Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacopo della Quercia

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 270-275).
JACOPO dalla QUERCIA
Sculpteur siennois, né en 1371 (?), mort en 1438


J ACOPO, fils de Maestro Piero [1] di Filippo, et né à la Quercia[2], petit pays du territoire de Sienne, fut le premier sculpteur, après Andrea Pisano, l’ Orcagna et les autres maîtres dont nous avons déjà parlé, à montrer qu’un travail assidu et des études approfondies pouvaient permettre à la sculpture d’approcher de la nature, et même espérer de l’égaler jusqu’à un certain point. Parmi ses œuvres, les premières qui méritent d’être mentionnées furent faites à Sienne, dans les circonstances suivantes, alors qu’il n’avait que dix-neuf ans. Les Siennois[3] ayant envoyé une armée contre les Florentins, sous les ordres de Gian Tedesco, neveu de Saccone da Pietramala, et de Giovanni d’Azzo Ubaldini, ce dernier tomba malade en campagne et fut ramené à Sienne où il mourut. Les Siennois qui regrettèrent fort sa mort, lui dressèrent parmi les funérailles qui furent magnifiques, une construction en bois, pyramidale, surmontée de sa statue équestre, plus grande que nature, qui fut exécutée par Jacopo d’une manière aussi judicieuse qu’originale. Il trouva le moyen de faire ce qui était nouveau, l’ossature du cheval et du cavalier de morceaux de bois assemblés soigneusement, entourés de foin et d’étoupes étroitement serrées avec des cordes, et recouverts d’une composition de terre mélangée avec un véritable ciment de pâte, de colle et de bourre de laine. Ce mode d’opérer fut regardé, et l’est encore, comme vraiment préférable à tous les autres, parce que, si un pareil ouvrage est pesant en apparence, une fois sec il devient extrêmement léger, et, si on le recouvre d’une couche de couleur blanche, il ressemble au marbre, et devient agréable à l’œil. Ajoutons qu’il offre l’avantage de ne pas se fendre, ce qui arrive généralement aux statues exécutées simplement en terre. Aujourd’hui on ne fait pas autrement les modèles de sculpture, pour le plus grand avantage des artistes, qui ont ainsi toujours l’exemplaire sous les yeux, avec ses justes mesures. Ils doivent donc être grandement reconnaissants de ce procédé à Jacopo, qui, dit-on, en est l’inventeur.

Il exécuta ensuite à Sienne deux bas-reliefs en bois de tilleul, dans lesquels il traita les figures, les barbes et les cheveux avec une patience merveilleuse. Après ces sculptures qui furent placées dans la cathédrale[4], il fit en marbre plusieurs Prophètes de petites dimensions qui sont sur la façade de la même église[5]. Il aurait sans doute continué à travailler pour cet édifice, si son protecteur. Orlando Malevolti, n’eût pas été chassé par les Siennois[6], qui étaient en proie à la peste, à la famine et aux discordes intestines.

Ayant donc quitté Sienne, il se rendit à Lucques, où il fit[7] dans l’église San Martino, pour Paolo Guinigi, seigneur de cette ville, le tombeau de sa femme[8] qui était morte peu de temps auparavant. Le soubassement en marbre, orné d’enfants qui soutiennent une guirlande, et exécutés avec une telle vérité qu’on les croirait de chair, est surmonté du sarcophage, sur lequel est couchée la statue de la morte, aux pieds de laquelle est un chien sculpté dans le même bloc, emblème de sa fidélité conjugale[9]. L’an 1429, après le départ, ou plutôt l’expulsion, de Paolo, qui rendit la liberté à la ville de Lucques, ce tombeau fut enlevé de sa place et presque entièrement ruiné, en haine de Guinigi. Cependant la beauté de la statue et de l’ornementation le préserva d’une destruction totale et, peu après, le sarcophage et la statue furent replacés avec soin, à côté de la porte de la sacristie, où on le voit encore aujourd’hui.

