Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/DISCOURS PRÉLIMINAIRE de la troisième partie

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 57-63).
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
de la troisième Partie




V RAIMENT les arts de l’architecture, de la peinture et de la sculpture s’accrurent considérablement du fait des excellents maîtres dont nous avons parlé jusqu’ici dans la deuxième partie de ces Vies, et qui ajoutèrent aux matériaux amassés par les premiers, la règle, l’ordre, la mesure, le dessin et la manière, sinon parfaitement en tout, du moins en s’approchant de la vérité, en sorte que les artistes de la troisième époque, dont nous parlerons maintenant, purent, grâce à ce flambeau, se hausser et s’élever à la suprême perfection que reflètent les œuvres modernes du plus haut prix et les plus renommées.

Mais pour qu’on reconnaisse encore plus clairement la qualité des améliorations qu’ont provoquées les artistes précités, il ne sera certes pas hors de propos d’énoncer en peu de paroles les cinq adjonctions que j’ai distinguées plus haut, et de rechercher succinctement d’où est provenu ce vrai bien qui rend le siècle moderne si glorieux, et le fait surpasser le siècle antique.

En architecture, la règle fut donc le mode de mensurer les ruines antiques, et de suivre le plan des édifices antiques dans les œuvres modernes. L’ordre consista à distinguer un genre de l’autre, en sorte qu’il y eut concordance entre le corps et ses membres, et que l’on ne confondit plus entre eux le dorique, l’ionique, le corinthien et le toscan. La mesure devenue universelle, tant en architecture qu’en sculpture, permit de faire les corps des figures droits et réguliers, avec les membres en concordance ; pareille chose arriva en peinture. Le dessin consista dans la plus belle imitation de la nature, dans toutes les figures aussi bien sculptées que peintes ; cette qualité provient de l’habileté de main et du jugement qui rapportent sur une surface plane tout ce que voit l’œil, et le dessinent soit sur une feuille, un panneau, ou tout autre plan, justement et à point ; la sculpture en fait autant en relief. La manière arriva ensuite à être la plus parfaite, par suite de la fréquente reproduction des choses les plus belles, et prenant de beaux exemples de mains, de têtes, de corps ou de jambes, de les juxtaposer et de faire la plus belle figure possible, en la composant de toutes ces beautés, enfin de mettre en usage cette composition pour toutes les figures à exécuter ; voilà ce que l’on appelle une belle manière[1].

Tout cela n’avait pas été fait par Giotto, ni par les artistes primitifs, bien qu’ils eussent découvert les principes de toutes ces difficultés, et qu’ils s’en fussent occupés sommairement, par exemple, pour le dessin qui était plus vrai qu’auparavant, et plus conforme à la nature, pour l’union des couleurs et la composition des figures dans les sujets, ainsi que beaucoup d’autres choses, dont on a suffisamment parlé. Quoique les artistes de la deuxième époque eussent perfectionné grandement ces arts en leur apportant toutes les choses que nous avons énoncées ci-dessus, elles n’étaient pourtant pas si réussies que l’on pût finalement par elles atteindre à l’entière perfection, parce qu’il manquait encore à la règle une certaine facilité d’en sortir, qui fût restreinte par la règle, mais qui pût exister sans provoquer de confusion et sans altérer l’ordre[2]. Celui-ci demandait une invention abondante de tous les objets, une certaine beauté continue dans la moindre chose, qui rendît manifeste cet ordre avec plus d’ornement. Dans la mesure manquait un jugement droit, d’après lequel les figures sans être mesurées eussent, dans la grandeur où elles étaient représentées, une grâce qui surpassât la mesure. Le dessin ne comportait pas tout le fini dont il est capable ; car, bien que les artistes fissent un bras rond et une jambe droite, on