit, pour y construire la citadelle de Florence, il avait répondu qu’il ne se rendrait dans cette ville que si le pape Clément le lui ordonnait. Finalement on tomba d’accord[77] pour le tombeau de Jules II, et il fut décidé qu’on ne le ferait plus isolé et de forme rectangulaire, mais simplement une paroi au goût de Michel-Ange, et qu’il y mettrait six statues de sa main. Dans le contrat fait avec le duc d’Urbin, Son Excellence lui accordait la permission de consacrer quatre mois de l’année au pape Clément, soit à Florence, soit autre part, où celui-ci désirerait l’employer. Bien que Michel-Ange crût avoir trouvé définitivement la paix, il n’en fut rien, parce que le pape Clément, désireux de voir le gage suprême que son génie pouvait donner, le faisait travailler au carton du Jugement dernier. Tout en prouvant au pape qu’il y était occupé, il ne laissait pas de travailler secrètement aux statues destinées au tombeau. Survint, l’année 1533, la mort du pape Clément[78], par suite de laquelle l’œuvre de la sacristie et de la bibliothèque, à Florence, à l’achèvement de laquelle on avait travaillé avec tant d’ardeur, resta imparfaite.

Michel-Ange pensa alors vraiment avoir acquis sa liberté et pouvoir s’occuper à l’achèvement du tombeau de Jules II. Mais le nouveau pape, Paul III[79], n’attendit pas longtemps pour le faire appeler, l’accabler de caresses et d’offres, et lui dire qu’il désirait l’avoir auprès de lui, ayant besoin de ses services. Michel-Ange s’excusa, disant qu’il n’était pas libre, étant lié par contrat au duc d’Urbin, jusqu’à ce que fût terminé le tombeau de Jules II. Mais le pape se mit en colère et lui dit : « Voilà trente ans que j’ai ce désir, et maintenant que je suis pape je ne pourrai pas le satisfaire ?… Je déchirerai le contrat et je veux que tu me serves de toute façon ! » Michel-Ange, voyant cette obstination, fut tenté de quitter Rome et de trouver un moyen de terminer le tombeau. Toutefois, en homme prudent et craignant la puissance du pape, il pensait l’entretenir de bonnes paroles, et il espérait, le voyant si vieux[80], que quelque chose surviendrait qui le libérerait. Mais le pape, qui avait l’intention de faire exécuter quelque œuvre importante par Michel-Ange, alla le voir un jour dans sa maison, avec dix cardinaux, et voulut voir toutes les statues destinées au tombeau de Jules II ; elles lui parurent merveilleuses, particulièrement le Moïse, qui, au dire du cardinal de Mantoue, suffisait pour honorer Jules II. Ayant vu ensuite les cartons et les dessins que Michel-Ange préparait pour les parois de la chapelle, et qui parurent au pape étonnants, celui-ci l’entreprit de nouveau avec force instances pour le faire entrer à son service, lui promettant qu’il ferait en sorte que le duc d’Urbin se contentât de trois statues, et que les autres seraient exécutées par d’autres maîtres excellents, d’après ses modèles. Sa Sainteté ayant donc arrangé la chose avec les agents du duc, on fit un nouveau contrat[81] qui fut approuvé de ce dernier, et Michel-Ange, spontanément, s’obligea à payer les trois statues et à faire édifier le tombeau. Il déposa pour cela dans la banque des Strozzi 1.580 ducats, qu’il aurait pu garder, et il lui parut avoir fait beaucoup pour se soustraire à une entreprise si longue et si gênante. Il fit ensuite construire le tombeau à San Piero in Vincola, de la manière suivante : Il établit sur le premier soubassement sculpté quatre piédestaux avec les ressauts, qui devaient primitivement supporter chacun un prisonnier, et qu’il remplaça par des termes. Mais, comme ce bas de monument paraissait maigre, il établit au pied de chaque terme une console renversée posant sur le piédestal. Ces quatre termes encadraient trois niches dont les deux extrêmes, de forme ronde, devaient contenir les Victoires, à la place desquelles il mit Lia, fille de Laban, personnifiant la Vie active, tenant un miroir dans une main, en considération de nos actions, et dans l’autre main une guirlande de fleurs, pour les vertus qui ornent notre vie pendant son cours, et la font glorieuse après la mort. L’autre statue représentant Rachel, sœur de Lia, les mains jointes, un genou plié et le visage élevé, comme transporté, personnifie la Vie contemplative. Ces statues furent exécutées par Michel-Ange en moins d’une année. La niche centrale est carrée ; primitivement, elle devait être une des portes qui donnaient accès dans le petit temple ovale du tombeau, quand il était rectangulaire et isolé. Dans cette niche est posée sur un dé de marbre l’énorme et admirable statue de Moïse, dont il a été suffisamment parlé. Au-dessus de la tête des termes qui forme chapiteau, il y a une architrave, une frise et une corniche qui avancent au-dessus des termes et sont richement couvertes de feuillages, d’oves, de dentelures et d’autres ornements. Sur la corniche se trouve un nouvel ordre soigné, mais sans sculptures, comportant des termes différents, et qui correspondent aux premiers, en guise de pilastres, avec divers modes de corniches. Pour que tout cet ordre corresponde à l’inférieur, il y a un vide au-dessus de la niche qui contient le Moïse, et dans ce vide, sur un ressaut de la corniche, est posé un sarcophage de marbre avec la statue couchée du pape Jules, faite par Maso dal Bosco[82], sculpteur. En arrière de cette statue, il y a une Vierge tenant à son cou l’Enfant Jésus, exécutée par Scherano da Settignano, sculpteur, sur le modèle de Michel-Ange ; ce sont de bonnes statues. Dans les deux niches carrées qui surmontent la Vie active et la Vie contemplative, on voit deux statues plus grandes qui représentent un Prophète et une Sybille assis ; ces deux statues qui sont de Raffaelo da Montelupo, donnèrent peu de satisfaction à Michel-Ange. Enfin le monument se termine par une corniche variée qui avance sur toute la largeur, comme dans l’ordre inférieur, et au-dessus des termes on voit des candélabres en marbre ; au milieu et au-dessus du Prophète et de la Sybille sont les armes du pape Jules. Au fond de chaque niche il y a une fenêtre, pour la commodité des frères qui officient dans cette église, car le chœur est derrière le monument, et ils peuvent ainsi chanter et voir à travers ces ouvertures, pendant la messe. En vérité, cette œuvre est bien réussie, mais elle est loin d’offrir la perfection que comportait le premier projet.

Michel-Ange résolut donc de servir le pape Paul[83], puisqu’il ne pouvait pas faire autrement. Celui-ci voulut qu’il continuât l’œuvre du Jugement dernier, qui lui avait été commandée par le pape Clément, sans rien changer à l’invention et au sujet qu’on lui avait donné, par égard au mérite de cet homme, auquel il portait tant d’amour et de respect qu’il ne cherchait qu’à lui plaire. On le vit bien lorsque Sa Sainteté, désirant mettre ses armes au-dessous du Jonas, où étaient primitivement celles du pape Jules II, Michel-Ange lui répondit que cela ne serait pas bien, ne voulant pas faire tort à Jules II et à Clément VII. Sa Sainteté se contenta de cette réponse, pour ne pas lui déplaire, et reconnut bien la vertu de cet homme qui ne pensait qu’au juste et à l’honnête, sans flatteries, chose que les souverains rencontrent rarement autour d’eux. Michel-Ange fit donc élever un mur de briques choisies, bien cuites et bien assemblées, le long de la paroi de la chapelle, et le fit surplomber d’une demi-brasse, de manière que la poussière ni aucune saleté ne pût s’y fixer.

J’en viens aux particularités dans l’invention et la composition de cette fresque[84], parce qu’on l’a reproduite et gravée tant de fois en grand et en petit qu’il n’est pas nécessaire de perdre du temps à la décrire. Qu’il suffise de se rendre compte que cet homme unique n’a pas eu d’autre intention que de représenter en peinture la reproduction la plus parfaite et la mieux proportionnée du corps humain, dans les attitudes les plus diverses ; j’ajouterai encore la représentation des passions et des joies de l’âme, en quoi il s’est montré supérieur à tous les autres artistes contemporains. Il a ouvert ainsi la voie à la grande manière et au rendu du corps nu, en se jouant de toutes les difficultés du dessin et en montrant que le but suprême de l’art est le corps humain. Aussi, entièrement absorbé par cette partie, a-t-il laissé de côté le charme des couleurs et d’autres délicatesses que bien d’autres peintres ont négligés, non sans raison. Certains, n’ayant pas suffisamment de sûreté dans le dessin, ont cherché à briller par la variété des teintes et des ombres en couleurs, par des inventions bizarres et variées ; mais Michel-Ange, s’appuyant avec fermeté sur le plus profond de l’art, a montré à ceux qui en ont déjà une grande connaissance comment on arrive à la perfection. Pour en revenir à la fresque, il l’avait déjà terminée aux trois quarts, quand un jour le pape Paul vint la voir, avec Messer Biagio da Cesena, maître des cérémonies et homme plein de scrupules. Comme on demandait à ce dernier ce qu’il lui en semblait, il dit que c’était une grande inconvenance d’avoir peint dans un lieu si vénérable tant de figures nues qui montraient leurs nudités d’une manière si déshonnête ; qu’au surplus c’était une œuvre plus digne d’une salle de bains ou d’une auberge que d’une chapelle papale. Ce propos déplut à Michel-Ange, et, voulant se venger, dès que Messer Biagio fut parti, il le représenta au naturel, sans l’avoir en personne devant lui, sous la figure de Minos dans les enfers, avec une grande queue enroulée autour des jambes, et entouré d’une foule de démons. Messer Biagio eut beau supplier le pape et Michel-Ange de le faire enlever de là, on le voit toujours, en souvenir de son propos malencontreux.

Il arriva dans ce temps que Michel-Ange tomba, de peu de hauteur, de son échafaudage et se fit mal à une jambe ; mais, de dépit et tout en colère, il ne voulut pas se laisser soigner. Maestro Baccio Routini, Florentin et son ami, qui était un médecin original et qui l’affectionnait beaucoup, ayant pris pitié de lui, alla un jour frapper à sa porte ; mais, ne recevant pas de réponse, ni des voisins ni de lui, il chercha à pénétrer par d’autres issues chez Michel-Ange, qu’il trouva à la fin, et qui était désespéré de son accident. Aussi Maestro Baccio ne voulut-il pas le quitter tant qu’il ne fut pas guéri. Étant enfin retourné à son œuvre, et y travaillant continuellement, Michel-Ange la conduisit à fin, en peu de mois, donnant tant de vigueur à sa peinture qu’il justifia le mot de Dante : morti li morti, i vivi parean vivi[85], et que l’on reconnaît aisément la misère des damnés et l’allégresse des bienheureux. Le Jugement dernier ayant été découvert, Michel-Ange non seulement montra qu’il avait surpassé les meilleurs maîtres qui avaient travaillé dans la chapelle, mais encore qu’il avait voulu se surpasser lui-même, après ses peintures de la voûte, qui l’avaient rendu si célèbre. Vraiment, il se surpassa lui-même, ayant imaginé la terreur de ce dernier jour, où celui qui a mal vécu est représenté dans tout son supplice. Dans les cieux, plusieurs figures nues portent la croix, la colonne, la lance, l’éponge, les clous et la couronne d’épines, dans des attitudes variées extrêmement difficiles et rendues avec beaucoup de facilité. Le Christ, à demi levé, se tourne vers les damnés avec un air irrité et terrible, les maudissant, non sans une grande crainte de la part de la Vierge qui se cache dans son manteau en entendant et en voyant une telle misère. En cercle autour de lui sont rangés quantité de prophètes, d’apôtres, en particulier Adam et saint Pierre, que l’on croit avoir été placés là pour représenter l’un la raison première qui amène l’humanité au jugement et l’autre le premier fondement de la religion chrétienne. Au-dessous d’eux, saint Barthélémy montre sa peau écorchée ; on voit également la figure nue de saint Laurent, avec un nombre infini de saints et de saintes, d’autres figures, hommes et femmes, de tous côtés, qui s’embrassent pleins d’allégresse, pour avoir obtenu, par la grâce divine, et en récompense de leurs actions, la béatitude éternelle. Aux pieds du Christ sont les sept anges décrits par saint Jean l’évangéliste, avec sept trompettes qui, lançant leurs appels, font dresser les cheveux à qui les regarde, par l’aspect terrible de leur visage. Deux autres anges tiennent les livres de la Vie et de la Mort, et au-dessous on voit un terrible combat entre les sept péchés capitaux figurés par autant de démons, et les âmes qui tombent dans les enfers ou s’envolent au ciel dans d’admirables attitudes et avec des raccourcis merveilleux. Michel-Ange n’a pas manqué, dans la résurrection des morts, de les montrer au monde tirant leurs os et leur chair de la terre, et s’envolant avec l’aide d’autres vivants, tandis que des âmes déjà sauvées leur prêtent leur appui. On ne saurait dire combien chaque chose est à sa place et convient parfaitement à son sujet, par suite des études es des essais sans nombre que Michel-Ange a consacrés à toute son œuvre, comme on peut s’en rendre compte par la barque à Caron. Dans une attitude de réprobation, il frappe avec sa rame les âmes entraînées par les démons, en parfaite concordance de ces vers de Dante, dont Michel-Ange était un lecteur assidu :

Caron demonio con occhi di bragia,

Loro accennando, tutte le raccoglie :

Batte col remo qualunque s’adagia[86].
On ne saurait imaginer quelle variété il y a dans les têtes de ces

démons, vrais monstres d’enfer. Dans les pécheurs, on reconnaît tout à la fois le péché commis et la crainte du châtiment éternel. N’est-il pas merveilleux, en outre, de voir avec quelle extraordinaire beauté cette œuvre est peinte et exécutée, offrant une telle unité qu’elle paraît avoir été faite en un jour, et un tel fini que jamais aucune miniature ne fut tant achevée. En vérité, la multitude des figures, la grandeur et l’aspect terrible de l’œuvre sont tels qu’on ne saurait les décrire ; on voit toutes les passions humaines et toutes merveilleusement rendues. Ainsi les superbes, les envieux, les avares, les luxurieux et autres pécheurs seront reconnus aisément par tout bon esprit, grâce à l’aspect, à l’attitude et à toute autre circonstance naturelle, avec lesquelles on les a représentés, chose qui, bien que merveilleuse et grande, n’était pas impossible pour un pareil homme, qui fut toujours sage et avisé, qui avait vu quantité de ses semblables et acquis cette connaissance et cette pratique du monde que les philosophes contractent par la spéculation et l’étude des livres. Tout homme judicieux et qui s’entend à la peinture verra la vigueur de cet art, et dans ces figures découvrira des pensées et des passions qui ne furent jamais peintes par un autre que lui. Il verra, en outre, comment on doit varier les attitudes parmi tant de figures jeunes, vieilles, masculines et féminines, et allier la vigueur de l’art avec la grâce qu’elles ont dans la nature. Connaisseurs ou non, il vous fait battre le cœur. On voit dans cette fresque des raccourcis qui paraissent en relief, et qui par leur harmonie donnent à l’ensemble beaucoup de douceur. Cette œuvre est faite pour décourager ceux qui croient savoir quelque chose. Vraiment heureux celui qui a pu voir cette étonnante merveille de notre siècle ! Vraiment heureux et fortuné, ô pape Paul III, puisque Dieu consentit qu’avec ta protection cet homme t’attirât les louanges que te donnent, ainsi qu’à lui, les plumes des écrivains ! Que ton mérite grandit grâce à ses travaux !

