Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Léonard de VINCI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 65-78).
Léonard de VINCI
Peintre et sculpteur florentin, né en 1452, mort en 1519



O n voit l’influence céleste faire pleuvoir les dons les plus précieux sur certains hommes, souvent avec régularité et quelquefois d’une manière surnaturelle ; on la voit réunir sans mesure en un même être la beauté, la grâce, le talent et porter chacune de ces qualités à une telle perfection que, de quelque côté que se tourne ce privilégié, chacune de ses actions est tellement divine que, distançant tous les autres hommes, ses qualités apparaissent, ce qu’elles sont en réalité, comme accordées par Dieu et non acquises par l’industrie humaine. C’est ce que l’on a pu voir dans Léonard de Vinci, qui réunissait à une beauté physique au-dessus de tout éloge une grâce infinie dans tous ses actes ; quant à son talent, il était tel que, n’importe quelle difficulté se présentant à son esprit, il la résolvait sans effort. Chez lui, la dextérité s’alliait à une force très grande ; chez lui l’esprit et le courage avaient quelque chose de royal et de magnanime. Enfin sa réputation grandit tellement que, répandue partout de son vivant, elle s’étendit encore davantage après sa mort. Vraiment admirable et céleste fut Léonard[1], fils de Ser Piero da Vinci ; il se serait avancé très loin dans l’érudition et les principes des lettres, s’il n’avait été si variable et si changeant. Car il se mit à apprendre beaucoup de choses, et, à peine commencées, il les abandonnait. Ainsi, dans l’arithmétique, qu’il apprit en peu de mois, il fit tant d’acquit que, soulevant continuellement des doutes et des difficultés, bien souvent il embarrassait le maître qui l’enseignait. Il cultiva un peu la musique, et aussitôt se décida à apprendre à jouer de la lyre, en homme qui avait naturellement l’esprit très élevé et plein de facilité, de manière qu’il chantait divinement en improvisant et en s’accompagnant sur cet instrument. Cependant, tout en s’occupant ainsi à des choses variées, il ne cessa jamais de dessiner et de modeler, ce qui plaisait plus qu’autre chose à sa fantaisie. Ser Piero voyant cela et considérant l’élévation de cet esprit, prit un jour quelques-uns de ses dessins, les porta à Andrea del Verrocchio, son intime ami, et le pria instamment de lui dire si Léonard, s’appliquant au dessin, pourrait en tirer parti. Andrea fut stupéfait de voir ces commencements prodigieux et engagea Ser Piero à le faire étudier. Celui-ci tomba d’accord avec son fils de l’envoyer à l’atelier d’Andrea[2], ce que Léonard fit bien volontiers et non seulement il s’attacha à un art, mais à tous ceux où le dessin intervenait. Ayant un esprit si divin et merveilleux et étant très bon géomètre, il s’occupa de sculpture, faisant en terre, dans sa jeunesse, quelques têtes de femmes qui rient, et, pareillement, des têtes d’enfants qui semblent sorties de la main d’un maître. En architecture, il fit de nombreux dessins, tant en plan qu’en élévation, et il fut le premier, étant encore jeune, qui parla de se servir des eaux de l’Arno pour en faire un canal de Pise à Florence. Il fit des dessins de moulins, de foulons et de machines se mouvant par la seule force de l’eau ; mais, comme sa vocation voulait qu’il fût peintre, il s’appliqua énormément à travailler d’après nature et parfois à faire des maquettes en terre sur lesquelles il plaçait des chiffons mouillés et enduits de terre. Il s’évertuait ensuite à les copier patiemment sur des toiles de Reims très fines ou des toiles de lin préparées, en les coloriant en noir et en blanc avec la pointe du pinceau, ce qui était merveilleux à voir, de même qu’il dessina sur le papier avec tant de soin et de perfection que personne ne pouvait l’égaler dans la finesse du rendu.

