Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/DISCOURS PRÉLIMINAIRE de la deuxième partie

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 260-269).
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
de la deuxième Partie




Q UAND je commençai à écrire ces Vies d’artistes, mon intention n’était pas de dresser une liste d’artistes et de faire un inventaire, pour ainsi dire, de leurs œuvres. Je n’ai jamais cru être une digne fin de mes travaux, qui ont été certes longs et fastidieux s’ils n’ont aucune beauté, de retrouver leur nombre, leurs noms et leurs patries, d’apprendre dans quelle ville et dans quel lieu précis se trouvent à présent leurs peintures, leurs sculptures ou leurs constructions. J’aurais pu le faire avec une simple table, sans y intercaler en un point quelconque mon jugement. Mais en voyant que ceux qui écrivent des histoires, et qui de l’avis général ont la réputation d’avoir écrit avec le plus de jugement, non seulement ne se sont pas contentés de raconter simplement la suite d’événements, mais encore ont recherché avec le plus grand soin et la plus grande curiosité les modes, les moyens employés et les voies qu’ont suivies les grands hommes pour diriger leurs entreprises, voyant de plus qu’ils se sont ingéniés à mettre en lumière les erreurs commises, aussi bien que les hauts faits, les remèdes et les partis prudents que les héros ont pris dans le gouvernement de leurs affaires, qu’ils ont relaté en somme tout ce que ceux-ci ont fait, soit avec sagacité, soit avec négligence, soit encore avec prudence, avec piété ou magnanimité, je crois que ces auteurs se rendaient compte que l’histoire est véritablement le miroir de la vie humaine, qu’elle ne consiste pas dans une narration sèche des événements arrivés à un prince ou à une république ; qu’elle doit servir de guide aux jugements, aux conseils, aux résolutions et aux intrigues des hommes, d’où découlent ensuite leurs actions, heureuses ou malheureuses ; que c’est là l’âme propre de l’histoire, ce qui de fait apprend à vivre, ce qui rend les hommes prudents, vrai but en somme de l’histoire, indépendamment du plaisir qu’on éprouve à revivre, en les lisant, les choses passées. Pour cette raison, ayant pris à tâche d’écrire l’histoire des plus nobles artistes, pour servir l’art dans la mesure de mes forces, et ensuite pour l’honorer, j’ai suivi autant que j’ai pu le même procédé, à l’imitation de si remarquables écrivains, et je me suis efforcé non seulement de dire ce que ces artistes ont fait, mais encore de choisir, tout en racontant, le meilleur d’entre le bon et l’excellent d’entre le meilleur et de noter avec quelque soin les mœurs, les physionomies, les manières, les traits et les fantaisies des peintres et des sculpteurs, cherchant, aussi soigneusement que j’ai pu, à faire connaître à ceux qui ne savent pas tirer cette connaissance de leur propre fonds, les causes et les origines des styles, de l’amélioration et de la décadence des arts, survenus dans diverses époques et dans divers artistes.

En parlant, au début de ces Vies, de la noblesse et de l’antiquité de ces arts, autant que le sujet l’exigeait, j’ai laissé de côté beaucoup de choses dont j’aurais pu me servir, tirées de Pline et d’autres auteurs, voulant, contre l’opinion de plus d’un, laisser à chacun toute liberté de recourir aux sources propres, pour se rendre compte des fantaisies d’autrui. Mais il me paraît convenable à présent de faire ce qui ne m’a pas été permis alors, car je voulais éviter l’ennui et les longueurs, ennemis mortels de l’attention, à savoir, de rendre plus évidente mon intention première et de montrer pourquoi j’ai divisé cet ensemble de Vies en trois parties.