Cette œuvre demanda à Michel-Ange huit années de travail et il la découvrit, à ce que je crois, l’année 1541, le jour de Noël, à la grande stupeur de toute la ville de Rome, ou plutôt du monde entier. Pendant que j’étais à Venise, j’allai à Rome cette année-là pour la voir, et je restai stupéfait.

Le pape Paul avait fait construire, comme on l’a dit dans la Vie d’Antonio da San Gallo, au même étage que la chapelle Sixtine, une chapelle appelée la Pauline, sur le modèle de celle de Nicolas V ; il décida que Michel-Ange y peindrait deux grands sujets encadrés[87]. L’un représente la Conversion de saint Paul, avec Jésus-Christ dans les airs et une multitude d’anges nus dans de beaux mouvements ; Paul est tombé à terre, étourdi et épouvanté ; parmi les soldats qui l’entourent, les uns cherchent à le relever, les autres, pleins de frayeur devant l’apparition, fuient ainsi que le cheval qui paraît entraîner celui qui veut le retenir. Toute cette fresque est exécutée avec un art et un dessin extraordinaires. L’autre représente la Crucifixion de saint Pierre, qui est fixé nu sur la croix ; les bourreaux, après avoir fait un trou en terre, veulent dresser la croix, de manière que le corps ait les pieds en l’air. Comme on l’a dit autre part, Michel-Ange s’est appliqué à ne représenter que la perfection de l’art, parce qu’on n’y voit ni paysages, ni arbres, ni maisons ; on ne remarque pas non plus les délicatesses de l’art qu’il négligeait comme ne voulant pas abaisser son grand génie à de semblables choses. Ces fresques furent les dernières peintures qu’il exécuta ; il avait alors soixante-quinze ans, et il y éprouva, à ce qu’il m’a dit, une grande fatigue ; car la peinture, et particulièrement celle à fresque, passé un certain âge, n’est pas un travail de vieillard. Il décida que, sur ses dessins, Perino del Vaga, peintre excellent, couvrirait la voûte de stucs et de peintures : c’était également la volonté du pape Paul III, qui, le laissant attendre pour les paiements, fit en sorte que quantité de choses restèrent inachevées, ce qui arrive souvent, soit par la faute d’artistes négligents, soit par celle de princes trop peu soucieux de les exciter.

Le pape Paul avait commencé à fortifier le Borgo, et avait appelé plusieurs personnages à donner leur avis, avec Antonio da San Gallo ; il voulut aussi que Michel-Ange assistât à cette assemblée, sachant que les fortifications de San Miniato, à Florence, avaient été élevées sous sa direction. Après de nombreuses discussions, il lui demanda son avis, que celui-ci donna hardiment, bien qu’étant d’opinion contraire à celle de San Gallo et de quantité d’autres. San Gallo lui dit alors que sa partie était la sculpture et la peinture, non les fortifications. Michel-Ange lui répliqua qu’il avait peu de connaissances des premières ; mais qu’en fortification, comme il avait longtemps médité sur ce sujet, outre la pratique qu’il en avait faite, il croyait en savoir plus que San Gallo et tous ceux de sa famille. Il montra, en présence de tous, que San Gallo avait commis de nombreuses erreurs et, la discussion s’envenimant, le pape dut leur imposer silence ; peu de temps après, Michel-Ange apporta un dessin entier des fortifications du Borgo, qui ouvrit les yeux sur tout ce qui se fit ensuite, et qui fut cause que la grande porte de Santo Spirito, due à San Gallo et près d’être terminée, resta inachevée.

Le génie et l’ardeur de Michel-Ange ne pouvaient rester sans produire, et comme il ne pouvait plus peindre, il se mit après un bloc de marbre pour en tirer quatre figures en ronde-bosse, plus grandes que nature, et qui devaient représenter une Déposition de croix. Il faisait ce travail pour se distraire et comme passe-temps, car, disait-il, l’exercice du maillet lui tenait le corps en bonne santé. Le Christ descendu de croix est soutenu par la Vierge ; Nicodème, étant placé dessous et debout, le retient, en faisant effort, et de l’autre côté une des Maries l’aide, en voyant la Vierge défaillir, car elle ne peut plus se tenir, vaincue par la douleur. Il est impossible de voir un cadavre plus vrai que celui du Christ qui tombe, les membres abandonnés, dans une attitude toute nouvelle ; c’est une œuvre unique en marbre et vraiment divine. Comme on le dira plus loin, elle resta inachevée et eut de nombreuses infortunes, bien qu’il l’eût primitivement destinée à son propre tombeau, au pied de l’autel où il pensait la poser.

Or, il arriva que, l’année 1546, Antonio da San Gallo mourut, et comme il n’y avait personne pour guider la construction de Saint-Pierre, il en résulta, entre les intendants et le pape, une divergence d’opinion, pour savoir à qui l’on confierait la direction, je crois que finalement Sa Sainteté, par une inspiration divine, se décida à envoyer chercher Michel-Ange, et lui proposa de succéder à San Gallo ; mais il refusa, disant, pour éviter cette lourde charge, que l’architecture n’était pas son art propre. Comme les prières ne suffisaient pas, le pape à la fin lui ordonna d’accepter. Ainsi, contre sa volonté et à son grand regret, il dut entrer dans cette entreprise[88]. Un jour, allant voir, à Saint-Pierre, le modèle en bois qu’avait fait San Gallo, et examiner la construction, il trouva toute la bande des partisans de San Gallo, qui s’avancèrent vers lui, avec le meilleur visage qu’ils surent prendre. Ils lui dirent qu’ils se réjouissaient de le voir chargé de cette entreprise et que ce modèle était un pré, où il ne manquerait de pâture pour personne. « Vous avez raison ! » leur répondit Michel-Ange, ajoutant mentalement, comme il le déclara à un de ses amis : « Pour les bestiaux qui n’entendent rien à l’art ! » Il dit ensuite publiquement que San Gallo avait fait sa construction aveugle, qu’extérieurement il y avait trop d’ordres de colonnes superposés, et qu’avec tous ses ressauts, ses aiguilles et ses minuties, cette œuvre tenait bien plus du gothique que du bon mode antique, ou de la belle et gracieuse manière moderne. Il ajoutait qu’on pouvait épargner cinquante années de travail pour la terminer, et plus de trois cent mille écus, tout en la conduisant avec plus de majesté, de grandeur, de facilité, avec un dessin plus considérable dans les ordres, enfin avec plus de beauté et de commodité. Il le prouva ensuite, en faisant un modèle, dans la forme où l’on voit aujourd’hui l’œuvre terminée, et il fit bien voir que ce qu’il disait était entièrement vrai. Ce modèle coûta vingt-cinq écus et fut fait en quinze jours[89]. Celui de San Gallo avait dépassé quatre mille écus, comme nous l’avons dit, et avait mis plusieurs années à être exécuté. Des deux manières d’opérer, on peut conclure que cette construction était une boutique ouverte et un trafic à gain. On la traînait en longueur, avec l’intention de ne jamais la terminer, et c’était un véritable accaparement. Ces abus ne plaisaient pas à cet homme de bien, et, pour les faire disparaître, après que le pape l’eût obligé à accepter l’office d’architecte de cette œuvre, il dit un jour ouvertement à toute la bande qu’ils eussent à se pourvoir ailleurs, et que désormais ils ne faisaient plus partie de la direction ; que, puisqu’on l’en avait chargé, il ne voulait aucun d’eux dans la construction. Cet affront public les irrita, comme c’est facilement croyable, et fut cause qu’ils lui vouèrent une telle haine, qui n’alla qu’en augmentant quand ils le virent tout modifier à l’intérieur et à l’extérieur du monument, qu’ils cherchèrent continuellement à le tourmenter et à lui nuire, comme on le racontera plus tard.

Finalement, le pape Paul III édicta un bref[90], par lequel il le nommait chef de la construction, avec entière autorité et pouvoir de faire et de défaire ce qui existait, augmenter, diminuer et modifier toute chose à son gré ; il voulut que le conseil de fabrique fût soumis à sa volonté. Michel-Ange, voyant l’entière confiance que le pape lui témoignait, voulut, pour montrer son désintéressement, qu’il fût dit, dans le bref, qu’il servait la fabrique pour l’amour de Dieu et sans aucun salaire, bien que le pape lui eût primitivement donné le passage du Pô, à Plaisance, qui rapporte six cents écus. Il le perdit à la mort du duc Pier Luigi Farnèse, et on lui donna en échange un office de chancellerie, à Rimini, qui rapportait beaucoup moins. D’ailleurs, il s’en souciait fort peu, et, bien que le pape lui eût fréquemment envoyé de l’argent pour cette charge, il ne voulut jamais l’accepter, comme l’attestent Messer Alessandro Ruffini, alors camérier du pape, et Messer Pier Giovanni Aliotti, évêque de Furli, Finalement, le pape approuva le modèle qu’avait fait Michel-Ange, qui réduisait Saint-Pierre à une forme plus petite, mais néanmoins avec plus de majesté, en sorte que tous les hommes de goût se déclarèrent satisfaits, bien que certains, qui font les connaisseurs, et à tort, n’eussent pas approuvé le projet.

Michel-Ange trouva que les quatre gros piliers faits par Bramante et conservés par Antonio da San Gallo, et qui devaient supporter le poids de la coupole, étaient trop faibles. Il les renforça donc en partie, et fit deux escaliers en colimaçon dans les murailles latérales de la nef, d’une pente si douce, que les bêtes de charge peuvent monter les matériaux jusqu’au sommet, et que pareillement on peut les gravir à cheval jusqu’au plan au-dessous des voûtes. Sur les arches en travertin, il édifia la première corniche qui est circulaire, en ronde-bosse, chose admirable, gracieuse et très différente des corniches usuelles ; il n’est pas possible de faire mieux en ce genre. Il commença les deux grandes niches de la croisée et là, où primitivement Bramante, puis Baldassare et Raphaël voulaient ménager huit tabernacles, vers le Campo Santo, ce qui fut continué par San Gallo, Michel-Ange n’en fit que trois renfermant trois chapelles, et au-dessus une voûte en travertin, avec un ordre de fenêtres étincelantes de lumière, d’une forme variée, et d’une grandeur extraordinaire. Comme tout cela a été mis en lumière par la gravure, il n’est pas nécessaire que je m’attarde à le décrire. Qu’il suffise de savoir qu’il établit toute sa construction, surtout aux points où les ordres changent, avec tant de solidité qu’elle ne pût pas être ensuite modifiée, en quoi que ce fût, par d’autres ; sage prévoyance, qui émane d’un génie prudent, parce qu’il ne suffit pas de faire bien, si l’on n’y joint pas la certitude de durée. De même la présomption et la suffisance de ceux qui croient savoir, si l’on s’en tient plus à leurs paroles qu’à leurs actes, d’autre part la protection que leur accordent ceux qui n’y entendent rien, peuvent avoir bien des inconvénients.

Le peuple romain désirait, avec l’agrément du pape, donner une forme belle, utile et commode au Campidoglio, et l’embellir avec des ordres d’architecture, des montées, des escaliers à longue pente, en les ornant de statues antiques. On consulta pour cela Michel-Ange qui leur dressa un dessin admirable et d’une grande richesse, d’après lequel, du côté du levant, on devait construire en travertin une façade au palais où habite le Sénat, et pour y pénétrer un double escalier donnant accès sur le palier supérieur d’où l’on pénètre dans la salle du milieu de ce palais ; ces escaliers devaient être à double retrait et munis de beaux parapets composés de balustres variés. Pour enrichir la façade du palais, il y fit poser deux statues antiques en marbre, qui représentent des fleuves couchés et placés sur des soubassements ; l’un d’eux est le Tibre et l’autre le Nil ; ces deux figures ont neuf brasses. Au milieu devait se trouver une grande niche contenant un Jupiter. Du côté du midi, où est le palais des Conservateurs, et pour mettre cet édifice d’équerre, il dressait une façade riche et variée, avec une loggia au rez-de-chaussée ornée de colonnes et de niches contenant des statues antiques, et tout autour des ornements variés, des portes et des fenêtres, dont une partie a été exécutée. Vis-à-vis de cette façade devait s’en trouver une autre, au nord et au pied de l’église d’Ara Cœli[91]. Enfin, au ponant, un grand escalier à cordons, se recourbant aux extrémités et orné de parapets à balustres, devait former l’entrée principale, avec des bases sur lesquelles on placerait les plus belles statues dont le Campidoglio était si riche. Au milieu de la place, sur une base de forme ovale, est placée la statue équestre en bronze, si renommée, de Marc-Aurèle ; le pape Paul la fit enlever de la place de Latran, où Sixte IV l’avait fait poser. Cet ensemble d’édifices fut si bien réussi qu’il est digne d’être énuméré parmi les grandes choses que Michel-Ange a produites. On a désigné, de nos jours, pour le terminer, Messer Tommaso de’ Cavalieri, gentilhomme romain, qui a été un des meilleurs amis qu’ait eus Michel-Ange, comme on le dira plus loin.