Dans cet esprit si bien doué de Dieu, il y avait une telle puissance de démonstration, d’accord avec l’intelligence et la mémoire, et ses mains savaient si bien rendre, par le dessin, le concept de ses idées, qu’il l’emportait par ses raisonnements et que ses discours confondaient l’esprit le plus hardi. Il composait continuellement des modèles et des dessins pour aplanir facilement des montagnes, les percer afin d’unir deux plaines, puis soulever, au moyen de vis, de leviers et de cabestans, des poids énormes ; il inventait également des moyens de curer un port, des pompes pour faire monter l’eau. Enfin, sa tête était en travail continuel, et, de tous ces projets, il est résulté un grand nombre de dessins qui sont épars çà et là, entre les mains des artistes. Il perdit son temps jusqu’à dessiner des entrelacs de cordes[3], disposés de façon à remplir un cercle : il en existe un très beau et très difficile, gravé, avec cette inscription au milieu : Leonardus Vinci Accademia[4].

Parmi ces modèles et dessins, il y en avait un au moyen duquel il démontra plusieurs fois à des citoyens de mérite, qui gouvernaient alors Florence, qu’il soulèverait le temple de San Giovanni et l’exhausserait sur des degrés sans le détruire. Il avait de fort bonnes raisons pour persuader que cela paraissait possible, bien que chacun, une fois qu’il était parti, reconnût en soi-même l’impossibilité d’une semblable entreprise.

Sa conversation était si agréable, qu’il attirait à lui les cœurs des gens. Ne possédant pour ainsi dire aucune fortune et peu assidu au travail, il eut toujours des domestiques, des chevaux qu’il aimait par dessus tout et toutes sortes d’animaux qu’il gouvernait avec une patience et un amour infinis. Souvent, en passant par les lieux où l’on vendait des oiseaux, il en sortait lui-même de la cage, les payait le prix demandé et les laissait s’envoler, leur rendant la liberté perdue. La nature voulut le combler de tant de faveurs qu’en toute chose où il appliqua sa pensée et son esprit il montra tant de divinité dans ses œuvres qu’il n’eut pas d’égal pour leur donner vivacité, bontés grâce et beauté. On se rend bien compte que cette grande intelligence de l’art fut précisément cause que Léonard, qui commença beaucoup de choses, n’en finit aucune. Il lui semblait que sa main ne pourrait jamais atteindre la perfection de l’art, qu’il voyait dans ses œuvres par la pensée, d’autant plus que son imagination créait des difficultés extrêmes et des finesses merveilleuses, que ses mains, tant habiles qu’elles fussent, n’auraient jamais pu exprimer. Ses idées capricieuses le poussèrent à étudier la philosophie des choses naturelles, à rechercher la propriété des plantes et à observer le mouvement du soleil, de la lune et des astres.

Étudiant les arts du dessin, dans sa jeunesse, avec Andrea del Verrocchio, comme nous l’avons déjà dit, grâce à Ser Piero, et Andrea exécutant un tableau du Baptême du Christ[5], Léonard peignit un ange tenant des vêtements, et, bien qu’il fût très jeune, il le fit infiniment supérieur aux figures peintes par Andrea, ce qui fut cause que celui-ci ne voulut plus jamais toucher aux couleurs, désespéré de voir qu’un enfant en savait plus que lui.

On donna à faire à Léonard un carton d’après lequel on devait exécuter en Flandre une portière tissée d’or et de soie, destinée au roi de Portugal ; ce carton représentait Adam et Eve dans le paradis terrestre, au moment de leur désobéissance. Léonard dessina au pinceau, en clair-obscur rehaussé de céruse, un pré aux herbes innombrables avec quelques animaux, tels qu’en vérité on peut dire que, pour la précision et la vérité aucun esprit, fût-il divin, n’aurait pu les faire aussi ressemblants. On y voit le figuier dont les feuilles et les branches sont exécutées avec un tel amour que l’esprit a peine à penser qu’un homme puisse avoir tant de patience. Il y a également un palmier où les courbures des palmes sont rendues avec un si grand art, que, seuls, la patience et le talent de Léonard pouvaient y parvenir. L’ouvrage ne fut d’ailleurs pas exécuté et le carton est aujourd’hui à Florence, dans la maison fortunée du magnifique Ottaviano de’ Medici, auquel il a été donné, il y a peu de temps, par l’oncle de Léonard[6].