Jacopo ayant appris qu’à Florence l’Art des Marchands de Calimara voulait faire exécuter en bronze une des portes du temple de San Giovanni [10], dont une, déjà, avait été faite par Andrea Pisano, accourut dans cette ville, pour se faire connaître, attendu que le travail devait être alloué à celui qui, dans la composition d’un des compartiments de la porte, aurait le plus fait preuve de savoir et de talent. Il présenta non seulement un modèle, mais le compartiment lui-même, entièrement achevé et poli, qui obtint un tel succès que, si Jacopo n’avait pas eu pour concurrents Donatello et Filippo Brunelleschi, artistes excellents, auxquels à la vérité il se montra inférieur, ce travail, si important, lui aurait été adjugé. Les choses ayant tourné autrement, il se rendit à Bologne, où Giovanni Bentivoglio, qui le protégeait, décida les fabriciens de San Petronio à lui confier l’exécution, en marbre, de la porte principale de cette église[11]. Il résolut de la faire tudesque [gothique], pour rester dans le style de l’église, et remplit l’espace vide entre l’arc et les pilastres qui supportent la corniche, de petits sujets travaillés avec un soin incroyable. Il sculpta de sa main tous les feuillages et les ornements de la porte, qui lui coûta douze ans d’études et de travail. Sur les pilastres, qui soutiennent l’architrave, sur la corniche, et sur l’arc lui-même, on voit cinq histoires par pilastre, et cinq sur l’architrave, en tout quinze bas-reliefs différents, dont les sujets sont tirés de l’Ancien Testament, depuis la Création de l’homme jusqu’au Déluge. Jacopo rendit ainsi un éminent service à l’art, car depuis les anciens maîtres personne ne s’était occupé de la sculpture en bas-reliefs, plutôt entièrement perdue qu’écartée de la bonne route. Sur l’arc de la porte il fit trois statues en marbre, de grandeur naturelle et en ronde-bosse, savoir une Vierge, très belle, tenant l’Enfant Jésus, San Petronio et un autre saint, dont la disposition et les attitudes sont admirables. Après cet ouvrage, Jacopo, appelé avec instances à Lucques, s’y rendit volontiers et y fit, à San Friano, pour Federigo dit Maestro Trenta del Veglia, un bas-relief de marbre qui contient une Madone tenant son fils dans ses bras, saint Sébastien, sainte Lucie, saint Jérôme et saint Sigismond, d’un style, d’une grâce et d’un dessin remarquables. Sur la prédelle, au-dessous de chaque saint, on voit quelques traits de sa vie représentés en demi-relief. Cette œuvre est agréable à l’œil, en ce sens que Jacopo fit fuir, avec grand art, ses figures, en les plaçant sur des plans différents, et en les faisant de plus en plus petites. Il inspira de plus à ceux qui vinrent après lui l’idée de donner à leurs œuvres plus de grâce et de beauté par de nouveaux moyens, en sculptant sur deux plaques de marbre, traitées en demi-relief, pour servir de sépultures, les statues en grandeur naturelle de Federigo, donateur de l’œuvre, et de sa femme, au-dessous desquelles on voit cette inscription : Hoc opus fecit Jacobus Magistri Petri de Senis, 1422[12].

Il alla ensuite à Florence où sa grande réputation engagea les fabriciens de Santa Maria del Fiore à lui faire sculpter, en marbre, le frontispice, au-dessus de la porte de l’église qui mène à la Nunziata. Il y représenta, dans une auréole, la Madone portée au ciel par un chœur d’anges, qui chantent et jouent de divers instruments, avec le plus beau mouvement et les plus belles attitudes qu’on ait vus jusqu’alors, car il donna autant de hardiesse que de légèreté à leur vol. La Vierge est d’une grâce et d’une modestie inimaginables ; les plis des draperies sont pleins de souplesse, et laissent voir, tout en couvrant ses membres, leurs moindres mouvements. À ses pieds se tient saint Thomas qui reçoit sa ceinture. Ce travail fut terminé, en quatre ans, par Jacopo, qui était stimulé par l’exemple de Donatello, de Brunelleschi et de Ghiberti. De l’autre côté de la Vierge, et vis-à-vis de saint Thomas, il représenta un ours montant sur un poirier, idée bizarre qui fut vivement commentée, et que chacun expliquera comme il voudra[13].

Désireux de revoir sa patrie, il retourna à Sienne, où, dès son arrivée, l’occasion s’offrit pour lui de laisser un souvenir honorable dans cette ville. En effet, la Seigneurie, désireuse d’entourer d’une riche ornementation en marbre la fontaine qui recevait les eaux amenées sur la grande place par Agnolo et Agostino, en 1343, alloua cette œuvre à Jacopo[14], et lui donna deux mille deux cents écus d’or. Ayant présenté un modèle[15] et fait venir les marbres nécessaires, il y mit la main et termina son travail[16], à la grande satisfaction de ses concitoyens, qui ne l’appelèrent plus Jacopo dalla Quercia, mais bien Jacopo dalla Fonte.

Il plaça au milieu de sa composition la glorieuse Vierge Marie, protectrice de la ville, un peu plus grande que les autres figures, et autour d’elle les sept Vertus théologales, dont les têtes délicates et expressives montrent qu’il commençait à entrer dans la bonne voie, en répudiant la vieille manière des sculpteurs précédents. En outre, il y figura plusieurs sujets de l’Ancien Testament, c’est-à-dire la Création de l’Homme et de la Femme, et le Péché originel. Dans la représentation de la première femme, on voit une si belle figure, une grâce et une attitude si séduisantes dans le geste de tendre la pomme à Adam, que l’on devine qu’il ne pourra la refuser. N’oublions pas le reste de l’œuvre, orné de très beaux enfants, de lions et de louves, emblèmes de la ville, que Jacopo traita avec une rare habileté professionnelle et qu’il termina en douze ans.