Le pape Paul III avait fait pousser assez avant à San Gallo, pendant que celui-ci vivait, la construction du palais Farnèse ; et comme il fallait poser la corniche pour terminer le toit dans sa partie avant, il voulut que Michel-Ange lui donnât un dessin et présidât à son érection. Michel-Ange, ne pouvant refuser à ce pape qui l’estimait tant et l’accablait de prévenances, fit faire un modèle en bois, haut de six brasses, grandeur d’exécution, et le fit poser sur un des coins du palais, pour juger de l’effet que la corniche devait produire. Sa Sainteté s’étant déclarée satisfaite, ainsi que tout Rome, on en exécuta la partie qui se voit actuellement terminée, et qui est la plus belle corniche et la plus variée qui existe, tant dans les monuments anciens que modernes. Par suite, après la mort de San Gallo, le pape confia également cette construction à Michel-Ange, qui y pratiqua la rangée de fenêtres en marbre, séparées par d’admirables colonnes en mischio, qui surmonte la porte principale, avec les écussons en marbre du pape Paul III, fondateur de ce palais. Dans la cour intérieure, il établit au-dessus du premier ordre, les deux autres avec les fenêtres les plus belles, les plus variées et les plus gracieuses que l’on puisse voir ; il en est de même des ornements et de la dernière corniche, en sorte que, grâce au génie et aux peines de cet homme, cette cour est devenue la plus belle d’Europe. Il allongea et élargit la grande salle et orna l’antichambre dont il construisit la voûte en cintre demi-ovale, forme tout à fait nouvelle. Comme, cette année-là, on avait trouvé, aux thermes d’Antonin, un marbre qui avait sept brasses dans tous les sens[92] et qui représentait Hercule sur une montagne, tenant un taureau par les cornes, avec l’aide d’une autre figure, et entouré de plusieurs figures de bergers, de nymphes et de divers animaux (œuvre d’une beauté extraordinaire, que l’on croit avoir servi de fontaine, et dont les différentes figures sont tirées d’un seul bloc de marbre), Michel-Ange donna le conseil de l’amener dans la deuxième cour et de le restaurer, pour en faire de même une fontaine jaillissante. Les seigneurs Farnèse l’ont fait restaurer avec soin, dans ce but qui a été universellement approuvé. En face, Michel-Ange projetait de construire un pont sur le Tibre, de manière à pouvoir se rendre du palais à un jardin et à un autre palais situé dans le quartier de Transtevere. En entrant par la porte principale, qui donne sur le Campo di Fiore, on aurait donc vu d’enfilade la cour, la fontaine, la Strada Julia et le pont, l’autre jardin dans toute sa beauté et sa profondeur jusqu’à l’autre porte qui s’ouvre sur la rue principale de Transtevere, projet unique et bien digne du pape, ainsi que du génie de Michel-Ange.

Comme Bastiano Viniziano, chargé de l’office du Plomb, mourut l’an 1547, et comme le pape désirait faire restaurer des statues antiques pour en orner son palais, Michel-Ange favorisa volontiers Guglielmo dalla Porta, sculpteur milanais, et jeune homme de grande espérance, que Fra Bastiano lui avait recommandé. Michel-Ange, à qui sa manière plaisait, le proposa donc au pape Paul pour le travail de restauration, et non seulement il fut agréé, mais encore Michel-Ange lui fit donner l’office du Plomb. On voit actuellement au palais plusieurs de ces statues restaurées, mais Fra Guglielmo, oublieux des bienfaits qu’il avait reçus de Michel-Ange, devint par la suite un de ses adversaires déclarés.

Survint, l’année 1549, la mort du pape Paul III[93] ; après l’élection du pape Jules III, le cardinal Farnèse décida d’élever un grand tombeau au pape Paul, son parent, et le donna à faire à Fra Guglielmo.

Celui-ci avait l’intention de le mettre à Saint-Pierre, sous le premier arc de la coupole ; comme il aurait encombré le sol, et qu’en vérité ce n’était pas sa place, Michel-Ange lui dit judicieusement qu’il ne pouvait et ne devait pas y être, ce qui excita la haine de Guglielmo, qui crut que Michel-Ange agissait ainsi par jalousie. Mais, s’étant aperçu ensuite que ce que disait ce dernier était vrai et que lui avait tort, il ne termina pas le tombeau. Je puis en donner la raison, car, l’an 1550, ayant été appelé à Rome par le pape Jules III, Michel-Ange me montra que la vraie place du tombeau était dans une des niches, là où est actuellement la colonne des Possédés. Le pape Jules décida alors de faire élever son tombeau, par symétrie, dans l’autre niche, et sur le modèle de celui de Paul III ; cela ayant contrarié Guglielmo, il ne termina pas son œuvre, et le tombeau de Jules III n’a jamais été exécuté. Ainsi s’est vérifié tout ce que Michel-Ange avait prédit.

Cette même année[94], le pape Jules III approuva le bref du pape Paul III, au sujet de la construction de Saint-Pierre, et bien que la bande de San Gallo lui eût dit tout le mal possible sur la direction présente de cette œuvre, le pape ne voulut rien entendre, Vasari lui ayant montré que Michel-Ange avait vivifié cette construction, et ayant fait en sorte que rien ne devait s’exécuter sans son avis. De même, on ne fit rien à la Vigna Julia sans le consulter, ni au Belvédère où l’on refit l’escalier qui remplace actuellement l’escalier en demi-cercle qui y était auparavant. Il comprenait huit marches, huit autres en demi-cercle, et correspondait à l’escalier intérieur construit antérieurement par Bramante, au milieu de la grande niche, et au centre du Belvédère. Michel-Ange donna le dessin de celui qui existe actuellement, de forme carrée, avec des balustrades en pépérin. Quelque temps avant le commencement de l’année 1551, la bande de San Gallo ouvrit une intrigue contre Michel-Ange, pour pousser le pape à réunir à Saint-Pierre les intendants et ceux qui présidaient à la construction, désireux qu’ils étaient de prouver à Sa Sainteté par leurs calomnies que Michel-Ange avait abîmé la bâtisse. Comme Michel-Ange avait déjà élevé la niche du roi, où sont les trois chapelles qu’il avait surmontées de trois fenêtres, ils ne savaient pas ce qu’il voulait faire sur la voûte, et, avec leur courte vue, ils avaient donné à entendre au vieux cardinal Salviati et à Marcello Cervino, qui fut ensuite pape[95], que Saint-Pierre serait peu éclairé. Le pape le répéta à Michel-Ange devant toute l’assemblée. « Je voudrais entendre parler ces réclameurs, dit Michel-Ange. — C’est nous, lui répondit le cardinal Marcello. » Michel-Ange lui dit alors : « Monseigneur, au-dessus de ces fenêtres pratiquées dans la voûte qu’on va faire en travertin, il y en aura trois autres. — Vous ne nous l’aviez jamais dit », reprit le cardinal. Michel-Ange ajouta : « Je ne suis et ne veux être obligé, à aucun prix, de dire, ni à votre seigneurie, ni à personne, ce que je dois et veux faire. Votre rôle est de rassembler l’argent et de veiller aux voleries ; quant aux plans, je vous prie de m’en laisser le soin. » Puis, se tournant vers le pape, il lui dit : « Saint-Père, voyez ce que je retire de tout cela ; si les soucis que j’endure ne servent pas au salut de mon âme, je perds mon temps et ma peine. » Le pape, qui l’aimait, lui frappa sur l’épaule et lui dit : « Vous gagnerez pour votre âme et pour votre corps, n’en doutez point. » Ainsi, pour avoir fermé la bouche à ses détracteurs, il augmenta infiniment l’affection que le pape lui portait, et celui-ci lui commanda, ainsi qu’à Vasari, de se trouver tous deux le lendemain à la Vigna Julia, où ils eurent de longs entretiens. Le pape lui dit qu’il eût à continuer cette construction, pour l’amener au point de perfection où elle est actuellement, que rien ne se ferait, ni ne se déciderait, sans qu’il fût consulté et qu’il eût donné son avis. Une fois, entre autres, comme Michel-Ange allait souvent à la Vigna avec Vasari, Sa Sainteté se trouvait assise à la fontaine dell’Acqua Vergine, avec douze cardinaux ; Michel-Ange s’étant présenté, le pape voulut par force, je l’affirme, qu’il s’assît à ses côtés, bien qu’il s’en défendît avec beaucoup de modestie. C’est ainsi que le pape honorait toujours, autant qu’il le pouvait, son génie.

Le pape lui fit faire ensuite le modèle d’une façade pour un palais qu’il désirait construire à côté de San Rocco, et pour lequel il voulait utiliser les murs du Mausolée d’Auguste. On ne saurait voir de dessin de façade plus varié, plus orné, ni plus nouveau ; il en a toujours été de même de toutes les œuvres de Michel-Ange qui ne voulut jamais s’astreindre à aucune règle établie, soit antique, soit moderne, en architecture, semblable à ceux qui ont un génie apte à trouver sans cesse des choses nouvelles et non moins belles. Ce modèle est actuellement chez le duc Cosme de Médicis, à qui il fut donné par le pape Pie IV, quand le duc alla à Rome[96]; le duc le conserve parmi ses choses les plus précieuses. Ce pape avait tant de considération pour Michel-Ange, qu’il le prit toujours sous sa protection contre les cardinaux et tous ceux qui voulaient le calomnier ; il voulut aussi que tous les artistes, quelles que fussent leur valeur et leur renommée, allassent le voir dans sa maison. Il lui portait une telle estime, et avait pour lui tant de respect que, de peur de le molester, il n’osait pas lui demander bien des choses que Michel-Ange, malgré sa vieillesse, aurait pu faire. Du temps du pape Paul III, et par son ordre, Michel-Ange avait commencé à reprendre en œuvre le pont Santa Maria, à Rome[97], qui, à cause du courant des eaux, et de son antiquité, s’était affaibli et menaçait ruine. Il décida de refaire les fondations au moyen de caissons, et de faire d’urgentes réparations aux piles ; il en avait déjà terminé une grande partie et fait de grosses dépenses en bois et en pierres de travertin, quand, sous le pape Jules III, les clercs de la chambre s’étant rassemblés pour délibérer sur les travaux de terminaison, Nanni di Baccio Bigio, architecte, leur proposa de finir le pont en peu de temps, et avec peu d’argent, si on le lui donnait à forfait. Les clercs affectaient de dire, comme si cela fût dans son intérêt, qu’il fallait décharger Michel-Ange de cette entreprise, à cause de sa vieillesse, qu’il ne s’en occupait pas, et que, la chose étant ainsi, on n’en verrait jamais la fin. Le pape, qui n’aimait pas les discussions, et qui ne pensait pas à ce qui allait en sortir, autorisa les clercs de la chambre à faire comme bon leur semblerait, et ceux-ci confièrent l’entreprise[98], en toute liberté d’action, avec tous les matériaux à Nanni, sans en rien dire à Michel-Ange. Nanni n’eut pas le soin de renforcer les parties faibles du pont, comme c’était nécessaire ; il l’affaiblit au contraire, pour vendre une grande quantité de pierres de travertin, qui primitivement étayaient le pont et le rendaient plus solide, grâce à leur poids. Il les remplaça par des galets et du blocage renfermé entre deux maçonneries, de sorte que de l’extérieur ou de l’intérieur, on ne voyait aucun défaut, et que le pont paraissait refait à neuf. Mais cinq ans plus tard, survint la crue de l’année 1557, et le pont, totalement affaibli et aminci, versa de manière à montrer le peu de jugement des clercs de la chambre, au grand dommage qu’en éprouva la ville de Rome, parce qu’on s’était écarté du plan de Michel-Ange. Celui-ci avait prédit souvent la ruine du pont à ses amis et à moi, et je me souviens que, passant dessus à cheval, il me disait : « Giorgio, ce pont tremble, pressons le pas pour qu’il ne tombe pas, pendant que nous sommes dessus. »

Déjà du temps du pape Paul III, le duc Cosme avait envoyé le Tribolo à Rome pour tâcher de persuader Michel-Ange de revenir à Florence, pour terminer la sacristie de San Lorenzo. Mais Michel-Ange s’en excusait, disant qu’il était vieux, qu’il ne pouvait plus supporter le poids de pareils travaux : il donnait encore d’autres raisons, concluant qu’il ne pouvait quitter Rome. Finalement, le Tribolo lui demanda comment se terminerait l’escalier de la bibliothèque de San Lorenzo, dont Michel-Ange avait commencé de poser plusieurs pierres. On n’avait aucun modèle, ni aucun renseignement certain sur la forme à lui donner, et, bien qu’il y eût à terre une projection de l’escalier légèrement esquissée avec des briques, on ne connaissait pas le plan définitif. Quelques prières que le Tribolo lui adressât, et bien qu’il y mêlât le nom du duc, Michel-Ange répondit toujours qu’il ne s’en souvenait pas. Le duc Cosme ordonna alors à Vasari d’écrire à Michel-Ange à ce sujet, espérant peut-être que, par l’amitié que Michel-Ange lui portait, Vasari obtiendrait quelque chose, et qu’on pourrait ainsi terminer l’escalier. Vasari lui écrivit donc qu’il était chargé de l’entreprise, et Michel-Ange lui envoya, le 28 septembre 1555, une longue lettre, avec les instructions de laquelle Vasari put construire l’escalier dans la forme où on le voit à présent.