De fait, admettons que la grandeur des Arts provienne chez l’un de son application, chez l’autre de ses études, chez celui-ci de l’imitation, chez celui-là de la connaissance des sciences qui toutes donnent appui aux arts, enfin chez quelques-uns de la réunion de toutes ces qualités prises ensemble, ou delà plus grande partie d’entre elles. Néanmoins, comme dans la vie de chaque artiste en particulier, j’ai exposé assez longuement leurs modes, leur art, leurs styles et les raisons pour lesquelles ils ont pratiqué l’art, ou bien, ou mieux, ou tout à fait bien, à présent je parlerai de toutes ces choses en général, et m’occupant plus particulièrement des conditions des temps, plutôt que de celles des hommes dont je me suis occupé séparément, voulant ainsi ne pas trop entrer dans le détail, j’ai divisé mon ou virage en trois parties, ou plutôt en trois époques, allant de la renaissance de ces arts jusqu’au siècle où nous vivons, à cause de la différence très évidente que l’on remarque entre elles.

Ainsi, dans la première époque et la plus ancienne, on a vu les trois arts rester lontemps éloignés de leur perfection. Et, bien qu’ils eussent du bon, il était accompagné de tant d’imperfection qu’il ne mérite pas qu’on lui accorde de trop grands éloges. Toutefois, comme cette époque a donné naissance, et a ouvert la voie, en indiquant la manière, au mieux qui vint ensuite, quel qu’il fût, on ne peut pas ne pas en dire un peu de bien, et lui accorder un peu plus de considération que celle qu’auraient méritée les œuvres produites, si on avait à les apprécier, avec les règles parfaites de l’art. Dans la deuxième époque, on voit manifestement que les choses de l’art se sont grandement améliorées, tant dans l’invention que dans le fait de les exécuter avec plus de dessin, avec une meilleure manière et avec plus de soin ; on constate ainsi la disparition de cette rouille de la vétusté, cette laideur et cette disproportion, que la grossièreté de cette époque leur avait imprimées. Mais qui aura la hardiesse de dire que dans ce temps-là il s’est trouvé un homme parfait en toute chose, et qui ait amené ses œuvres au degré d’invention, de dessin et de coloris que l’on a atteint aujourd’hui ; qui de plus ait observé le fuyant harmonieux des figures, avec l’obscurcissement graduel de la couleur, en sorte que les reliefs soient les seules parties éclairées ; qui ait pareillement observé les creux et certains finis extraordinaires, comme on en voit dans les statues en marbre d’à présent ? Certes, cet éloge s’applique à la troisième époque ; je crois pouvoir dire véritablement que l’Art à ce moment a accompli tout ce qu’il est possible de faire à un imitateur de la nature, et qu’il est monté si haut, qu’il y a plutôt à craindre de le voir descendre que d’espérer à présent de le voir encore monter. Considérant donc ces choses en moi-même, et avec attention, j’estime que c’est une propriété et une particularité de ces Arts, de partir d’un humble début, d’aller peu à peu en s’améliorant, et finalement de parvenir au comble de la perfection. Ce qui me le fait croire est qu’il en arrive presque autant dans les autres facultés, et ce n’est pas un petit argument de certitude, puisqu’il règne un certain degré de parenté entre tous les arts libéraux. Mais, en peinture et en sculpture, dans d’autres temps, un fait analogue a dû se produire, si bien qu’il suffirait de changer entre eux les noms de ceux qui les ont exercées, pour avoir les mêmes cas. Aussi voit-on (si l’on veut s’en rapporter à ceux qui vécurent dans ces temps-là, et qui purent voir et apprécier les œuvres des anciens) que les statues de Khanakos étaient absolument raides, sans vivacité, ni mouvement, et par conséquent très éloignées de la vérité. On en dit autant de celles de Calamis, bien qu’elles offrissent plus de douceur que les précédentes. Myron vint ensuite, qui n’imita pas précisément la vérité de la nature, mais qui donna à ses œuvres tant de grâce et de si belles proportions qu’elles pouvaient passer avec raison pour belles. Vint en troisième lieu Polyclète et les autres artistes si renommés, lesquels firent des œuvres absolument parfaites, comme on l’a dit, et comme on doit le croire. Cette même progression arriva également dans les peintures, puisqu’on a dit, et que vraisemblablement on doit penser qu’il en fût ainsi, que les œuvres de ceux qui ne peignirent qu’avec une seule couleur, genre de peintures qu’on appelle par conséquent monochromes, n’offraient pas une grande perfection. Ensuite, dans les œuvres de Zeuxis, de Polygnote, de Timanthe et des autres qui ne mirent en œuvre que quatre couleurs, on loue simplement les linéaments, les contours et les formes ; sans aucun doute ces peintures devaient laisser quelque chose à désirer. Dans les œuvres d’Érione, de Nicomaque de Protogènes et d’Apelle, toute chose était parfaite et admirable, et l’on n’aurait pu imaginer mieux. Ils peignaient en effet non seulement les formes et les attitudes des corps, qu’ils rendaient admirablement, mais encore les affections et les passions de l’âme.