On raconte que Ser Piero da Vinci, se trouvant à la campagne, fut prié familièrement par un paysan à son service de faire peindre à Florence une rondache qu’il avait faite du bois d’un figuier coupé sur sa terre ; il y consentit volontiers, cet homme étant très habile à prendre des oiseaux et des poissons, et Ser Piero se servant beaucoup de lui à cet effet. Ayant donc fait porter cette rondache à Florence, sans autrement dire à Léonard d’où elle venait, il le chargea d’y peindre quelque chose. Léonard la prit un jour, et, voyant qu’elle était tordue et grossièrement travaillée, il la redressa au feu et la donna à un tourneur pour la dégrossir et la polir. Après l’avoir ensuite enduite de plâtre et arrangée à sa guise, il se mit à réfléchir au sujet qu’il pourrait y représenter et qui fût de nature à épouvanter ceux qui attaqueraient le possesseur de cette arme, à la façon de la Méduse des anciens. Dans ce but il rassembla, en une chambre où lui seul entrait, des lézards, des grillons, des serpents, des papillons, des sauterelles, des chauves-souris et autres espèces d’animaux étranges. En les mélangeant, il en tira un monstre horrible et effroyable, dont le souffle empoisonnait et remplissait l’air de flammes ; sortant d’un rocher sombre et brisé, il répandait un noir venin de sa gueule ouverte ; ses yeux lançaient du feu, ses narines de la fumée. Léonard souffrit beaucoup, pendant ce travail, de l’odeur que répandaient tous ces animaux morts, mais il la supporta à cause du grand amour qu’il portait à l’art. L’œuvre achevée, comme ni son père ni le paysan ne la , réclamaient, Léonard avertit le paysan de la faire prendre. Ser Piero se rendit donc un matin dans la pièce occupée par son fils, et, ayant frappé à la porte, Léonard lui ouvrit en le priant d’attendre un peu ; puis, étant rentré, il plaça la rondache dans son jour, sur le chevalet, et arrangea la fenêtre de façon que la lumière tombât sur la peinture en rayons éblouissants ; enfin il fit entrer son père pour la voir. Ser Piero, au premier aspect ne s’y attendant pas, éprouva comme une commotion, ne pensant pas que ce n’était là qu’une rondache et moins encore que ce qu’il voyait fût une peinture. Il recula d’un pas, mais Léonard le retint et lui dit : « Mon père, cet ouvrage produit l’effet que j’en attendais ; prenez-le donc et emportez-le. » Ser Piero fut émerveillé et loua hautement l’étrange raisonnement de son fils. Il acheta secrètement chez un mercier une autre rondache, ornée d’un cœur percé d’une flèche, et la donna au paysan qui en conserva toute sa vie de la reconnaissance. Ensuite, il vendit secrètement la rondache de Léonard cent ducats à certains marchands qui ne tardèrent pas à la revendre trois cents au duc de Milan[7].

Léonard fit ensuite une Vierge très belle sur un tableau qui a appartenu au pape Clément VII[8]. Entre autres choses qui y sont représentées, on y voit une carafe d’eau contenant quelques fleurs qui, outre la vivacité des couleurs, sont admirables par la rosée qui les recouvre, en sorte qu’elles paraissent plus naturelles que la nature même. Il dessina aussi sur une feuille de papier, pour Antonio Segni, son ami intime, un Neptune. On y voyait la mer en ébullition, le char traîné par des chevaux marins, avec des animaux fantastiques, des orques, des vents et quelques têtes de dieux marins très belles. Il lui prit fantaisie de peindre à l’huile une tête de Méduse[9]; des serpents qui se nouent et s’entrelacent forment sa chevelure, invention la plus bizarre et la plus étrange qu’on puisse imaginer. Comme il fallait beaucoup de temps pour mener cette tête à fin, il la laissa inachevée, ainsi qu’il faisait presque toujours. On la trouve dans la précieuse collection du duc Cosme, qui possède également un ange levant un bras en l’air, qui est représenté en raccourci de l’épaule au coude et venant en avant, et tenant l’autre sur sa poitrine. Il y a lieu de remarquer que ce grand esprit, qui avait le désir de donner un grand relief aux objets qu’il représentait, cherchait à rendre, dans ses fonds, les parties les plus profondes plus sombres encore que le noir, afin de donner plus d’éclat aux parties éclairées. Mais cette manière de foncer les teintes faisait qu’il ne lui restait aucune partie claire et que ses œuvres paraissent plutôt rendre des effets de nuit qu’une lumière particulière du jour. Voilà où il en arrivait en cherchant un plus grand relief pour atteindre le fini et la perfection de l’art.