Il lui écrivit encore, vers ce moment, que le pape Jules III étant mort, et ayant été remplacé par le pape Marcel, la bande qui lui était contraire, profitant de l’élection du nouveau pontife, recommençait à lui causer des ennuis, ce qu’apprenant, le duc, qui désapprouvait ces procédés, lui fit écrire par Vasari de quitter Rome et de revenir à Florence, ajoutant qu’il ne désirait rien tant que ce retour, voulant s’inspirer de ses conseils pour toutes ses constructions ; que Michel-Ange aurait de lui tout ce qu’il désirerait, sans avoir rien à faire de ses propres mains. Mais, le pape Marcel étant mort, quand Michel-Ange alla baiser le pied au nouveau pape, Paul IV, celui-ci lui fit les offres les plus avantageuses pour le maintenir à la tête des travaux de Saint-Pierre et en assurer la fin. Michel-Ange écrivit au duc pour le remercier et lui dire qu’il ne pouvait se mettre à son service. Il disait pour s’excuser qu’il avait sa maison à Rome, avec toutes ses commodités, qu’elle valait plusieurs milliers d’écus, que, quant à lui, il souffrait des reins et de la gravelle, comme tous les vieillards, ce que pouvait attester Maestro Eraldo[99], son médecin, grâce à qui, après Dieu, il était encore en vie ; que pour toutes ces raisons, il ne pouvait partir de Rome, et ne demandait plus qu’à mourir en paix. Écrivant à Vasari, il lui recommandait de l’excuser auprès du duc, et certainement, s’il avait été en état de monter à cheval, il serait venu de suite à Florence. Je crois aussi qu’il n’aurait plus pu en partir, pour revenir à Rome, tant il fut ému de la bienveillance et de l’amour que lui portait le duc. Cependant il s’appliquait aux travaux de Saint-Pierre, et les poussait sur divers points, de manière qu’il ne fût pas possible de les modifier ultérieurement.

À ce moment, on lui avait rapporté que le pape Paul IV désirait faire modifier la paroi de la chapelle Sixtine, où est peint le Jugement dernier, parce qu’il trouvait que toutes ces figures montraient leurs nudités d’une manière trop déshonnête[100]. Michel-Ange répondit à ceux qui lui laissaient entendre l’intention du pape : « Dites au pape que ce sera peu de chose à faire : qu’il réforme le monde, et de suite on réformera les peintures. » On enleva à Michel-Ange l’office de la chancellerie à Rimini : il ne voulut jamais en parler au pape qui ignorait la chose. L’échanson pontifical le lui enleva, voulant lui faire donner en échange cent écus par mois, au compte de la construction de Saint-Pierre ; il lui fit porter un quartier à sa maison, mais Michel-Ange ne voulut pas l’accepter.

La même année[101] il perdit Urbino, son serviteur, dont il avait fait pour ainsi dire son compagnon. Il entra au service de Michel-Ange, à Florence, l’an 1530, à la fin du siège, quand Antonio Mini, son élève, s’en alla en France. Il le servit étroitement pendant vingt-six ans, et entra avec lui dans une telle familiarité, que Michel-Ange le fit riche et l’aima au point que, malgré la vieillesse, dans sa dernière maladie, il le soigna, et dormit tout habillé à son chevet. Après la mort d’Urbino, Vasari lui écrivit pour le consoler, et il lui répondit par cette lettre : « Messer Giorgio, mon cher ami. J’ai de la peine à écrire, mais je veux répondre à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort, c’est une grande grâce de Dieu pour moi, mais aussi une grande perte, et j’en ai éprouvé beaucoup de chagrin. La grâce en est qu’en vie il me tenait vivant, et qu’en mourant il m’a appris à mourir, non sans aucun regret, mais avec le désir de la mort. Je l’ai gardé vingt-six ans, et l’ai toujours trouvé fidèle et dévoué. Maintenant que je l’avais lait riche, et que je comptais sur lui pour en faire le bâton et l’appui de ma vieillesse, il m’a quitté, et il ne me reste d’autre espérance que de le revoir en paradis. Un signe évident de la bonté de Dieu dans cette bienheureuse mort est qu’au lieu de se plaindre de mourir, il regrettait de me laisser seul dans ce monde menteur, en proie à tant d’ennuis. Comme la meilleure partie de moi s’en est allée avec lui, il ne me reste qu’une misère infinie. Je me recommande à vous. » Du temps du pape Paul IV, Michel-Ange fut employé aux fortifications de Rome, sur divers points, particulièrement à la grande porte du château Saint-Ange, actuellement à demi ruinée, que Salustio Peruzzi avait commencée pour ce pape. Il s’employa encore à distribuer à divers sculpteurs les statues de cette œuvre, à voir leurs modèles et à les corriger. A cette époque, l’armée française[102] s’approcha de Rome, et Michel-Ange, pensant que la ville allait en pâtir, quitta Rome, avec Antonio Franceze da Castel Durante, qu’Urbino lui avait laissé en mourant, pour le servir. Il alla secrètement dans les montagnes de Spolète[103], et visita plusieurs ermitages. Puis il revint à Rome, et se remit à travailler presque tous les jours, comme passe-temps, aux quatre figures de la Pietà, dont il a déjà été parlé. Il les brisa à cette époque, pour les raisons suivantes : comme le bloc était très dur et contenait des grains d’émeri, le ciseau en faisait souvent jaillir des étincelles. Ou bien est-ce que cet homme était d’un goût tellement difficile qu’il n’était jamais content de ce qu’il produisait ? Ce qui pourrait le faire croire est que, des statues faites par lui dans son âge mûr, on en voit peu de terminées, et que toutes celles qui ont été finies sont dues à sa jeunesse, par exemple, le Bacchus, la Pietà della Madonna delle Febbre, le Colosse de Florence, le Christ de la Minerva, œuvres auxquelles on ne pourrait ajouter ni enlever l’épaisseur d’un grain de mil sans les abîmer. Les statues qu’il sculpta, étant plus âgé, à savoir : les ducs Laurent et Julien, l’Aurore et la Nuit, le Moïse et les deux figures qui l’encadrent, portent le nombre à onze statues terminées. Toutes les autres sont restées inachevées, et sont en bien plus grand nombre. Il avait coutume de dire que, s’il avait eu à se déclarer content de ses œuvres, il n’en aurait exposé que bien peu, et même pas une seule. Sa recherche du grand art faisait que, lorsqu’il découvrait une statue et qu’il y trouvait tant soit peu de défauts, il l’abandonnait et s’attaquait à un autre bloc, espérant ne pas retomber dans la même erreur ; il disait que c’était là la vraie raison pour laquelle il avait produit si peu de statues et de peintures. Ce groupe de la Pietà, une fois brisé, il le donna à Francesco Bandini.

À cette époque, Tiberio Calcagni, sculpteur florentin, était devenu un des grands amis de Michel-Ange, par l’entremise de Francesco Bandini et de Messer Donato Gianotti. Étant un jour dans la maison de Michel-Ange où se trouvait le groupe brisé, Tiberio lui demanda pourquoi il l’avait brisé, et perdu ainsi le fruit merveilleux de tant de fatigues, Michel-Ange lui répondit que la cause en était l’importunité d’Urbino, son serviteur, qui le pressait chaque jour de terminer cette Pietà ; qu’il avait enlevé un éclat au coude de la Madone, et que déjà auparavant, il l’avait prise en dégoût à cause d’une fente qu’il avait découverte dans le bloc, et qui lui avait donné beaucoup d’ennuis. Perdant donc patience, il brisa le groupe, et il l’aurait entièrement détruit si Antonio, son serviteur, ne l’avait supplié de le lui donner tel qu’il était. À la suite de cette conversation, Tiberio en parla à Bandini, qui désirait avoir quelque œuvre de la main de Michel-Ange, et Bandini fit en sorte que Tiberio promît deux cents écus d’or à Antonio, et pria Michel-Ange de le laisser terminer ce groupe, sur son modèle, pour Bandini, de manière que Michel-Ange n’eût pas tant travaillé en vain. Michel-Ange voulut bien lui faire ce présent ; Tiberio l’emporta et le reconstitua, bien qu’il fût en je ne sais combien de morceaux. Néanmoins cette œuvre resta inachevée, par suite de la mort de Bandini, de Michel-Ange et de Tiberio[104].

Pour en revenir à Michel-Ange, il lui fut nécessaire de trouver une autre œuvre, pour passer la journée à sculpter, et il s’attaqua à un autre bloc de marbre, dans lequel il avait déjà ébauché une Pietà, différente d’aspect et de plus petites dimensions[105].

Pirro Ligorio, architecte, était entré au service du pape Paul IV, qui l’employa à la construction de Saint-Pierre, et de nouveau il déblatérait contre Michel-Ange, disant partout que ce dernier était tombé en enfance. Michel-Ange, indigné, serait volontiers retourné à Florence, et, sur le point de partir, il en fut sollicité de nouveau par Vasari. Mais il se sentait si décrépit, se voyant arrivé à l’âge de quatre-vingt-un ans, qu’il écrivit à Vasari, par son courrier, en lui envoyant quelques sonnets religieux, et lui dit qu’il arrivait au soir de la vie, et qu’en lisant ses lettres, Vasari verrait bien qu’il ne naissait plus de pensée en lui où ne fût gravée la mort. On voyait dans sa lettre qu’il se tournait vers Dieu et qu’il ne pensait plus aux choses de l’art, à cause des persécutions de ses adversaires et de quelques-uns des intendants de la construction, qui auraient bien voulu, d’après ce qu’il disait, engager de grandes dépenses pour leur unique profit. Michel-Ange serait donc parti volontiers, mais, si la volonté était prompte, la chair était faible et le retenait à Rome. Aussi le duc Cosme lui fit-il dire de se tranquilliser, de ne plus penser à revenir à Florence, et qu’il préférait le voir occupé à Saint-Pierre qu’ailleurs, ne désirant rien tant que son contentement. Après quoi, Michel-Ange écrivit à Vasari qu’il remerciait le duc de tant de bonté, et il ajoutait : « Que Dieu me donne la grâce de le servir de ma pauvre personne, car la mémoire et la cervelle s’en sont allées Dieu sait où ! » Cette lettre est d’août 1557.

Michel-Ange avait amené la construction de Saint-Pierre à un point qu’on ne travaillait plus que lentement : une grande partie de la frise des fenêtres intérieures était terminée, et il en était de même de la rangée de colonnes doubles de l’extérieur qui entourent le tambour, sur lequel devait reposer la coupole. Aussi ses grands amis, le cardinal de Carpi, Messer Donato Gianotti, Francesco Bandini, Tommaso de’ Cavalieri et le Lottino, le pressaient-ils de faire au moins un modèle, puisqu’on tardait à voûter la coupole. Il resta de longs mois sans s’y décider ; finalement il s’y mit et fit peu à peu un petit modèle en terre, d’après lequel il voulait ensuite en faire un plus grand en bois, en s’aidant des plans et des élévations qu’il avait dessinés. Puis il le fit construire[106], en un peu plus d’un an, par Maestro Giovanni Franceze, après l’avoir longuement étudié et préparé : ce modèle est à l’échelle d’une palme antique, avec tous les détails de l’ornementation[107].

Survint la mort du pape Paul IV, et l’élection du pape Pie IV, qui fit continuer la construction du petit palais, dans le jardin du Belvédère, par Pirro Ligorio, maintenu architecte de ce palais ; quant à Michel-Ange, il lui fit force caresses et offres avantageuses. Le bref que ses prédécesseurs avaient approuvé, et qui concernait la construction de Saint-Pierre, continua a avoir son effet ; le pape rendit même à Michel-Ange une partie des revenus et provisions qu’on lui avait enlevés sous Paul IV, et l’employa dans plusieurs de ses entreprises. De son temps, la construction de Saint-Pierre fut poussée activement. Entre autres travaux, il lui demanda un dessin pour le tombeau du marquis de Marignan, son frère, qui dut être élevé, dans le dôme de Milan, par le chevalier Lione Lioni d’Arezzo, excellent sculpteur et grand ami de Michel-Ange. Vers cette époque, Lione fit une médaille de Michel-Ange, où son profil est énergiquement représenté et, au revers, sur sa demande, il figura un aveugle conduit par un chien, avec cette inscription : DOCEBO INIQUOS VIAS TVAS, ET IMPII AD TE CONVERTENTVR. Michel-Ange lui donna alors le modèle en cire d’un Hercule qui étouffe Antée, avec plusieurs de ses dessins. Nous n’avons que deux portraits en peinture de Michel-Ange, un de la main du Bugiardini, et l’autre de Jacopo del Conte. Daniello Ricciarelli le représenta en un bronze de ronde-bosse[108], et il faut y ajouter la médaille du chevalier Lione. On a fait tant de copies de ces différents portraits que j’en ai vu quantité en Italie et ailleurs.

Cette année-là, le cardinal Jean de Médicis, fils du duc Cosme, alla à Rome[109], pour recevoir le chapeau des mains du pape Pie IV, et Vasari l’accompagna comme serviteur et familier. Il resta un mois avec Michel-Ange, qui lui fit un excellent accueil, et ne le quitta pour ainsi dire pas. Vasari avait apporté avec lui, par ordre de Son Excellence, le modèle en bois du palais ducal de Florence, avec les dessins des nouveaux appartements qu’il avait construits et couverts de peintures. Michel-Ange désirait les voir, car, à cause de sa vieillesse, il ne pouvait plus faire le voyage. Au départ de Vasari, il écrivit au duc de continuer l’entreprise qui était digne en tout point de sa grandeur.