n’y voyait pas l’étude de la musculature, avec cette facilité gracieuse et douce qui apparaît dans le voir et le non-voir, et qu’on remarque dans la chair et les choses vivantes. Au contraire, on les faisait dures et étriquées, en sorte qu’elles étaient déplaisantes à voir, et d une manière heurtée ; celle-ci manquait de charme et de l’art de faire sveltes et gracieuses toutes les figures, particulièrement celles de femmes et d’enfants, avec des membres construits comme ceux des hommes, mais présentant des rondeurs charnues, non pas boursouflées comme dans la réahté, mais rendues avec art par le dessin aidé du jugement. Il manquait encore la foule des beaux costumes, la variété de tant d’originalités, le charme des couleurs, l’universalité dans les édifices, le lointain et la variété dans les paysages. Bien que plusieurs artistes, comme Andrea Verrocchio. Antonio del Pollaiuolo et quantité d’autres plus modernes, eussent commencé à s’efforcer de faire leurs figures plus étudiées, et que cela fût manifeste par un meilleur dessin, avec une imitation plus conforme et plus à point des choses de la nature, néanmoins ils étaient loin du but, car leurs œuvres étaient souvent l’inverse de la vérité, quoique recevant l’approbation générale, à l’imitation des antiques ; comme cela arriva à Verrocchio quand il remit des bras et des jambes en marbre au Marsyas du palais Médicis, à Florence. Il leur manquait, en effet, le fini et l’extrême perfection dans le travail des pieds, des mains, des cheveux et de la barbe, bien que l’ensemble des membres s’accordât avec l’antique et eût une certaine concordance de justesse dans les mesures. S’ils avaient eu ces minuties de fini qui sont la perfection et la fleur de l’art, ils auraient eu de plus, dans leurs œuvres, la force et la hardiesse, et il en serait résulté le charme, la délicatesse et la grâce extrême qui leur manquèrent, d’autant plus que c’est là le dernier mot de l’art et que c’est par ces qualités qu’on y parvient dans les belles figures ou sculptées ou peintes. Ils ne pouvaient pas acquérir si vite ce fini et cet absolu qui leur manquaient, parce que l’application dessèche la manière, quand c’est par l’application soutenue que l’en veut arriver aux finis voulus. Ceux qui vinrent après eux y arrivèrent, en voyant sortir de terre certains antiques, que Pline avait cités parmi les plus célèbres, tels que le Laocoon, l’Hercule et le torse colossal du Belvédère, la Vénus, la Cléopâtre, l’Apollon, et quantité d’autres. Et tous ces marbres, les uns par leur douceur, les autres par leur rudesse, avec des membres charnus, inspirés par les plus grandes beautés du corps humain, avec certaines attitudes qui, sans être contournées, se présentent avec des mouvements de certaines parties du corps et offrent une grâce exquise, tous ces antiques, disons-nous, provoquèrent la disparition de la manière sèche, dure et coupante qui avait été instituée dans cet art, après une étude excessive, par Pietro della Francesca, Lazzaro Vasari, Alesso Baldovinetti, Andrea dal Castagno Pesello, Ercole Ferrarese, Giovan Bellini, Cosimo Rosselli, l’abbé de San Clemente, Domenico del Ghirlandajo, Sandro Botticelli, Andrea Mantegna, Filippo et Luca Signorelli. Ceux-ci, en effet, en se surmenant, cherchaient à faire l’impossible dans l’art, avec des difficultés, particulièrement des raccourcis et des sujets déplaisants ; autant l’exécution en avait été difficile, autant ils étaient pénibles à voir. Quoique la majeure partie de ces œuvres fussent bien dessinées et sans erreurs, il leur manquait toutefois un souffle de vivacité qu’on n’y a jamais rencontré, et une union harmonieuse des couleurs qui commença à apparaître dans les œuvres du Francia de Bologne, et de Pietro Perugino. Leurs contemporains accoururent comme transportés à la vue de cette beauté nouvelle et plus vivante, et il leur parut certain que l’on ne pourrait jamais faire mieux. Mais leur