Sans nous occuper de ces artistes, au sujet desquels il faut recourir à des auteurs anciens dont les jugements souvent ne concordent pas, pas plus qu’on n’est d’accord, ce qui est plus grave, sur les époques auxquelles ils ont vécu, et pourtant en cela j’ai suivi les meilleurs auteurs, venons-en à nos jours où la vue de nos yeux est un meilleur guide et offre un meilleur jugement que la renommée qui a frappé nos oreilles. Ne voit-on pas clairement combien l’architecture s’est améliorée et ce qu’elle a acquis, pour commencer par elle, du grec Busketus à l’allemand Arnolfo et à Giotto ? Regardez les bâtiments de ces temples, les pilastres, les colonnes, les bases, les chapiteaux et toutes les corniches, on n’y voit aucune proportion, par exemple à Florence, à Santa Maria del Fiore, dans l’incrustation extérieure de San Giovanni, à San Miniato al Monte, dans l’évêché de Fiesole, au Dôme de Milan, à San Vitale de Ravenne, à Sainte-Marie-Majeure de Rome et au vieux Dôme d’Arezzo hors les murs. Dans ces édifices, à l’exception du peu de bon qui provient des fragments antiques, il n’y a aucune partie qui ait bonne mine et qui soit bien réglée. Mais les artistes que j’ai indiqués ci-dessous améliorèrent grandement l’architecture et, grâce à eux, elle ne fit pas peu de profit, car ils la réduisirent à de meilleures proportions, et non seulement ils firent leurs constructions pleines de stabilité et de hardiesse, mais encore ils les ornèrent en certains endroits : il est bien vrai toutefois que leurs ornements furent confus et très imparfaits, et, si j’ose m’exprimer ainsi, pauvres en décoration. Dans les colonnes, en effet, ils n’observèrent pas les mesures et les proportions que demande l’art ; ils ne distinguèrent plus les ordres dorique, ionique, corinthien et toscan, mais ils mélangèrent tout, se faisant une règle à eux, grossissant leurs colonnes à l’excès ou les amincissant de même, selon les besoins de leurs constructions. Ce qu’ils inventèrent fut en partie tiré de leur cerveau ou inspiré par les fragments d’antiques qu’ils avaient sous les yeux. Quant aux plans, ils les tiraient en partie de bons exemples, puis ils y ajoutaient leurs fantaisies, en sorte que les murailles une fois sur pied avaient une autre forme que le plan primitif. Néanmoins, qui comparera leurs œuvres à celles des artistes antérieurs verra que toute chose s’y est améliorée ; il verra des œuvres qui peuvent donner une certaine envie à notre époque, comme par exemple quelques petits temples en brique, ornés de stucs, qui sont à Saint-Jean-de-Latran, à Rome.