Cette même année, le duc Cosme alla à Rome, avec sa femme, la duchesse Leonora. À l’arrivée du duc, Michel-Ange alla le voir immédiatement ; celui-ci lui fit beaucoup de caresses, estimant grandement son génie. Il le fit asseoir à côté de lui, et causa avec lui familièrement de tout ce qu’il faisait exécuter comme peintures et sculptures à Florence, et de ce qu’il avait l’intention de faire, en particulier, dans la grande salle du palais. Michel-Ange l’encouragea, et se plaignait, parce qu’il aimait ce seigneur, de n’être plus assez jeune pour pouvoir le servir. Le duc retourna souvent le voir, pendant son séjour à Rome, ainsi que son fils, don François de Médicis, qui plus tant à Michel-Ange par ses manières avenantes et les grandes caresses qu’il lui fit, lui parlant toujours le bonnet à la main, que Michel-Ange écrivit à Vasari, à son sujet, disant qu’il regrettait infiniment d’être malade et vieux, qu’autrement il aurait voulu faire quelque chose pour ce seigneur, et qu’il cherchait à acheter à Rome quelque bel antique, pour le lui envoyer à Florence.

À cette époque[110], le pape lui demanda un dessin pour la Porta Pia, et il en fit trois très beaux et très originaux, parmi lesquels le pape choisit celui qui entraînait la plus petite dépense, et qu’on a construit, pour la plus grande gloire de Michel-Ange. Voyant le désir du pape de restaurer les autres portes de Rome, il fit plusieurs dessins à ce sujet, et de même, à la demande de ce pontife, il donna le plan de l’église Santa Maria degli Angeli, qu’on éleva dans les ruines des thermes de Dioclétien, transformés ainsi en temple chrétien. Son dessin fut préféré à ceux de quantité d’architectes excellents, et il avait pensé à tant ménager les commodités des Chartreux, que cet édifice est aujourd’hui un couvent modèle. Il conserva l’ossature des thermes anciens, et y pratiqua une église admirable, avec une entrée qui dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer. Il dessina également, à la demande de Sa Sainteté, et pour ce couvent, un ciboire du Saint-Sacrement, en bronze[111], qui fut coulé par Maestro Jacopo, Sicilien, excellent fondeur, dont les œuvres viennent finement, sans bavures, à la coulée, et peuvent être facilement réparées. C’était un maître unique dans ce genre, et il plaisait à Michel-Ange infiniment.

La nation florentine avait souvent projeté de donner une bonne tournure à la construction de l’église San Giovanni, dans la Strada Giulia. Les chefs des familles les plus riches, s’étant réunis et promettant de subvenir à la dépense, chacun selon ses moyens, firent en sorte qu’ils ramassèrent une grande somme d’argent. Puis, disputant entre eux s’il valait mieux suivre les plans anciens ou faire quelque chose de nouveau et meilleur, ils résolurent de conserver les vieilles fondations, et d’édifier dessus de nouvelles constructions. Finalement, ils nommèrent intendants de la bâtisse Francesco Bandini, Uberto Ubaldini et Tommaso de’Bardi, qui demandèrent un plan à Michel-Ange[112], lui exposèrent que c’était une honte pour la nation d’avoir dépensé tant d’argent sans aucun profit, et que, si son savoir ne pouvait aider à terminer l’église, ils ne sauraient plus à qui s’adresser. Il leur promit son concours avec toute la bonté dont il était capable, parce que, non seulement, dans sa vieillesse, il aimait à s’occuper de choses sacrées pour glorifier Dieu, mais encore il voulait honorer sa patrie qu’il aima toujours.

Michel-Ange avait avec lui, dans cette entrevue, Tiberio Calcagni, sculpteur florentin et jeune homme désireux d’apprendre, qui, étant venu à Rome, s’était consacré à l’architecture. Michel-Ange, qui l’aimait, lui avait donné à terminer la Pietà en marbre qu’il brisa, ainsi qu’un buste de Brutus en marbre[113], plus grand que nature ; la tête seule avait été traitée avec de fines gradines. L’image de Brutus était tirée d’une cornaline antique qui le représentait, et qui appartenait au seigneur Giulio Cesarino. Sur la demande de Messer Donato Gianottti, Michel-Ange faisait ce buste pour le cardinal Ridolfi : c’est une œuvre remarquable.

Ne pouvant plus, à cause de la vieillesse, ni dessiner, ni tirer de lignes droites, il se servait constamment de Tiberio, qui était très prévenant et discret. Désirant donc se servir de lui dans l’entreprise de San Giovanni, il lui fit lever le plan de site de l’église. Aussitôt que cela fut fait, Michel-Ange manda aux chefs de la nation florentine par Tiberio qu’il avait travaillé pour eux, et il leur montra cinq plans d’églises admirables, ce qui les étonna grandement, car ils pensaient qu’on ne s’en occupait pas. Il leur dit alors d’en choisir un, et comme ils voulaient s’en rapporterà lui, il insista, et tous d’un commun accord prirent le plan le plus riche, à la suite de quoi, Michel-Ange leur dit que s’ils conduisaient à fin ce projet, ils auraient une œuvre telle que jamais ni les Romains, ni les Grecs ne construisirent de temple pareil. Jamais il n’avait prononcé de telles paroles et n’en prononça depuis, car il était d’une extrême modestie. Finalement ils décidèrent que la direction serait confiée à Michel-Ange et la pratique de l’entreprise à Tiberio ; ils furent tous deux contents, leur promettant de bien les servir. Ayant donc donné le plan à Tiberio pour qu’il le mît au net, avec les justes proportions, il y joignit les profils de l’intérieur et de l’extérieur, afin qu’il en tirât un modèle en terre, lui enseignant la manière de l’exécuter, pour qu’il tînt sur ses pieds. En dix jours, Tiberio fit un modèle de huit palmes qui plut infiniment à toute la nation, et d’après lequel on exécuta ensuite un modèle en bois qui est actuellement au consulat de cette nation, œuvre unique, telle qu’on n’aurait jamais vu un temple si beau, si riche, ni si varié. La construction fut commencée, et l’on dépensa cinq mille écus, mais elle resta ensuite inachevée, faute du versement des sommes promises, et Michel-Ange en eut beaucoup de déplaisir[114].

Il était resté dix-sept ans à la tête de la construction de Saint-Pierre, et plusieurs fois les intendants avaient voulu lui en enlever la direction. Comme ils n’y avaient pas réussi, ils cherchaient continuellement à le molester en toute chose, soit par une étrangeté, soit par une autre, pensant que finalement, de dégoût, il quitterait la place, étant tellement vieux qu’il n’en pouvait plus. Comme, à ce moment, un de ses assistants, nommé Cesare da Castel Durante mourut, pour que la bâtisse ne restât pas en souffrance, Michel-Ange leur envoya Luigi Gaeta, qui était trop jeune, mais très habile, jusqu’à ce qu’il s’en trouvât un à son goût. Les intendants, dont une partie avaient souvent intrigué pour employer Nanni di Baccio Bigio, qui les excitait et leur promettait monts et merveilles, et avec l’aide duquel ils espéraient pouvoir conduire les affaires de la construction à leur guise, refusèrent Luigi Gaeta. Michel-Ange, l’ayant appris, ne voulait plus paraître sur les chantiers. Alors ils commencèrent à répandre le bruit qu’il ne le pouvait plus, qu’il fallait lui donner un remplaçant, et que lui-même avait dit qu’il ne voulait plus s’occuper de Saint-Pierre. Cela parvint aux oreilles de Michel-Ange, qui envoya Daniello Ricciareli da Volterra à l’évêque Ferratino, un des intendants, lequel avait raconté au cardinal de Carpi que Michel-Ange avait dit à un de ses serviteurs qu’il ne voulait plus être chargé de la construction. Daniello affirma que telle n’était pas la volonté de Michel-Ange, mais Ferratino continuait à se plaindre de ce que l’artiste ne voulait pas leur communiquer sa conception ; il disait qu’il serait bien de lui donner un remplaçant, et il aurait volontiers pris Daniello, chose qui lui paraissait devoir être agréable à Michel-Ange. Ayant ensuite fait entendre aux intendants, comme parlant au nom de Michel-Ange, qu’ils avaient un remplaçant à nommer, Ferratino présenta non pas Daniello, mais Nanni Bigio à sa place. Celui-ci, s’étant présenté et ayant été agréé, ne laissa pas beaucoup de temps s’écouler qu’il ordonna de jeter un pont en bois, du point des écuries du pape où est la montée, pour se rendre sur la grande niche dont la voûte est tournée de ce côté. Il fit abattre quelques grandes poutres de sapin, disant qu’on consommait trop de cordages, et que sa méthode était préférable. Michel-Ange, l’ayant appris, alla immédiatement voir le pape, et l’ayant trouvé sur la place du Campidoglio, ce qui lui parut peu propre à un entretien, il le fit monter dans une chambre et lui dit : « Saint-Père, les intendants m’ont substitué comme remplaçant je ne sais trop qui. Si Votre Sainteté et eux reconnaissent que je ne fais plus l’affaire, je retournerai à Florence pour me reposer auprès du grand-duc qui désire tant mon retour, et je finirai mes jours chez moi : aussi, je vous demande mon congé. » Cela ne plut pas au pape qui, le réconfortant avec de bonnes paroles, lui dit de venir lui parler le même jour dans l’église d’Ara Cœli. Ayant donc fait rassembler les intendants de la construction, il voulut savoir la raison de tout ce qui s’était passé, et ils lui répondirent que la construction tombait en ruines, et que Michel-Ange commettait erreur sur erreur. Le pape, sachant que ce n’était pas vrai, ordonna au seigneur Gabrio Scierbelloni d’aller à la construction pour tout voir, et de se faire rendre compte par Nanni de ses projets, ce qui fut fait ; et le seigneur Gabrio ayant trouvé que tout n’était que fausseté et mauvaise foi, Nanni fut chassé, avec des paroles peu flatteuses, en présence de beaucoup de personnes ; Gabrio lui reprocha d’avoir amené par sa faute la ruine du pont Santa Maria ; qu’à Ancône, voulant faire beaucoup d’ouvrage avec peu de dépense, pour curer le port, il l’avait rempli en un jour plus que la mer ne l’avait fait en dix ans. Telle fut la fin de la coopération de Nanni à la construction de Saint-Pierre.

Pendant dix-sept ans, Michel-Ange ne s’appliqua à autre chose qu’à assurer qu’après sa mort on ne pût y apporter de modifications, instruit qu’il était par les odieuses persécutions auxquelles il était en butte. Aujourd’hui elle est suffisamment assurée pour qu’on puisse voûter la coupole en toute sécurité. Par là, il s’est vu que Dieu, qui protège les gens de bien, l’a défendu tant qu’il a vécu, et a toujours agi en vue de l’avantage de cette construction et du bon renom de cet homme jusqu’à sa mort. Après lui, Pie IV ordonna aux intendants de ne rien changer à ce qu’avait projeté Michel-Ange, et, avec plus d’autorité encore, Pie V, son successeur, le fit mettre à exécution. Pour ne pas amener de désordres, il voulut que les plans de Michel-Ange fussent suivis strictement par ses continuateurs, les architectes Pirro Ligorio et Jacopo Vignola. Pirro, ayant voulu avec présomption y apporter quelque modification, fut enlevé à la construction avec peu d’honneur pour lui, et Vignola resta seul.

Pour en revenir à Michel-Ange, un an environ avant sa mort. Vasari avait secrètement agi auprès du duc Cosme, pour que celui-ci s’entendît avec le pape, par l’entremise de Messer Averardo Serristori, son ambassadeur, parce qu’il s’était aperçu que Michel-Ange avait beaucoup décliné, de manière que ceux qui l’entouraient ou qui étaient à son service, veillassent attentivement sur lui, et que, s’il lui survenait un accident toujours à prévoir chez un vieillard, on fît en sorte que toutes ses affaires, vêtements, dessins, cartons, modèles, ainsi que son avoir fussent inventoriés et mis en garde. Tout ce qui regardait la construction de Saint-Pierre devait être remis à la fabrique, et on devait veiller à ce que, de même, les dessins et projets relatifs à la sacristie, à la bibliothèque et à la façade de San Lorenzo, ne fussent pas dispersés, comme cela arrive souvent. Bref, les dispositions furent telles que tout fut strictement exécuté[115].

Lionardo, son neveu, désirait aller, pendant le carême, à Rome, se doutant bien que Michel-Ange approchait du terme de sa vie, et Michel-Ange l’attendait, quand, ayant été atteint d’une fièvre lente, il lui fit écrire de suite par Daniello de venir. Le mal croissant, bien que Messer Federigo Donati, son médecin, et d’autres fussent autour de lui, il fit, avec toute sa connaissance, son testament, le résumant en trois paroles : il laissait son âme entre les mains de Dieu, son corps à la terre et son bien à ses parents les plus proches. Il imposait ensuite aux siens de lui rappeler les souffrances de Notre-Seigneur au moment où il quitterait cette vie. Ainsi, le 17 février[116], à la vingt-troisième heure, l’an 1563, selon l’usage florentin, autrement dit l’an 1564 en style romain, il expira, pour s’en aller à une meilleure vie.