erreur apparut ensuite manifeste, grâce aux œuvres de Léonard de Vinci, lequel, donnant naissance à la troisième manière, que nous voulons appeler la manière moderne, outre la hardiesse et la bravoure du dessin, outre la perfection avec laquelle il reproduisit jusqu’aux minuties les plus subtiles de la nature, exactement comme elles sont, grâce à une règle excellente, une meilleure ordonnance, une juste mesure, un dessin parfait et une grâce divine, ayant de plus une grande abondance de sujets, et une profonde connaissance de l’art, donna vraiment le souffle et le mouvement à ses figures. L’abondance de ses ressources n’était égalée que par la profondeur de son art. Vint après lui, mais à une certaine distance, Giorgione da Castel Franco, qui effuma ses peintures, et donna un mouvement extraordinaire à ses figures, par une certaine disposition d’ombres bien comprises. Fra Bartolommeo di San Marco ne donna pas moins de force, de relief, de douceur et de grâce de coloris à ses peintures, mais le charmant Raphaël d’Urbin les surpassa tous. Celui-ci, ayant étudié les travaux des maîtres anciens, et aussi ceux des modernes, prit à tous ce qu’ils avaient de meilleur, et par cette récolte enrichit l’art de la peinture de cette extrême perfection qu’offrirent anciennement les figures d’Apelles et de Zeuxis ; assurément nous dirions qu’il les a surpassés, si nous pouvions décrire ou montrer en parallèle les œuvres de ceux-ci. Ainsi la nature resta vaincue par son coloris. Chez lui l’invention était aussi facile que bien appropriée, ce que chacun peut apprécier en voyant ses œuvres. Elles sont semblables ci des livres, nous montrant comme par écrit les sites et les édifices, les physionomies et les costumes, aussi bien les nôtres que ceux des nations étrangères, comme il l’a voulu. De plus il eut en don la grâce des têtes, jeunes et vieilles et de femmes, réservant la modestie aux modestes, la lascivité aux lascives ; on devine les vices de ses enfants par leurs yeux et les jeux auxquels ils se livrent par leurs attitudes. De même ses draperies font des plis qui ne sont ni trop simples ni trop compliqués, mais toujours avec des formes qui les font paraître véritables. La même manière, mais plus douce de coloris et moins vigoureuse, fut suivie par Andrea del Sarto ; on put dire qu’il fut un maître rare, parce qu’on ne voit aucune erreur dans ses œuvres. On ne saurait exprimer la charmante vivacité qu’Antonio da Corregio fit éclater dans ses œuvres, effilant les cheveux de ses figures non avec la manière ténue de ses prédécesseurs, qui était pénible, tranchante et sèche, mais avec cette souplesse du poil véritable, et une si grande facilité, que les cheveux paraissaient séparés, dorés et plus beaux que des cheveux naturels, dont la couleur restait surpassée par son coloris. Francesco Mazolla, dit le Parmesan, en fit autant ; il surpassa quelquefois Antonio en grâce, en ornements et en belle manière, comme on le voit dans plusieurs de ses peintures pleines de figures riantes et telles que, si on les regarde attentivement, on croit y voir le battement du pouls, comme si son pinceau s’était plu à le rendre. Mais qui regardera les peintures de façades dues à Polidoro et à Maturino, remarquera que leurs figures font des gestes qui paraissent impossibles à rendre, et s’émerveillera de voir qu’ils ont pu, je ne dis pas exprimer avec la parole, ce qui est chose facile, mais avec le pinceau les grandioses inventions qu’ils ont mises en œuvre, avec tant de pratique et de dextérité, et qui représentent les exploits des Romains, comme ils durent se passer. Parmi les artistes qui ne vivent plus, combien n’y en a-t-il pas qui ont donné la vie à leurs figures avec les couleurs ? Je citerai le Rosso, Fra Sebastiano, Giulio Romano, Perrin del Vaga, pour ne parler que des disparus, parce qu’il ne convient pas de parler ici des vivants qui se font assez connaître par eux-mêmes. Mais le plus