On a également de sa main trois bas-reliefs en bronze[17], extrêmement beaux, de la vie de saint Jean-Baptiste, qui entourent les fonts baptismaux de l’église San Giovanni, située au-dessous du Dôme ; et quelques statuettes, en bronze comme les bas-reliefs, hautes d’une brasse et séparant les bas-reliefs, qui sont vraiment belles et dignes d’éloge. En récompense de ces travaux et pour ses qualités personnelles, Jacopo mérita d’être nommé chevalier par la Seigneurie de Sienne[18], et peu après fabricien de la cathédrale[19]. Il exerça cette charge durant trois années, et jamais la fabrique ne fut mieux dirigée. Finalement, accablé par la fatigue d’un travail continuel, il mourut à l’âge de 64 ans[20] et fut enterré honorablement ; sa mort fut un deuil universel.

Matteo[21], sculpteur lucquois, fut un de ses élèves. Il fit dans sa patrie, en 1444[22], pour Domenico Galignano, dans l’église San Martino, le petit temple octogone en marbre qui renferme l’image de la Sainte-Croix, que l’on prétend avoir été sculptée miraculeusement par Nicodème, l’un des soixante-douze disciples du Sauveur. Il laissa également un saint Sébastien en marbre, haut de trois brasses[23], dont l’attitude, le dessin et l’exécution sont vraiment remarquables. — Un autre disciple de Jacopo, Niccolo Bolognese[24] termina divinement la châsse en marbre commencée par Niccolo Pisano, et qui contient le corps de saint Dominique. Outre le profit, il en retira l’honneur d’être désormais appelé Niccolo dell’Arca. Il termina ce travail en 1460, et fit ensuite, en 1478, sur la façade du palais habité aujourd’hui par le légat, une Vierge en bronze[25], haute de quatre brasses. En somme, il fut un vaillant maître et se montra digne élève de Jacopo dalla Quercia.



  1. Pietro d'Angelo di Guarnieri, orfèvre.
  2. Quercia Grossa, à quelques milles de Sienne.
  3. Il y a ici un peu de confusion. Ubaldini, mort à Sienne en 1390. Les Siennois l'honorèrent d'un tombeau dans le Dôme, et le firent peindre, armé et à cheval, sur un tableau aujourd'hui perdu, dans la chapelle San Savino. Gian Tedesco, mort à Orvieto en 1395, et enterré dans le Dôme de Sienne. La statue équestre en bois [celle dont il s'agit] fut détruite en 1506.
  4. N’existent plus
  5. Renseignement insuffisant. Jacopo est mentionné pour la 1re fois en 1417, dans les comptes du Dôme.
  6. En 1391.
  7. Vers 1413.
  8. Ilaria, fille de Carlo, marquis del Carretto, morte le 8 décembre 1405.
  9. Il reste de ce tombeau la statue de Ilaria avec un fragment de la base, à la place indiquée par Vasari ; un autre fragment de la base est au Musée National de Florence.
  10. Concours de 1402 ; quelques inexactitudes, voir la vie de Ghiberti.
  11. Giovanni Bentivoglio fut assassiné en 1402, et ce n’est pas lui, mais l’archevêque d’Arli, légat du pape à Bologne, qui appela Jacopo dans cette ville. Le contratest du 28 mars 1425, pour le prix de 3.600 florins d’or. Les figures ne furent sculptées qu’en 1480.
  12. Cette inscription est gravée sur l’autel et non sur le bas-relief, qui est daté 1416.
  13. Existe encore, sculpture restituée à Nanni d’Antonio di Banco, qui en reçoit un paiement partiel de 20 florins, le 28 juin 1418. (Comptes du Dôme.) En 1421, Nanni est payé de ce qui lui restait dû. D’après la quittance de 1418, les deux têtes de vieillard et de jeune homme, en demi-relief, furent sculptées par Donatello qui reçut 6 florins en paiement.
  14. Le 22 janvier 1409, pour le prix de 2.000 florins d’or.
  15. Le 13 juillet 1412.
  16. Le travail terminé, Jacopo reçut 2280 florins d’or, le 20 octobre 1419. Cette fontaine, qui tombait en ruines, fut complètement restaurée, de 1858 à 1866, par Tito Sarrocchi de Sienne.
  17. On ne peut lui attribuer avec certitude, à San Giovanni, que la statuette de saint Jean, les reliefs des Prophètes et de Zaccharie.
  18. Le 1er août 1435.
  19. Le 8 février 1435.
  20. Le 20 octobre 1438 (Archives du Dôme) ; son testament est du 3 octobre. Il fut enterré dans le Dôme de Sienne.
  21. Matteo Civitali, 1435-1501.
  22. À cette date, il avait neuf ans.
  23. Actuellement dans la collection Gualandi, à Pise.
  24. Niccolo d’Antonio, né en Dalmatie, ou à Bari, mort à Bologne, le 2 mars 1496 ; chargé de terminer l’Arca de l’église San Domenico, le 20 juillet 1469. Michel-Ange y travailla également. — Sculpture en place.
  25. Erreur ; en terre cuite, existe encore.