J’en dirai autant de la sculpture qui, dans le premier âge de sa renaissance, eut beaucoup de bon. Elle abandonna la lourde manière grecque, qui était si grossière qu’elle tenait encore plus de l’extraction de la carrière que du travail des artistes, leurs statues étant toutes droites, sans plis dans les draperies, sans attitude ni mouvement, en un mot sans rien qui leur permît d’être appelées des statues. Giotto ayant ensuite perfectionné le dessin, d’autres perfectionnèrent également les figures de marbre et de pierre, comme firent Andrea Pisano, Nino, son fils, et ses autres disciples qui surpassèrent de beaucoup les premiers sculpteurs, qui contournèrent plus leurs statues et leur donnèrent une bien meilleure attitude. C’est ainsi qu’opérèrent deux artistes siennois. Agostino et Agnolo, qui firent, comme on l’a déjà dit, le tombeau de Guido, évêque d’Arezzo, et les maîtres allemands qui firent la façade d’Orvieto.

On voit donc qu’à cette époque la sculpture s’était quelque peu perfectionnée, qu’elle donnait une certaine forme meilleure aux figures, avec un plus beau développement de plis dans les draperies, avec un meilleur air dans les têtes, avec des attitudes qui n’étaient pas si raides, et que, somme toute, elle commençait à acquérir de la beauté ; elle manquait toutefois d’une infinité de particularités, parce que, à cette époque, le dessin était loin d’être parfitit, et qu’on ne voyait pas beaucoup d’œuvres belles à pouvoir imiter. Aussi les maîtres qui vécurent en ce temps-là, et que j’ai placés dans la première partie, mériteront-ils cet éloge, et doit-on tenir d’eux le compte que méritent leurs œuvres. Il faut, en effet, considérer que, de même, les architectes et les peintres de cette époque, qui ne purent nullement s’aider de leurs prédécesseurs, durent trouver leur voie d’eux-mêmes, et tout début, si petit qu’il soit, est digne d’être grandement loué.