Michel-Ange fut très apte aux travaux artistiques ; toute chose, si difficile qu’elle fût, lui réussissait, car il avait de nature l’esprit très apte et tourné vers ces excellentes qualités du dessin. Pour s’y rendre entièrement parfait, il fit des études anatomiques en nombre infini, écorchant des corps pour examiner la composition et la jointure des os, des muscles, des veines, des nerfs, ainsi que les mouvements divers et toutes les postures du corps humain, non seulement chez l’homme, mais encore chez les animaux et particulièrement chez les chevaux qu’il se plut beaucoup à posséder. Chez tous, il voulut voir leur composition et leur anatomie, en ce qui concerne l’art, ce qu’il montra posséder aussi bien dans les œuvres qu’il eut à exécuter, que celui qui ne s’occupe pas d’autre chose. Aussi les œuvres qu’il a produites, tant avec le pinceau qu’avec le ciseau, sont-elles presque inimitables ; il leur a donné, comme on l’a déjà dit, tant d’art, de grâce et tant d’une certaine vivacité (soit dit sans offenser personne), qu’il a vaincu et surpassé les antiques, ayant su si facilement tirer ses œuvres de la difficulté, qu’elles ne sentent pas l’effort. Qui les copie ensuite par le dessin retrouve cette peine à vouloir les imiter. Son mérite a été reconnu pendant sa vie, et non pas après sa mort, comme il arrive à bien d’autres, puisque Jules II, Léon X, Clément VII, Paul III et Jules III, Paul IV et Pie IV, souverains pontifes, ont toujours voulu l’avoir auprès d’eux ; comme on sait, Soliman, empereur des Turcs, François de Valois, roi de France, Charles-Quint, empereur, et la seigneurie de Venise, finalement le duc Cosme de Médicis l’ont recherché et lui ont fait des offres avantageuses, rien que pour se prévaloir de son grand talent, ce qui n’arrive qu’aux hommes de haute valeur comme lui. Ils avaient vu et reconnu que la connaissance des trois arts était tellement parfaite chez lui, qu’aucune personne antique ou moderne, depuis le temps que le soleil tourne, ne s’est trouvée l’avoir, et que Dieu ne l’a concédée à personne d’autre que lui.

Il avait une imagination telle et si parfaite, et les choses qu’il avait en idée étaient telles que, ne pouvant rendre avec ses mains de si grandes et de si terribles conceptions, souvent il a abandonné des œuvres commencées, et il en a brisé quantité d’autres. Je sais que, peu de temps avant de mourir, il brûla un grand nombre de dessins, d’esquisses et de cartons faits de sa main, afin que personne ne vit les peines qu’il avait endurées et tout ce qu’il avait demandé à son cerveau, afin de ne produire qu’une œuvre parfaite. Quand il voulut faire sortir Minerve de la tête de Jupiter, il lui fallut employer le marteau de Vulcain ; il donnait à ses figures neuf, dix et douze têtes, ne cherchant qu’à les réunir et à en tirer une concordance de grâce que la nature ne pouvait lui donner. Il disait qu’il fallait avoir le compas dans l’œil et non dans la main, parce que les mains produisent et que l’œil juge : qu’il devait en être de même en architecture. Il ne paraîtra étrange à personne que Michel-Ange se plaisait à la solitude, en homme épris de son art qui absorbe et demande de la réflexion. Il est d’ailleurs nécessaire à celui qui veut s’adonner aux études de cet art de fuir la compagnie de ses semblables, d’autant que celui qui recherche de pareilles considérations n’est jamais seul, ni sans pensées. Ceux qui en ont fait un reproche à Michel-Ange, comme étant de l’étrangeté et de l’originalité, ont eu tort, car celui qui veut produire de belles œuvres doit éviter les ennuis et l’importunité ; le talent veut de la réflexion, de la solitude et de la commodité pour s’exercer librement et non pas divaguer avec l’esprit. Avec tout cela, Michel-Ange s’acquit l’amitié de quantité de grands personnages et d’hommes instruits, amitié qu’il a su se conserver, tant dans la famille Médicis qu’à Rome. À la vérité, il n’accorda son amitié qu’à des personnes nobles et de mérite, car il eut du jugement et du goût en toute chose. Il aimait beaucoup ses élèves et vivait avec eux en grande familiarité, par exemple Jacopo Sansovino, le Rosso, le Puntormo, Daniello da Volterra et notamment Giorgio Vasari d’Arezzo, qu’il traita toujours avec beaucoup d’amabilité et qui lui doit de s’être adonné à l’architecture, parce qu’il voulait l’employer quelque jour ; il causait volontiers avec lui et discourait des choses de l’art. Ceux qui disent qu’il ne voulait pas enseigner ont tort, parce qu’il en usa toujours ainsi avec ses familiers et avec ceux qui lui demandaient conseil. La mauvaise fortune voulut que de ses élèves aucun ne fût digne de lui. Il m’a dit souvent qu’il regrettait de voir leurs efforts inutiles, et que, malgré son âge, il aurait volontiers travaillé l’anatomie, et aurait écrit sur ce sujet pour aider ses élèves ; plusieurs de ceux-ci trompèrent sa pensée. Mais il craignait de ne pouvoir rendre par ses écrits ce qu’il avait en idée, manquant d’exercice dans ce genre de travail, et pourtant, dans ses lettres en prose, il a très bien exprimé sa pensée en peu de paroles, et il s’est plu à expliquer les poètes qui ont écrit en langue vulgaire, particulièrement Dante et Pétrarque, qu’il admirait et imitait dans des inventions, madrigaux et sonnets sérieux, sur lesquels on a fait des commentaires. Il en envoya une infinité, dont il reçut des réponses en vers et en prose, à la très illustre marquise de Pescara, de la vertu de laquelle il était grandement épris, et dont il était payé de retour. Elle alla souvent de Viterbe à Rome, pour le voir, et Michel-Ange dessina pour elle une Pietà admirable avec deux petits anges entourant la Vierge, ainsi qu’un Christ en croix, qui, la tête levée, remet son âme à son Père, œuvre admirable ; il lui donna aussi un Christ avec la Samaritaine auprès du puits. Il se plaisait à lire les sainte Écritures, en bon chrétien qu’il était, et il avait en grande vénération les œuvres de Fra Girolamo Savonarola, pour avoir entendu la voix de ce frère prêchant du haut de la chaire. Il aima grandement les beautés du corps humain, pour les imiter par l’art et pouvoir tirer le beau du beau (car, sans cette imitation, on ne peut faire de chose parfaite), sans aucune pensée lascive ou déshonnête, comme il l’a montré dans sa manière de vivre. Il était extrêmement sobre, et dans sa jeunesse il se contentait d’un peu de pain et de vin, pour ne pas se distraire de son travail. Dans sa vieillesse, tandis qu’il travaillait au Jugement dernier, il attendait que la journée fût finie pour se restaurer le soir, toujours très sobrement. Quoique riche, il vivait pauvrement ; aucun de ses amis ne mangea jamais avec lui, ou rarement. Il ne voulait de cadeaux de personne, parce qu’il lui semblait devoir être toujours l’obligé de celui qui lui donnait quelque chose. Cette sobriété faisait qu’il veillait longtemps et dormait très peu ; souvent, la nuit, il se levait, ne pouvant dormir, et travaillait au ciseau, s’étant fait un chapeau en carton, sur lequel était fixé une chandelle qui éclairait ainsi son travail sans gêner ses mains. Vasari, qui vit souvent ce chapeau, s’aperçut que Michel-Ange n’employait pas de chandelle de cire, mais de suif pur de chèvre, qui est excellent, et il lui en envoya quatre mesures qui faisaient quarante livres. Son serviteur, qui était fort éveillé, les porta à Michel-Ange vers les deux heures de nuit, et comme Michel-Ange ne voulait pas les accepter, il lui dit : « Messire, j’en ai eu les bras rompus à les porter du Pont jusqu’ici, et je ne veux pas les remporter. Devant votre porte, il y a une boue épaisse, elles s’y tiendront droites et je les allumerai toutes. » Michel-Ange lui répondit : « Pose-les là, car je ne veux pas que tu me fasses des farces devant ma porte. »

Il m’a raconté que souvent, dans sa jeunesse, il dormait tout habillé, en homme qui, accablé par son travail, ne se souciait pas de se dépouiller, pour avoir ensuite à se rhabiller. Il y en a qui l’ont taxé d’avarice, mais ils se trompent, car il a fait preuve du contraire, tant dans les choses de l’art que pour l’argent. Il le gagnait à la sueur de son front, avec grande peine et après de longues études, non par suite de rentes ou par le bénéfice du change. Peut-on appeler avare un homme qui soutenait quantité de pauvres gens, qui aidait secrètement à se marier beaucoup de jeunes filles pauvres, qui enrichissait ceux qui l’aidaient dans ses travaux ou qui le servaient, Urbino, son serviteur, par exemple ? Grâce à Michel-Ange, il devint très riche, et il l’avait servi longtemps. Un jour, Michel-Ange lui dit : « Si je meurs, que feras-tu ? » Il répondit : « J’en servirai un autre. — Pauvre malheureux, dit alors Michel-Ange, je veux remédier à ta misère ! » Et il lui donna deux mille écus en une seule fois, chose qu’on voit faire aux empereurs et aux grands pontifes. Il donna plusieurs fois à son neveu trois et quatre mille écus, et à la fin il lui a laissé dix mille écus, non compris ses affaires qui étaient à Rome.

Il avait une mémoire profonde et tenace ; quand il avait vu une chose une fois, il la retenait si fidèlement qu’il pouvait la reproduire de manière que personne ne s’est jamais aperçu qu’il l’eût faite sans avoir l’original devant les yeux. Il n’a jamais produit d’œuvre qui en rappelât une autre des siennes, parce qu’il se souvenait de tout ce qu’il avait fait. Dans sa jeunesse, étant à dîner avec des peintres, de ses amis, ils parièrent un dîner, à qui ferait une figure qui n’aurait absolument rien du dessin, et fût aussi grossière que ces bonshommes que font ceux qui ne savent pas dessiner, et barbouillent les murs. La mémoire le servit parfaitement, car s’étant souvenu d’avoir vu un de ces bonshommes sur un mur, il le reproduisit, comme s’il l’avait devant les yeux, et surpassa les autres peintres, chose difficile chez un homme si pénétré de dessin, et accoutumé à ne produire que des œuvres choisies. Il a toujours été dédaigneux, et avec raison, contre ceux qui lui avaient manqué : néanmoins on ne l’a jamais vu recourir à la vengeance ; au contraire, il avait une patience extrême. Il était très modeste dans ses manières, prudent et sage dans ses paroles, avec des réponses pleines de gravité, et quelquefois des réflexions ingénieuses, plaisantes et piquantes. Il a tenu bien des propos que nous avons conservés, et dont voici quelques-uns, pour ne pas être trop long. Comme on lui parlait de la mort d’un de ses amis, et qu’on lui disait qu’elle devait lui faire beaucoup de peine, car cet ami s’était appliqué continuellement et sans repos aux choses de l’art. Michel-Ange répondit que tout cela n’était rien ; car si la vie nous plaît, la mort sortant de la main du même auteur ne devrait pas nous déplaire. À un citoyen qui le trouva arrêté devant Or San Michele, à Florence, et regardant la statue de saint Marc faite par Donato, et qui lui demandait ce qu’il pensait de cette figure, il répondit qu’il n’avait jamais vu de figure qui eût tant l’air d’un homme de bien que celle-là ; que le saint Marc était tel qu’on pouvait bien croire ce qu’il avait écrit. On lui montra un jour un dessin fait par un enfant qui apprenait à dessiner, et, comme quelques-uns l’excusaient disant qu’il y avait peu de temps qu’il avait commencé, il répondit : « On le voit bien. » Il tint le même propos à un peintre qui avait fait une Pietà [Notre-Dame de Pitié] et ne l’avait pas réussie, lui disant « qu’elle faisait vraiment pitié à regarder ». Ayant appris que Sebastiano Viniziano avait à peindre un frère dans la chapelle de San Piero a Montorio, il dit que cette figure ruinerait l’œuvre ; et, comme on lui en demandait la raison, il dit qu’il n’était pas étonnant que les frères, ayant mis dans le désordre le monde qui est si grand, en fissent autant d’une chapelle si petite. Un peintre avait produit une œuvre avec beaucoup de peine et de temps employé ; quand il l’eut exposé, il en retira une bonne somme, et comme on demandait à Michel-Ange ce qu’il pensait de son auteur, il répondit : « Tant que celui-ci voudra être riche, il sera continuellement pauvre. » Un de ses amis, prêtre et religieux, arriva à Rome, tout couvert d’étoffes et de broderies, et alla saluer Michel-Ange ; celui-ci feignit de ne pas le reconnaître et son ami fut forcé de lui dire son nom. Michel-Ange affecta alors de s’étonner de le voir dans ce costume, et lui dit ensuite, en se réjouissant : « Que vous êtes beau ! si l’intérieur répond à l’extérieur, quel bonheur pour votre âme ! » Le même lui recommanda un de ses amis, à qui Michel-Ange fit faire une statue, et lui demanda de lui faire donner quelque chose de plus, ce que Michel-Ange fit bien volontiers. Il pensait que Michel-Ange ne tiendrait pas sa promesse, et quand il vit qu’il s’était trompé, il se plaignit à des tiers qui rapportèrent le propos à Michel-Ange. Celui-ci dit alors qu’il n’aimait pas les hommes à double face, tirant cette métaphore de l’architecture, et voulant dire qu’avec de pareilles gens on ne peut rien faire de bien. Un de ses amis lui demandait ce qu’il pensait d’un artiste qui avait copié en marbre les plus célèbres statues antiques, et qui se vantait d’avoir surpassé de beaucoup les originaux. Michel-Ange lui répondit : « Qui marche derrière d’autres ne passe jamais devant eux ; qui ne fait rien de bien par lui-même ne peut pas profiter des œuvres des autres. » Je ne sais quel peintre avait fait une œuvre, dans laquelle un bœuf était mieux réussi que le reste. On en demanda la raison à Michel-Ange qui répondit : « Tout peintre réussit mieux son propre portrait. » Comme il passait un jour devant San Giovanni, à Florence, on lui demanda ce qu’il pensait des portes, et il répondit : « Elles sont si belles qu’elles feraient bien aux portes du paradis. » Il était une fois au service d’un prince qui chaque jour changeait d’avis, et à cette occasion, il disait à un de ses amis : « Ce seigneur a une cervelle comme une girouette ; tout vent qui souffle dessus la fait tourner. » Étant allé voir une œuvre de sculpture qui devait être exposée, étant terminée, comme le sculpteur cherchait la meilleure lumière des fenêtres, pour faire valoir sa statue, Michel-Ange lui dit : « Ne te mets pas en peine ; l’important est la lumière de la place », voulant dire que, puisque les œuvres d’art sont montrées au public, c’est lui qui juge si elles sont bonnes ou mauvaises. Il y avait à Rome un grand prince, qui se piquait d’architecture et qui avait fait faire des niches destinées à contenir des statues. Comme ces niches étaient hautes des trois quarts, avec un anneau à la partie supérieure, et que l’on s’efforça d’y mettre diverses statues qui n’y faisaient pas bien, on demanda à Michel-Ange ce qu’il fallait y mettre, et il répondit : « Des bottes d’anguilles suspendues à cet anneau. » Quelqu’un fut attaché à la construction de Saint-Pierre, qui prétendait connaître à fond Vitruve, et qui censurait tout ce que l’on faisait. On dit alors à Michel-Ange : « Vous avez là un homme d’un grand esprit. » Il répondit : « C’est certain, mais il a un pauvre jugement. » Un peintre avait fait une peinture qu’il avait remplie de quantité de figures et de choses prises à d’autres dessins et à d’autres peintures, en sorte qu’il n’y avait aucune partie de son tableau qui ne fût pas pillée. On le montra à Michel-Ange, et, comme un de ses amis lui demandait ce qu’il en pensait, il répondit : C’est bien, mais je ne sais pas comment fera cette peinture, au Jour du Jugement dernier, que tous les corps reprendront leurs membres propres, car il ne lui restera rien ! » Bon avis donné à ceux qui s’occupent d’art, de ne tirer leurs œuvres que de leur propre fonds. — Passant un jour par Modène, il vit des œuvres qui lui parurent excellentes, et qui sortaient de la main de Maestro Antonio Bigarino de Modène, qui avait fait quantité de belles statues en terre cuite et peintes en couleur de marbre. Comme ce sculpteur ne savait pas travailler le marbre, Michel-Ange dit : « Malheur aux statues antiques, si cette terre devient du marbre ? » — On dit à Michel-Ange qu’il devrait avoir du ressentiment contre Nanni di Baccio Bigio, qui voulait toujours entrer en compétition avec lui. Il entre : « Qui entre en lutte avec des ignorants, remporte de maigres victoires. » — Un prêtre de ses amis lui dit : « C’est grand dommage que vous n’ayez pris femme, parce que vous auriez eu beaucoup d’enfants, et vous leur auriez laissé un grand renom. » Michel-Ange répondit : « Je ne suis que trop marié avec cet art qui ne me donne que des soucis, et mes enfants sont les œuvres que je laisserai. Si peu qu’on en parle, ce sera toujours cela. Que serait-il arrivé à Lorenzo di Bartoluccio Ghiberti, s’il n’avait pas fait les portes de San Giovanni ? Ses fils et petits fils ont gaspillé et vendu tout ce qu’il a laissé, tandis que les portes sont toujours en place. » — Vasari fut envoyé une fois par le pape Jules III, à une heure de nuit, pour un dessin, à la maison de Michel-Ange, et il le trouva en train de travailler à la Pietà en marbre qu’il mit ensuite en pièces. Michel-Ange, l’ayant reconnu quand il frappa à la porte, se leva du travail et prit une lanterne pour l’éclairer, Vasari lui ayant exposé ce qu’il voulait, il envoya Urbino chercher le dessin, et tandis qu’en l’attendant ils causaient d’autre chose, Vasari jeta les yeux sur une jambe du Christ, à laquelle Michel-Ange travaillait et qu’il cherchait à modifier. Pour l’empêcher de la regarder, Michel-Ange laissa tomber la lanterne, et comme ils étaient dans l’obscurité, il appela Urbino, pour qu’il leur apportât de la lumière. Puis il dit : « Je suis si vieux que souvent la mort me tire par l’habit, pour que je l’accompagne. Je tomberai tout d’un coup, comme cette lanterne, et ainsi s’éteindra la lumière de ma vie. »