Quand il voyait des têtes bizarres ou quand il rencontrait quelque homme portant la barbe ou les cheveux comme un sauvage, il se serait volontiers pris à le suivre un jour entier, et il se le mettait si bien dans la tête que, de retour à la maison, il le reproduisait comme s’il l’eût présent devant lui ; il fit ainsi de nombreuses études de têtes d’hommes ou de femmes.

Il commença un tableau de l’Adoration des Mages[10], où il y a de grandes beautés, surtout dans les têtes ; ce tableau inachevé comme ses autres œuvres, est dans la maison d’Amerigo Benci, en face de la loggia des Peruzzi.

Il arriva que, Giovan Galeazzo, duc de Milan, étant mort et Lodovico Sforza l’ayant remplacé l’an 1494, Léonard fut amené à Milan[11], précédé de son immense réputation, et présenté, pour jouer de la lyre, au duc qui appréciait beaucoup cet instrument. Il apporta une lyre qu’il avait façonnée lui-même presque entièrement en argent et ayant la forme d’un crâne de cheval, forme bizarre et nouvelle qui donnait un son plus vibrant et plus harmonieux. Aussi l’emporta-t-il sur tous les musiciens qui étaient accourus ; il se montra, en outre, le meilleur improvisateur de son temps. Le duc, séduit encore par l’admirable conversation de Léonard, s’éprit de son talent à un point inimaginable. À sa demande, celui-ci peignit un tableau d’autel représentant la Nativité du Christ[12], qui fut envoyé par le duc à l’empereur. Il fit encore à Milan, dans le couvent des dominicains, à Santa Maria delle Grazie, une Cène, œuvre merveilleuse et admirable[13] ; il donna aux têtes des Apôtres tant de noblesse et de majesté, qu’il laissa inachevée celle du Christ, ne pensant pas pouvoir lui donner cette divine beauté que doit refléter l’image du Christ[14]. Cette œuvre, restant ainsi pour finie, est toujours tenue par les Milanais en grande vénération, et de même par les étrangers. Remarquons que Léonard imagina et réussit à rendre la curiosité des Apôtres qui veulent savoir lequel d’entre eux trahira leur maître. Tous les visages expriment l’amour, le trouble, l’indignation et aussi la douleur de ne pas comprendre l’entière pensée du Christ ; par contraste, on reconnaît l’obstination, la haine et la trahison dans la figure de Judas. La moindre chose dans cet ouvrage est rendu avec un soin incroyable jusqu’à la nappe dont le tissu est peint d’une telle manière que la réalité ne serait pas mieux. On raconte que le prieur du couvent sollicitait Léonard avec beaucoup d’importunité, pour qu’il achevât l’œuvre ; il lui paraissait étrange de voir Léonard rester parfois une demi-journée comme perdu dans la contemplation, et il aurait voulu que, pareil aux manœuvres qui piochaient dans son jardin, il n’eût jamais arrêté son pinceau. Bien plus, il alla se plaindre au duc et fit tant que celui-ci se vit forcé de faire appeler le peintre ; Lodovico s’y prit très adroitement pour le presser de terminer, lui faisant comprendre que la véritable raison était l’importunité du prieur. Léonard, connaissant la pénétration et le tact du prince, voulut discourir longuement de la question avec lui (chose qu’il n’avait jamais faite avec le prieur) ; il parla tout au long des conditions de l’art, et lui fit comprendre que parfois les esprits supérieurs, moins ils paraissent travailler et plus ils font de besogne, car ils cherchent dans leur tête les compositions, et se forment ces idées parfaites que leur main vient ensuite exprimer et rendre, d’après les conceptions de leur esprit. Il ajouta qu’il ne lui restait plus que deux têtes à faire : celle du Christ, qu’il renonçait à chercher sur terre, et dont son imagination était impuissante à concevoir la beauté et la grâce célestes, telles que devraient être celles de la divinité incarnée. La seconde tête qui manquait était celle de Judas ; elle ne l’embarrassait pas moins, car il ne pouvait se figurer un visage capable d’exprimer la bassesse de celui qui, après tant de bienfaits reçus, s’était résolu à trahir son maître et le créateur du monde. Il promit néanmoins de le chercher, mais que, s’il ne trouvait pas mieux, il ne manquerait pas de prendre pour modèle le prieur lui-même, si indiscret et si importun. Ce dernier trait fit singulièrement rire le duc, et il donna mille fois raison à l’artiste : aussi le pauvre prieur, confus, s’occupa-t-il de surveiller les travaux de son jardin, et laissa-t-il en repos Léonard, qui acheva avec bonheur la tête de Judas, type achevé de la trahison et de l’inhumanité. Celle du Christ resta inachevée, comme nous l’avons déjà dit. Cette peinture, unique pour la noblesse de la composition et le fini incomparable du travail, donna l’envie au roi de France[15] de la faire transporter dans son royaume. Il chercha, par tous les moyens, des architectes qui pussent l’armer de traverses de bois et de fer, pour que le transport s’effectuât sans danger ; son désir était tel qu’il n’aurait regardé à aucune dépense. Mais la peinture tenait au mur ; sa majesté emporta son admiration et son désir, et laissa le chef-d’œuvre aux Milanais.