La peinture ne suivit pas une meilleure carrière dans ces temps-là, sinon qu’étant d’un usage plus courant, à cause de la dévotion des peuples, elle fut exercée par plus d’artistes, et par cela même elle fit évidemment plus de progrès [que les deux autres arts. C’est ainsi que l’on voit que la manière grecque disparut complètement d’abord avec Cimabue qui y renonça, et ensuite avec Giotto qui le suivit, et il naquit une nouvelle manière que j’appellerai volontiers la manière de Giotto, parce qu’elle fut trouvée par lui et par ses disciples, et qu’ensuite elle fut révérée de tous et universellement imitée. Dans cette manière, on voit qu’on a renoncé au profil qui circonscrivait entièrement les figures, ainsi qu’à ces yeux de possédés, à ces figures debout sur la pointe des pieds, et étendant des mains effilées, avec suppression des ombres ; il en est de même d’autres monstruosités de ces maîtres grecs, qu’on a remplacées par une grande grâce dans les têtes et un grand moelleux dans le coloris. Giotto, en particulier, donna de meilleures attitudes à ses figures, montra une certaine tendance à donner de la vie à ses têtes, disposa les plis des draperies d’une manière plus conforme à la nature que ce que l’on voyait avant lui, et découvrit quelque peu le fuyant et les raccourcis des figures. En outre, il commença à rendre les mouvements de l’àme, en sorte que l’on put reconnaître, en partie, la crainte, l’espérance, la colère et l’amour ; il rendit moelleuse sa manière qui était primitivement rude et raboteuse. S’il ne fit pas les yeux avec ce beau roulement qu’ils ont dans le vivant, s’il ne sut pas les peindre noyés de larmes, si, de plus, il n’arriva pas à rendre la souplesse des cheveux et des barbes, l’exacte conformation des mains avec leurs muscles et leurs nodosités, et le corps humain nu, ainsi qu’il est en réalité, il faut mettre ce défaut sur le compte des difficultés de l’art, et de ce qu’il n’avait pas vu de peintres meilleurs que lui. Que tout homme au contraire apprécie, étant donné la détresse des arts et des temps, la bonté du jugement dont il fit preuve dans ses peintures, l’exacte observation des têtes, enfin beaucoup de naturel et de facilité. On voit, en effet, que ses figures correspondent au but qu’elles ont à remplir, ce qui montre qu’il eut un jugement très grand, s’il ne fut pas parfait. On en voit autant dans les autres peintres de l’école, par exemple dans Taddeo Gaddi ; quant au coloris, il est plus doux tout en ayant plus de force, les carnations sont mieux rendues, les draperies mieux peintes, et les mouvements des figures mieux accusés. Dans Simone de Sienne, on remarque le talent de la composition dans les sujets. Stefano, surnommé le singe de la nature, et Tommaso, son fils, surent utiliser et perfectionner grandement le dessin ; ils ne manquèrent pas d’invention en perspective, ils eurent un coloris fondu et uni, tout en suivant toujours la manière de Giotto. Non moins remarquables en pratique et en dextérité furent Spinello Aretino, Parri, son fils, Jacopo di Casentino, Antonio Veneziano, Lippo, Gherardo Starnina, et les autres peintres qui travaillèrent après Giotto, suivant son air, son trait, son coloris et sa manière, qu’ils perfectionnèrent d’ailleurs quelque peu, mais pas au point qu’ils parussent vouloir la faire dévier de son but initial. Ainsi donc, si l’on suit mon raisonnement, on verra que les trois arts étaient restés jusqu’à cette date, pour ainsi dire, à l’état d’ébauche, et qu’ils manquaient absolument de cette perfection qui leur était due. Certes si un mieux n’avait pas dû se produire, les progrès déjà accomplis n’auraient servi à rien, et il n’y aurait pas à en tenir grand compte. Il ne faudrait pourtant pas me croire si niais et doué de si peu de jugement, que de ne pas savoir que les œuvres de Giotto, d’Andrea Pisano, de Nino et de tous les autres que j’ai réunis dans la première partie, à cause de la similitude de leurs manières, que ces œuvres, dis-je, si on les compare à celles des maîtres ultérieurs, ne méritent pas grand éloge ; je m’en suis bien rendu compte quand je les ai louées. Mais si l’on considère les conditions des temps, le manque d’artistes, la difficulté de trouver de bons modèles, on ne les trouvera pas belles, comme j’ai dit, mais réellement miraculeuses ; on aura un plaisir infini à voir apparaître et briller, par instants, la perfection qui commençait à renaître dans les peintures et les sculptures. Certes la victoire remportée par Lucius Marcius, en Espagne, ne fut pas si grande, que les Romains n’aient pas eu à en compter de plus importantes. Mais, eu égard au temps, au lieu, à l’événement, à la personne du général et au nombre des combattants, elle eut un retentissement extraordinaire, et encore maintenant elle ne paraît pas indigne des grands éloges que lui décernèrent les écrivains. De même, pour toutes les considérations ci-dessus, j’ai cru que ces œuvres méritaient non seulement d’être soigneusement décrites par moi, mais encore d’être louées avec l’amour et l’assurance avec lesquelles je l’ai fait. Je crois que ce ne sera pas une lecture fastidieuse pour les artistes, mes lecteurs, d’avoir parcouru ces Vies, d’avoir étudié leurs manières et leurs procédés, ce dont ils ne retireront pas, peut-être, peu d’utilité. J’en serai très heureux, et ce sera pour moi la meilleure des récompenses pour mes peines, étant donné que je n’ai pas eu d’autre but que de leur procurer, tant que j’ai pu, autant d’utilité que d’agrément.