Avec tout cela, il se plaisait à la fréquentation de certains hommes à son goût, comme le Menighella, peintre vulgaire et bouffon du Val d’Arno, qui était plaisant et venait souvent voir Michel-Ange, pour lui demander des dessins de saint Roch ou de saint Antoine, à mettre en couleur pour des paysans. Michel-Ange qui se faisait prier pour travailler pour des souverains, laissait là son travail et lui faisait des dessins simples et conformes au désir de Menighella. Entre autres, il fit le modèle d’un Crucifix vraiment admirable, et Menighella en tira un moule, dont il fit des crucifix en carton ou en autre mixture qu’il alla ensuite vendre dans les campagnes, ce qui mettait Michel-Ange en grande gaieté. Il aimait également Topolino, qui, de tailleur de pierre, avait l’ambition de devenir sculpteur, mais qui ne réussissait pas. Il resta longtemps dans les montagnes de Carrare à envoyer des marbres à Michel-Ange. Jamais il ne lui adressait de bateau chargé de marbres sans y ajouter trois ou quatre figurines qu’il avait ébauchées et qui faisaient mourir de rire Michel-Ange. Finalement, étant de retour et ayant ébauché un Mercure en marbre, il se mit à le terminer. Quand il le jugea presque à point, il voulut que Michel-Ange le vît, et il lui demanda instamment de lui dire ce qu’il en pensait. « Tu es un fou, Topolino, lui dit Michel-Ange, de vouloir faire des statues. Ne vois-tu pas que ton Mercure est trop court d’un bon tiers de brasse, des genoux aux pieds. C’est un nain, et il est tout estropié. — Oh ! ceci n’est rien : s’il n’y a que cela, j’y remédierai bien ; laissez-moi faire. » Michel-Ange rit de nouveau de sa simplicité ; mais quand il fut parti Topolino, prit un peu de marbre, et ayant coupé son Mercure un quart de brasse au-dessous des genoux, il lui encastra les jambes très adroitement dans une paire de brodequins, qui remontaient un peu, en cachant la jointure, et qui allongeaient la statue de ce qui lui manquait. Il fit ensuite revenir Michel-Ange et lui montra son œuvre. Michel-Ange resta émerveillé, après en avoir ri, de voir que de pareils fous, poussés par la nécessité, savent trouver des expédients qui échappent aux hommes de talent. — Pendant qu’il faisait terminer le tombeau de Jules II, il fit faire à un tailleur de marbre un terme destiné à être placé au tombeau de San Piero in Vincola, en lui disant : « Enlève du marbre ici, aplanis-là, polis cette partie », en sorte que, sans que le tailleur s’en aperçût, il lui fit faire une figure, que celui-ci s’émerveillait à regarder. Quand elle fût terminée, Michel-Ange lui dit : « Que t’en semble ? — Rien que de bien, répondit-il, et je vous suis grandement obligé. — Pourquoi ? repartit Michel-Ange. — Parce que, grâce à vous, je me vois posséder un talent que je ne savais pas avoir. »

Pour en rester là, je dirai que cet homme fut d’une complexion très saine, sèche et toute noueuse de nerfs. S’il fut maladif dans son enfance et eut, pendant l’âge mûr, deux maladies sérieuses, il résista à toutes les fatigues et n’eut aucune infirmité, sinon que, dans sa vieillesse, il souffrit de la gravelle qui se changea en pierre. Maestro Realdo Colombo, son ami intime, le sonda pendant de longues années, et le soigna diligemment. Il était d’une taille médiocre, large des épaules, mais bien proportionné quant au reste du corps. Quand il alla vieillissant, il porta continuellement aux jambes des bas en peau de chien, qu’il gardait des mois entiers sur la peau, et quand il voulait les enlever, souvent la peau venait avec. Sur les chausses, il portait des bottes de maroquin, lacées intérieurement pour comprimer les veines. Il avait le visage rond, le front carré et large, avec sept rides prononcées, et ses tempes dépassaient sensiblement les oreilles qui étaient plutôt grandes et détachées des joues. Le corps était en proportion de la face, et plutôt grand. Le nez était quelque peu camus, comme nous l’avons dit dans la Vie du Torrigiano, qui le lui rompit d’un coup de poing. Il avait les yeux plutôt petits, de couleur cornée, tachés de points brillants jaunes tirant sur l’azur, peu de cils aux paupières, les lèvres minces, celle inférieure plus grosse et avançant un peu, le menton bien conformé, la barbe, ainsi que les cheveux, noire avec beaucoup de poils blancs, assez courte, à deux pointes et peu fournie. Certainement sa venue au monde fut, comme je l’ai dit au commencement de cette Vie, un exemple donné par Dieu aux hommes de notre art, pour qu’ils le suivissent et qu’ils apprissent de lui comment doivent vivre et se comporter les vrais et grands artistes. Quant à moi, qui puis remercier Dieu d’une félicité infinie, qui arrive rarement aux hommes de notre profession, je regarde comme le plus grand bonheur d’être né du temps où vivait Michel-Ange, et qu’il voulut bien me protéger et m’honorer de son amitié, ainsi qu’en font foi les lettres qu’il m’a écrites. Par amour de la vérité et en gage de reconnaissance, pour l’affabilité qu’il a toujours eue pour moi, j’ai pu raconter de lui quantité de choses toutes vraies, que d’autres n’ont pas connues.

Son corps fut déposé avec des honneurs extraordinaires et avec le concours des Arts, de tous ses amis et de la nation florentine, dans un caveau de Santo Apostolo, Sa Sainteté ayant décidé de lui faire élever un tombeau signalé à Saint-Pierre de Rome. Son neveu Lionardo, arriva quand tout était terminé, bien qu’il fût venu en poste. Comme le duc de Cosme avait l’intention, n’ayant pu l’avoir pendant sa vie, et l’honorer, de faire venir le corps à Florence, et de lui rendre les plus grands honneurs, le corps fut envoyé dans un ballot de marchandises et en grand secret ; car, si on l’avait su à Rome, on ne l’aurait pas laissé porter à Florence. Mais, avant sa venue, les peintres, sculpteurs et architectes de notre Académie s’étant rassemblés, nommèrent quatre d’entre eux, Agnolo Bronzino et Giorgio Vasari, peintres. Benvenuto Cellini[117] et Bartolommeo Ammanati, sculpteurs, pour se concerter et préparer de magnifiques funérailles. Ils décidèrent d’en informer le duc et de lui demander que les funérailles se fissent à San Lorenzo, église de l’illustre famille des Médicis, où se trouve la majeure partie des œuvres de Michel-Ange existant à Florence ; de plus, que Son Excellence voulût bien qu’on eût recours à la grande éloquence d’un homme tel que Varchi, pour prononcer l’oraison funèbre et l’éloge du génie de Michel-Ange. Le duc accéda à leur désir, et leur fit dire qu’il leur promettait aide et concours, aucune chose ne pouvant lui être plus agréable.

Pendant que ces choses se traitaient à Florence, Lionardo Buonarroti, arrivé trop tard pour trouver son oncle encore en vie, apprit de Daniello da Volterra, qui avait été un des amis les plus intimes de Michel-Ange, et de plusieurs autres qui étaient restés auprès de ce saint vieillard, que Michel-Ange leur avait demandé et les avait priés de faire porter son corps à Florence, sa noble patrie, à laquelle il avait toujours porté un ardent amour. Le corps, enlevé secrètement et emballé comme une marchandise, avait été mis en route pour Florence. Je dois dire que cette dernière volonté de Michel-Ange montra bien, contrairement à ce que quelques-uns ont prétendu, que, s’il resta éloigné de Florence pendant de longues années, la seule raison en fut la qualité de l’air. Car, par expérience, il avait reconnu que l’air de Florence, vif et trop ténu, lui était contraire, et que celui de Rome, plus doux et tempéré, l’avait maintenu en bonne santé jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, avec toutes ses facultés entières, en sorte que, jusqu’au dernier jour, il avait pu travailler. Le corps étant arrivé à Florence fut déposé le même jour, c’est-à-dire le 11 mars, qui fut un samedi, dans la compagnie de l’Assunta, qui est sous le maître-autel et sous les escaliers postérieurs de San Piero Maggiore, sans que personne en fût averti. Le jour suivant, qui fut le dimanche de la deuxième semaine de carême, tous les peintres, sculpteurs et architectes se rassemblèrent sans éclat autour de San Piero, où l’on n’avait apporté qu’un drap de velours brodé d’or pour couvrir la bière et le brancard sur lesquels on posa un crucifix. Ensuite, vers les minuit, tous s’étant réunis autour du corps, subitement les meilleurs et les plus vieux artistes prirent en main une quantité de torches qu’on avait apportées, et les jeunes s’emparèrent du brancard avec tant de promptitude que bienheureux furent ceux qui purent s’en approcher et pouvoir aider, comme s’ils croyaient pouvoir un jour se glorifier d’avoir porté les restes du plus grand homme qui fut jamais dans leurs arts. Ce rassemblement autour de San Piero attira l’attention de beaucoup de personnes, comme cela arrive en pareil cas, et le murmure était d’autant plus grand que le corps de Michel-Ange était sorti de l’église et qu’il s’agissait de le porter à Santa Croce. Bien que tout cela eût été organisé de manière que la chose ne fût pas sue, car le bruit s’en étant répandu en ville, une grande foule serait accourue et aurait amené du désordre et de la confusion ; bien qu’en outre les organisateurs eussent désiré s’en tenir à ce peu d’apparat, réservant la grande cérémonie à un autre temps plus commode, tout alla d’une manière contraire. En effet, quant à la foule, la nouvelle s’étant répandue de bouche en bouche, en un clin d’œil l’église fut si pleine que ce fut avec une très grande difficulté qu’on parvînt à porter le corps à la sacristie pour le sortir du ballot et le mettre dans le caveau. Quant aux honneurs, il est incontestable que la vue d’un grand nombre de religieux et de pénitents, d’une multitude de cierges et d’une foule de gens vêtus de noir constitue un apparat grand et magnifique. Mais il n’est pas moins merveilleux de voir réunis à l’improviste tant d’hommes excellents dans leurs arts et justement réputés, apportant à ce corps leurs hommages d’admiration et d’affection. Il y avait en outre quantité de citoyens derrière eux et dans les rues par où le cortège passait, plus, pour ainsi dire, que les rues ne pouvaient en contenir, et, ce qui est encore plus merveilleux, on n’entendait que les louanges du grand mérite de Michel-Ange ; et dire que le vrai talent a tant de force que, même si toute espérance de gain et d’avantages vient à lui manquer, il lui reste toujours d’être aimé et honoré pour sa propre valeur.