Tandis que Léonard travaillait à la Cène, à l’autre bout du réfectoire où se trouvait une Passion dans le style ancien[16], il y peignit les portraits du duc Lodovico et de Maximilien, son fils aîné, d’un côté ; de la duchesse Béatrice et de Francesco, son second fils, de l’autre côté. Ceux-ci furent tous deux ducs de Milan. Tous ces portraits sont merveilleux.

Dans le même temps, il proposa au duc de faire un cheval de bronze d’une grandeur extraordinaire, destiné à recevoir la statue du duc[17]. Il le commença dans une telle dimension qu’il ne put jamais l’achever, et comme le génie est souvent en butte aux faux jugements et à la méchanceté, certains prétendirent que Léonard, comme pour ses autres œuvres, l’avait commencé et ne voulait pas le finir, attendu que le couler d’un seul jet aurait été d’une difficulté incroyable. Et l’on peut croire que beaucoup ont porté ce jugement par expérience de ses œuvres, car beaucoup d’entre elles sont restées inachevées. Mais, en vérité, on peut croire que la grandeur et l’excellence de son âme firent qu’il avait visé trop haut, et que le fait de vouloir toujours chercher plus d’excellence et de perfection fut la véritable raison de la non réussite ; en sorte que l’œuvre fut retardée par le désir, comme l’a dit Pétrarque. Ceux qui ont vu le grand modèle qu’il exécuta en terre assurent n’avoir jamais vu œuvre plus belle, ni plus superbe ; elle resta en place, à Milan, jusqu’à l’arrivée des Français, avec Louis XII, qui la mirent entièrement en pièces[18]. On a perdu également un petit modèle, en cire, fort vanté, ainsi qu’un livre sur l’anatomie du cheval, qu’il avait écrit pour ses études. Il se livra ensuite, mais avec plus d’ardeur, à l’étude de l’anatomie humaine, travaillant de concert avec Messer Marcantonio della Torre, qui professait alors à Pavie, et qui se servit beaucoup du génie, de la science et de la main de Léonard. Celui-ci fit un livre dont les figures sont dessinées à la sanguine avec des hachures à la plume ; il écorcha des corps, de sa propre main, et les reproduisit avec grand soin. Il dessina d’abord tous les os, puis y adjoignit les nerfs, dans leur ordre, et les recouvrit de muscles, les premiers attachés aux os, les seconds qui forment la masse des tissus, les troisièmes qui donnent le mouvement. Chacune de ces figures est accompagnée de notes succinctes, écrites à rebours et de la main gauche, de façon que celui qui n’en a pas l’habitude n’en peut rien déchiffrer sans l’aide d’un miroir.