important à noter sur cet art est qu’ils l’ont rendu aujourd’hui si parfait et si facile pour celui qui possède le dessin, l’invention et le coloris, que, tandis qu’autrefois et jusqu’à nos maîtres actuels, on mettait six ans pour faire un tableau, aujourd’hui ces maîtres font six tableaux en un an[3]; je l’affirme indubitablement, l’ayant vu maintes fois, et en ayant fait autant. L’on voit aussi bien plus d’œuvres finies et parfaites qu’en exécutèrent autrefois les maîtres de renom. Celui qui entre les vivants et les morts porte la palme, qui surpasse et obscurcit tous les autres, est le divin Michel-Ange Buonarroti ; non seulement il tient le premier rang dans un de ces arts, mais dans les trois pris à la fois. Non seulement il a surpassé et vaincu tous ceux qui avaient déjà pour ainsi dire triomphé de la nature, mais encore les plus fameux maîtres de l’antiquité qui surpassèrent la nature même, de la manière la plus éclatante et la plus incontestable. Seul au monde, Michel-Ange est au-dessus des anciens, des modernes et de la nature ; on pourrait à peine imaginer une chose si étrange et si difficile fût-elle, qu’il n’ait pas surpassée de beaucoup, par la puissance de son divin génie, et grâce à l’industrie, au dessin, à l’art, au jugement et à la grâce dont il était abondamment doué ; non seulement en peinture, et avec les couleurs (genre qui comprend toutes les formes et tous les corps, droits ou non, palpables ou impalpables, visibles ou invisibles), mais encore dans la rotondité absolue des corps, et avec la pointe de son ciseau. D’une aussi belle plante, et si riche en fruits se sont déjà étendus tant de rameaux si éclatants, que non seulement ils ont rempH le monde d’une quantité jusqu’alors inusitée des fruits les plus savoureux qui soient, mais encore ils ont donné la plus grande expression à ces trois arts si nobles, avec une perfection si grande et si merveilleuse que l’on peut bien affirmer que ses statues, quelles que soient leurs parties, sont infiniment plus belles que les antiques. Si l’on met en parallèle les têtes, les mains, les bras et les pieds pris dans les unes et dans les autres, on reconnaît dans les siennes une base plus solide, une grâce plus conforme et une perfection plus absolue avec l’exécution de certaines difficultés, si aisée dans sa manière qu’il est impossible de jamais voir mieux. On peut en dire autant de ses peintures : si par aventure on pouvait leur opposer celles des plus fameux peintres grecs et romains, les siennes resteraient plus estimées et plus honorées, autant que ses sculptures paraissent supérieures à toutes les sculptures antiques. Mais si nous admirons tant ces maîtres si fameux qui, stimulés par des récompenses si éclatantes et tant de félicité, donnèrent naissance à leurs œuvres, combien plus devons-nous célébrer et élever jusqu’aux nues ces rares génies qui ont donné des fruits si précieux, non seulement sans en recevoir de récompenses, mais encore en vivant dans la plus misérable pauvreté ! Croyons donc et affirmons que si, dans notre siècle, ils avaient reçu leur juste récompense, ils auraient fait, sans aucun doute, des choses plus grandes et meilleures que n’en firent jamais les anciens. Mais, quand il faut lutter plus contre la faim que contre la renommée, le génie malheureux reste effacé et ne se fait pas connaître (par la faute et à la grande honte de ceux qui pourraient l’ aider et qui n’en ont souci) ! Restons-en là sur ce sujet, car il est temps désormais de revenir aux Vies, et de traiter distinctement de tous ceux qui ont produit des œuvres renommées dans cette troisième manière ; elle prit naissance avec Léonard de Vinci, par lequel nous allons commencer.


  1. Toutes ces définitions manquent de clarté. La traduction littérale de ce passage, telle qu’on s’est efforcé de la faire, ne rend certainement pas l’idée de l’auteur.
  2. Ibid.
  3. On peut se demander si ce fut réellement un progrès.