À présent que, pour employer une locution familière, nous avons levé de nourrice ces trois arts et que nous les avons tirés de la première enfance, arrivons-en à la deuxième époque. On y verra que toute chose s’y est infiniment perfectionnée, que la composition est plus fournie en figures et plus riche en ornements, que le dessin est plus savant et se rapproche plus naturellement du modèle vivant ; on remarquera, en outre, plus de fini dans les œuvres exécutées avec moins de pratique mais à dessein, et avec grand soin, une manière plus gracieuse, des couleurs plus délicates, en sorte qu’il restera bien peu à faire pour parvenir, en toute chose, à la perfection, et que les œuvres produites seront une vraie et exacte imitation de la nature. Tout d’abord, grâce aux études et à l’application du grand Filippo Brunelleschi, l’architecture retrouva les mesures et les proportions des antiques, tant dans les colonnes rondes que dans les pilastres carrés et dans les encoignures rustiques et soignées. Alors, grâce à lui, on distingua les ordres entre eux, et se manifesta la différence qu’il y a entre eux ; il voulut que l’on n’exécutât les constructions que d’après les règles, en suivant plus d’ordre et en les divisant avec de meilleures mesures. Son dessin eut plus de force et de solidité ; il donna aux œuvres de la grâce et de la beauté, et fit ainsi éclater l’excellence de cet art. Il retrouva la beauté et la variété des chapiteaux et des corniches, en sorte que les plans des temples et de ses autres constructions sont très bien compris, que ces bâtiments sont décorés avec magnificence, et avec d’excellentes proportions. C’est ce que l’on voit dans l’extraordinaire structure de la coupole de Santa Maria del Fiore, à Florence, dans la grâce et la beauté de sa lanterne ; dans l’église de Santo Spirito, si ornée, si variée et si gracieuse, et dans le non moins bel édifice de San Lorenzo ; dans l’originale invention du temple à huit faces degli Angeli ; dans le couvent et l’église qui a si grand air de la Badia di Fiesole; dans le magnifique et grandiose palais Pitti qu’il commença. Il faut y ajouter les vastes et commodes édifices que Francesco di Giorgio construisit comme palais et cathédrale, à Urbino ; le château de Naples, aussi fort que riche; l’inexpugnable château de Milan, outre quantité d’autres constructions remarquables de cette époque. Bien qu’on n’y voie pas cette finesse et cette grâce exquise, particulièrement dans les corniches, ainsi que cette délicatesse et cette élégance dans la manière d’attacher les feuilles et de terminer les feuillages, avec d’autres perfections qui furent pratiquées plus tard, (comme on le verra dans la troisième partie, qui comprendra les maîtres qui ont atteint en grâce, en fini, en abondance et en rapidité un point de perfection auquel ne sont pas arrivés les architectes. anciens), toutes ces constructions néanmoins peuvent être appelées avec certitude belles et bonnes. Je ne dis pas qu’elles étaient parfaites, parce que, comme on vit plus tard de plus belles œuvres dans cet art, je crois pouvoir affirmer raisonnablement qu’il leur manquait quelque chose. Certes il y a en elles je ne sais quoi de miraculeux, qu’on n’a pas encore surpassé à notre époque, ce qui, peut-être, n’arrivera pas non plus dans les temps à venir ; je veux parler, entre autres, de la lanterne de la coupole de Santa Maria del Fiore, et de la structure grandiose de cette coupole, dans laquelle Filippo eut à cœur non seulement d’égaler les constructions antiques, mais encore de les surpasser, quant à la hauteur des murailles. Je parle, d’ailleurs, en général, et il ne faut jamais déduire l’excellence d’un tout de la perfection et bonté d’une de ses parties.

J’en dirai autant de la peinture et de la sculpture, desquelles il subsiste encore maintenant des œuvres admirables, dues à des maîtres de cette deuxième époque, entre autres celles de Masaccio, au Carmine, où l’on voit un homme nu qui tremble de froid, et d’autres peintures pleines de vivacité et de génie. Mais en général ces maîtres n’atteignirent pas cà la perfection de ceux de la troisième époque, de laquelle nous parlerons en son temps, nous occupant simplement des autres pour le moment. Ceux-ci, pour nous occuper d’abord des sculpteurs, s’éloignèrent considérablement de la manière des primitifs, et l’améliorèrent tant qu’ils laissèrent peu à faire aux maîtres de la troisième époque. Leur manière fut plus gracieuse, plus naturelle, mieux ordonnée, avec plus de dessin et de proportion, en sorte que leurs statues commencèrent à paraître presque des personnes vivantes, et non plus des statues comme les œuvres de leurs devanciers : C’est ce que l’on remarque dans cette deuxième partie. Les figures de Jacopo dalla Quercia ont plus de mouvement, plus de grâce, plus de dessin et plus de fini ; celles de Filippo font preuve de plus d’étude des muscles, on y voit plus de jugement et de meilleures proportions ; il en est de même des œuvres de leurs disciples.