Le corps ayant été apporté à Santa Croce, après que les frères lui eussent rendu les honneurs dus aux morts, on le porta à la sacristie, non sans grande difficulté, à cause de la foule. Là, le directeur de l’Académie, appelé par les devoirs de sa charge, pensant faire une chose qui fût agréable à tous, et désirant, comme il l’avoua plus tard, voir mort celui qu’il n’avait pu voir vivant, ou bien qu’il avait vu à un âge dont il ne lui restait plus de souvenir, se décida à faire ouvrir la bière, ce qui fut fait. Il pensait, et nous pensions tous trouver le corps déjà en décomposition, puisque Michel-Ange était mort vingt-cinq jours auparavant, et que son corps était en bière depuis vingt-deux jours. Mais nous le vîmes intact dans toutes ses parties, ne dégageant aucune odeur, en sorte que nous pouvions croire qu’il reposait plutôt dans un doux et profond sommeil. Outre que les traits du visage n’avaient pas changé, sauf que ce dernier avait pris un peu la teinte de la mort, aucun membre n’était altéré ; la tête et les joues étaient telles qu’on aurait pu croire, à les toucher, qu’il y avait peu d’heures que la mort était venue.

La foule s’étant enfin écoulée, on procéda à la mise du corps dans un caveau de l’église, à côté de l’autel des Cavalcanti, et près de la porte qui donne dans le cloître du chapitre. À ce moment, le bruit ayant couru par toute la ville, il vint tant de jeunes gens pour le voir, qu’on eut grand peine à fermer le caveau. Et si on l’avait fait le jour, au lieu de procéder la nuit, on aurait été obligé de laisser le caveau ouvert pendant de longues heures pour satisfaire la foule. Le lendemain matin, tandis que les peintres et sculpteurs désignés faisaient les projets de la cérémonie solennelle, les beaux esprits, dont Florence a toujours été remplie, commencèrent à attacher au caveau nombre de pièces de vers en latin et en italien, ce qui continua quelque temps. On les a d’ailleurs imprimées, mais ce n’est que la plus petite partie de toutes celles qui furent composées à ce sujet.

Le 14 juillet, les funérailles solennelles eurent lieu dans l’église San Lorenzo[118]. Après tous ces honneurs, le duc voulut qu’on élevât à Michel-Ange un monument dans cette église de Santa-Croce où, de son vivant, il avait déclaré vouloir être enterré dans le tombeau de ses ancêtres. Son Excellence donna à Lionardo Buonarroti tous les marbres nécessaires, et le tombeau, dessiné par Vasari, fut donné à faire à Batista Lorenzi, excellent sculpteur, ainsi que le buste de Michel-Ange. Comme il doit y avoir trois statues, la Peinture, la Sculpture et l’Architecture, une d’elles fut allouée à Batista, une autre à Giovanni dell’Opera et la troisième à Valerio Cioli, tous trois sculpteurs florentins. Ils y travaillent en ce moment, et le tombeau sera bientôt mis en place[119]. La dépense est supportée par Lionardo Buonarroti ; les marbres ont été donnés par le duc. Mais Son Excellence, pour ne rien négliger des honneurs dus à un tel homme, a décidé de faire poser son buste, avec une inscription, dans le Dôme, où l’on voit déjà les noms et les têtes d’autres Florentins éminents[120].


  1. En style ordinaire, 1475.
  2. Francesca di Neri di Miniato del Sera.
  3. Né en 1444, mort en 1534.
  4. Allusion à Ascanio Condivi, disciple et auteur d’une Vie de celui-ci.
  5. La tête de faune de Michel-Ange est actuellement au Musée National.
  6. 8 avril 1492.
  7. En place, dans le Musée Buonarroti.
  8. Au Musée Buonarroti.
  9. L’Hercule est perdu.
  10. Le 22 janvier 1494 (hypothèse de M. Milanesi). Ce jour-là, il neigea abondamment à Florence.
  11. N’existe plus.
  12. Le 8 novembre 1494.
  13. Erreur, lire Niccolo Pisano
  14. Statues en place.
  15. On en a perdu la trace ; une statue analogue, casa Rosselmini, à Pise.
  16. Cette statue est peut-être celle de l’Académie des Sciences, à Turin
  17. Il y arriva le 25 juin 1496 (lettre de Michel-Ange à Lorenzo di Pierfrancesco de’ Medici, en date du 25 juin 1496. D’après cette lettre, on voit que la troisième hypothèse de Vasari est la vraie).
  18. Ce tableau est perdu.
  19. Actuellement au Musée National.
  20. Jean de Groslaye de Villiers, abbé de Saint-Denis et ambassadeur de Charles VIII auprès du pape ; cardinal en 1493.
  21. Contrat du 26 août 1498 : prix quatre cent cinquante ducats d’or. Ce groupe est actuellement à Saint-Pierre, à droite en entrant.
  22. C’est-à-dire Cristoforo Solari.
  23. MICHEL ANGELVS BONAROTVS FLOREN, FACIEBAT (faite en 1499-1300).
  24. Erreur : ce fut un certain Maestro Bartolommeo di Pietro dit Baccellino.
  25. Il y resta trente-cinq ans. Le David de Michel-Ange est actuellement à l’Académie des Beaux-Arts. Commandé le 16 août 1501, il devait être terminé en deux ans, et Michel-Ange devait recevoir six florins d’or par mois.
  26. Actuellement au Musée Buonarroti.
  27. Sous la direction du Cronaca.
  28. 14-18 mai 1504.
  29. Découverte le 8 septembre 1504.
  30. Commandé par la Seigneurie le 12 août 1502; terminé en 1508 et envoyé au mois de décembre en France. On en a perdu la trace.
  31. L’un est à l’Académie des Beaux-Arts, à Londres ; l’autre, au Musée National de Florence.
  32. Par contrat du 24 avril 1503, Michel-Ange s’était obligé à faire les statues des douze Apôtres ; mais, dès 1505, il y renonçait. Le saint Mathieu est à l’Académie des Beaux-Arts.
  33. Cette Vierge, en ronde-bosse et en marbre, est actuellement dans la cathédrale de Bruges, 1505 ( ?).
  34. Ce tableau est dans la tribune des Offices.
  35. On n’en connaît que deux : la sainte Famille des Offices, et une Mise au tombeau, inachevée, à la galerie Nationale de Londres.
  36. Commencé en octobre 1504, terminé en août 1505.
  37. Par Bandinelli, en 1512, au retour des Médicis.
  38. Au commencement de l’année 1505; le tombeau fut immédiatement commandé et Michel-Ange se rendit à Carrare.
  39. Dans la Vie de Giuliano da San Gallo.
  40. En 1550. Les deux prisonniers sont au Louvre. Quatre autres statues sont dans la grotte du jardin Boboli. La Victoire, ou plutôt le groupe de deux figures viriles, est au Musée National.
  41. En place, à San Pietro a Vincoli.
  42. Vasari dit : aussi nombreux que des étourneaux.
  43. Avril 1506.
  44. Le samedi après Pâques.
  45. Jules II entra à Bologne le 10 novembre 1506.
  46. Le 21 février 1506. Elle coûta mille ducats d'or et pesait dix-sept mille livres.
  47. Le 30 décembre 1511.
  48. Elle est perdue.
  49. Il le commença le 10 mai 1508.
  50. Erreur : il lui fallut quatre ans.
  51. Lorenzo Pucci, nommé cardinal par Léon X, en 1513.
  52. Leonardo Grosso della Rovere, fils d’une sœur de Sixte IV. Le deuxième contrat est du 6 mai 1513; le troisième, des 4 et 8 juillet 1516.
  53. Le 21 février 1513.
  54. Le 15 mars 1513.
  55. 19 janvier 1518. Le contrat fut rompu, avec l’assentiment du pape, le 12 mars 1520.
  56. Il y resta de 1516 à 1517.
  57. Ces grilles n’existent plus.
  58. Élu le 19 novembre 1523.
  59. Silvio Passerini.
  60. Primitivement il devait y en avoir six, à savoir : les quatre indiqués, plus ceux des deux papes.
  61. Julien, duc de Nemours, et Laurent, duc d’Urbin.
  62. En place ; commandé le 15 juin 1514, pour le prix de 200 ducats d’or ; terminé en 1521.
  63. Et deux autres Romains.
  64. En 1527.
  65. Le 6 avril 1529.
  66. Ces bastions existent encore.
  67. Le 28 juillet 1529.
  68. Attribués à Giovanbatista Strozzi. Traduction : La Nuit que tu vois dormir dans cette douce posture, — Fut sculptée par un Ange — Dans ce bloc ; comme elle dort, elle est en vie : — Éveille-la, si tu ne le crois pas, et elle te parlera.»
  69. « Il m’est doux de dormir, et encore plus d’être de pierre : — Tant que durent le malheur et la honte, — Ne pas voir, ne pas sentir, c’est un grand bonheur pour moi ; — Aussi ne me réveille pas ; je t’en prie, parle bas ! »
  70. Le 21 septembre 1629.
  71. Le 20 octobre 1529.
  72. Peinture perdue. Elle était encore à Fontainebleau sous Louis XIII, et l’on dit que le surintendant des Noyers la fit brûler, à cause de sa nudité.
  73. Le 12 août 1530.
  74. Il se cacha dans le campanile de San Niccolo.
  75. Au Musée National.
  76. Ils sont actuellement dans les Galeries de Londres, de Vienne, de La Haye et de Florence.
  77. Quatrième contrat, 29 avril 1532.
  78. Le 25 septembre 1584.
  79. Élu le 3 octobre 1534.
  80. Le pape avait soixante-huit ans l’année de son élection.
  81. Lettre du duc d’Urbin à Michel-Ange, 6 mars 1542. Cinquième et dernier contrat, 20 août 1542.
  82. Tommaso di Pietro Boscoli, de Fiesole, 1501-1574.
  83. Nommé architecte, peintre et sculpteur du palais papal le Ier septembre 1535, avec le traitement annuel de 1.200 ducats d’or.
  84. Commencée en 1537, finie en 1541, découverte le jour de Noël.
  85. Purgatoire, chant 12, vers 67.
  86. Enfer, chant 3, vers 109. Caron le démon, aux yeux de braise, rassemble toutes les âmes, en leur faisant signe ; il bat de sa rame celles qui restent en retard.
  87. Existent encore (1549-1550).
  88. Nommé architecte de Saint-Pierre, le 1er janvier 1547.
  89. Ce modèle est conservé dans la fabrique de Saint-Pierre.
  90. Le 1er janvier 1547.
  91. Elle ne fut élevée que sous le pontificat d’Innocent X.
  92. C’est le Taureau Farnèse, actuellement au Musée de Naples.
  93. Le 10 novembre 1549.
  94. 23 janvier 1552.
  95. Sous le nom de Marcel II.
  96. Fin 1560.
  97. Dans les deux derniers mois de 1548, et le premier mois de 1549.
  98. Le 3 juillet 1551.
  99. Realdo Colombo.
  100. Daniello da Volterra fut ensuite chargé de couvrir ces nudités de draperies. Voir sa Vie.
  101. Le 4 décembre 1554 ; il s’appelait de son vrai nom Francesco di Bernardino dell’Amadori, de Castel Durante, il avait été tailleur de pierre.
  102. Erreur : l’armée du duc d’Albe.
  103. En septembre 1556.
  104. Actuellement dans la cathédrale de Florence, derrière le maître-autel.
  105. Sculpture inconnue.
  106. En 1558.
  107. Suit, dans le texte, une description longue et quelque peu confuse de la coupole, qui est supprimée dans cette traduction.
  108. Aucune de ces différentes œuvres ne peut être affirmée avec certitude exister dans quelque musée.
  109. Mars 1560.
  110. En 1560, puis par contrat du 2 juillet 1561.
  111. N’existe plus.
  112. Fin 1559.
  113. Actuellement au Musée National.
  114. Terminée ensuite par Carlo Maderni et Alessandro Galiléi, du temps de Clément XII.
  115. L’inventaire général fut fait le 19 février 1564, le lendemain de la mort de Michel-Ange.
  116. Le 18 février 1564, à quatre heures trois quarts du soir. (Lettre de Fidelissimi, médecin, qui était présent, au duc Cosme, datée du même jour. Confirmée le lendemain par Averardo Serristori, ambassadeur ducal à Rome.
  117. Qui n’accepta pas.
  118. Vasari donne tout au long la description qui a été supprimée (vingt pages dans l’édition Sansoni).
  119. 1564-1568.
  120. On ne donna pas suite à ce projet.