De ces dessins d’anatomie humaine, il y en a une grande partie entre les mains de Messer Francesco da Melzo, gentilhomme milanais, qui, du temps de Léonard, était un bel enfant, très aimé de lui, et qui maintenant est un noble et beau vieillard. Il les considéra comme de chères reliques de son ami, ainsi qu’un portrait de cet homme d’heureuse mémoire. Il paraît presque impossible à qui lit ces écrits que ce divin esprit ait parlé, avec tant de profondeur et de raison, d’art, d’anatomie et de toutes choses. Il y a encore, entre les mains d’un peintre milanais, quelques traités de Léonard, également en caractères tracés de la main gauche et à rebours, qui traitent de la peinture, des secrets du coloris et des règles du dessin[19].

Pour revenir aux autres œuvres de Léonard, à cette époque, le roi de France vint à Milan ; Léonard, prié de lui faire quelque chose d’original, fabriqua un lion qui marchait quelques pas, puis s’ouvrait la poitrine qu’il montrait pleine de lis.

Il prit à Milan pour élève un jeune Milanais, nommé Salai, qu’il aima beaucoup, à cause de sa beauté parfaite, de sa grâce, et de ses longs cheveux ondoyants et bouclés. Il lui enseigna beaucoup de choses de l’art, et certains ouvrages, qu’à Milan on dit être de Salai, ont été retouchés par Léonard.

Il retourna à Florence[20], où il trouva que les frères des Servi avaient alloué à Filippino le tableau du maître-autel de la Nunziata, au sujet de quoi Léonard dit qu’il l’aurait fait volontiers. Filippino l’ayant appris, en gentille personne qu’il était, y renonça, et les frères, pour que Léonard exécutât leur tableau, le prirent chez eux, se chargeant de son entretien, ainsi que de toute sa famille ; il les tint en haleine longtemps, mais il ne commença rien. Finalement, il fit un carton représentant la Vierge, sainte Anne et le Christ[21]; non seulement ce carton combla d’admiration tous les artistes, mais, une fois terminé, il fut exposé pendant deux jours à la curiosité de tous, hommes, femmes, enfants et vieillards, qui y allèrent à l’envi, comme ils font aux fêtes solennelles. Tout ce peuple fut plongé dans l’admiration, car on voyait sur le visage de la Vierge cette simplicité, cette beauté et cette grâce qui caractérisent la Mère du Christ, ainsi que la modestie et l’humilité virginales mêlées de joie à la vue du bel enfant qu’elle tient avec tendresse sur ses genoux ; son regard s’arrête, en même temps, avec douceur sur le petit saint Jean jouant avec un agneau, tandis que sainte Anne exprime par un sourire la joie profonde qu’elle éprouve en voyant sa pescendance terrestre associée à la gloire céleste : toutes considérations qui, comme on sait, rentraient tout particulièrement dans la nature du talent de Léonard. Ce carton, comme il sera dit après, prit le chemin de la France. Il fit le portrait de la Ginevra d’Amerigo Benci[22], admirable chose pour laquelle il abandonna le travail des frères, qui le rendirent à Filippino ; mais celui-ci, surpris par la mort, ne put, lui non plus, le mener à fin[23]. Il accepta également de faire, pour Franscesco del Giocondo, le portrait de Mona Lisa sa femme[24], et après y avoir travaillé quatre ans, il le laissa inachevé ; ce tableau est actuellement auprès du roi François de France, à Fontainebleau. Qui veut savoir à quel point l’art peut imiter la nature, peut s’en rendre compte facilement en examinant cette tête, où Léonard a représenté les moindres détails avec une extrême finesse. Les yeux ont ce brillant, cette humidité que l’on observe pendant la vie ; ils sont cernés de teintes rougeâtres et plombées, qu’on ne peut rendre qu’avec la plus grande finesse ; les cils qui les bordent sont exécutés avec une extrême délicatesse. Les sourcils, leur insertion dans la chair, leur épaisseur plus ou moins prononcée, leur courbure suivant les pores de la peau, ne sauraient être rendus d’une manière plus naturelle. Le nez, avec ses belles ouvertures roses et délicates, est vraiment celui d’une personne vivante. La bouche, sa fente, ses extrémités, qui se lient par le vermillon des lèvres à l’incarnat du visage, ce n’est plus de la couleur, c’est vraiment de la chair. Au creux de la gorge, un observateur attentif surprendrait le battement de l’artère ; enfin, il faut avouer que cette figure est d’une exécution à faire trembler et reculer l’artiste le plus habile du monde qui voudrait l’imiter. Il employa encore le moyen suivant. Comme Madonna Lisa était très belle, pendant qu’il la peignait, il eut toujours près d’elle des chanteurs, des musiciens et des bouffons, afin de la tenir dans une douce gaieté, et d’éviter cet aspect d’affaissement et de mélancolie presque inévitable dans les portraits. Dans celui-ci, il y a un sourire si attrayant, que c’est une chose plus divine qu’humaine à regarder, et qu’on l’a toujours tenu pour une merveille qui n’est pas inférieure au modèle.