Lorenzo Ghiberti ajouta encore plus dans l’œuvre de la porte de San Giovanni où il fit preuve d’invention, d’ordre, de manière et de dessin, en sorte que ses figures paraissent se mouvoir et être animées. J’hésite d’ailleurs à ne pas mettre parmi les maîtres de la troisième époque Donato qui fut contemporain des précédents, parce que ses œuvres peuvent être mises en parallèle avec les beaux antiques. On peut dire de lui, dans cette deuxième partie, qu’il fut la règle des autres, parce qu’il eut à lui seul toutes les qualités qui existaient séparément dans beaucoup d’autres. Il donna du mouvement à ses figures, avec une certaine vigueur et vivacité qui leur permettent de lutter avec les œuvres modernes, et comme je l’ai dit, pareillement avec les antiques.

Le même progrès eut lieu à cette époque dans la peinture, où Masaccio, ce maître excellent, abandonna complètement la manière de Giotto, pour les tètes, les draperies et les édifices, dans les nus, dans le coloris, dans les raccourcis qu’il rénova. Il inaugura ainsi cette manière moderne qui fut suivie par tous nos artistes, dans ces temps-là et jusqu’à nos jours, et qui, d’année en année, fut enrichie et embellie par plus de grâce, d’invention et d’ornements. On le verra en détail dans la vie de chacun, et l’on reconnaîtra une nouvelle manière de coloris, de raccourcis et d’attitudes naturelles ; une plus grande expression dans les mouvements de l’âme et les gestes du corps, avec une recherche évidente de se rapprocher plus de la vérité des objets naturels, dans le dessin ; enfin des physionomies telles qu’elles respirent la ressemblance et qu’elles font reconnaître ceux qu’elles doivent représenter.

Ainsi les maîtres de cette époque cherchèrent à imiter ce qu’ils voyaient dans la nature et rien de plus, et ainsi leurs œuvres en arrivèrent à être plus considérées et mieux comprises. Cela les encouragea à donner des règles aux perspectives, et à les faire fuir, de la même manière que se comportent les objets naturels. Ils allèrent ainsi observant les ombres et les lumières, la projection des ombres et les autres difficultés ; ils composèrent leurs sujets avec plus d’exactitude et de vraisemblance, ils s’efforcèrent de faire des paysages plus semblables à la réalité, avec des arbres, des verdures, des fleurs, des ciels, des nuages et autres choses de la nature. Aussi peut-on affirmer qu’à cette époque les arts non seulement ont crû depuis leur enfance, mais encore qu’ils sont parvenus à la floraison de leur jeunesse, de manière à faire espérer les fruits qui sont survenus ensuite, enfin qu’en peu de temps ils allaient parvenir à l’âge de la maturité.

Commençons donc, avec l’aide de Dieu, la vie de Jacopo dalla Quercia, sculpteur siennois, et ensuite passons à celles des autres architectes et sculpteurs, jusqu’à ce que nous arrivions à Masaccio. Comme celui-ci fut le premier à perfectionner le dessin dans la peinture, il nous montrera quelle obligation nous devons lui avoir, pour la renaissance qu’il a provoquée. Enfin, puisque j’ai choisi Jacopo pour faire de sa vie le début estimable de cette deuxième partie, je continuerai à suivre la progression des manières pratiquées par les différents artistes, et à rendre manifestes, en écrivant leurs vies, les grandes difficultés de ces arts, si beaux, si difficiles et si estimés.