La perfection des ouvrages de cet artiste surhumain avait tellement accru sa renommée que tous ceux qui aimaient l’art, autrement dit la ville entière, désiraient qu’il laissât quelque souvenir à son pays et demandaient qu’il fût chargé d’un travail grand et notable, qui ornât et honorât la ville, pour la faire profiter de la somme de génie, de grâce et de jugement que l’on reconnaissait dans les œuvres de Léonard. La grande salle du Conseil venant d’être rapidement terminée d’après ses propres plans et ceux de Giuliano San Gallo, Simone Pollaiuoli dit le Cronaca, Michel-Ange Buonarroti et Baccio d’Agnolo, il fut convenu entre les gonfaloniers et les principaux citoyens, et ordonné par un décret public, qu’on donnerait à Léonard une belle œuvre à peindre, et ce fut Piero Soderini, alors gonfalonier de la justice, qui lui fit allouer la salle en question[25]. Léonard, voulant s’exécuter, commença son carton dans la salle du pape, à côté de Santa Maria Novella, et prit pour sujet la défaite de Niccolo Piccinino, capitaine du duc Filippo de Milan ; c’est un groupe de cavaliers se disputant un drapeau, composition digne d’un grand maître à cause des admirables considérations dont il remplit cette défaite. On y remarque la rage, la colère et la vengeance qui animent les hommes et les chevaux, parmi lesquels deux, ayant leurs jambes de devant entrelacées, se font autant de mal l’un à l’autre avec leurs dents, que les cavaliers qui se disputent le drapeau. Le soldat qui porte le drapeau, les épaules en avant, tandis qu’il presse son cheval pour s’enfuir, tourne son corps, en se cramponnant à la hampe du drapeau qu’il espère arracher brusquement aux quatre cavaliers qui l’ont saisie à la fois. Les deux qui défendent le drapeau, le tenant d’une main, cherchent avec l’autre à couper la hampe, tandis qu’un vieux soldat, coiffé d’un béret rouge, tient en criant la hampe d’une main et de l’autre, levant un sabre, cherche à abattre les poignets de ceux qui, dans une attitude terrible et grinçant des dents, retiennent ce drapeau tant disputé. À terre, sous les jambes des chevaux, deux hommes, figurés en raccourci, luttent ensemble. Celui qui a l’avantage cherche à égorger avec son poignard l’autre qui, résistant des bras et des jambes, s’efforce d’éviter la mort. On ne saurait exprimer la variété que Léonard mit dans les vêtements des soldats, les cimiers et les ornements, et l’étonnante maîtrise qu’il montra dans les formes et les lignes des chevaux, dont il rendit la musculature et la beauté mieux qu’aucun autre maître. On dit que, pour dessiner ce carton, il inventa une machine fort ingénieuse, s’élevant lorsqu’on la rétrécissait, et s’abaissant quand on l’élargissait. Voulant ensuite reproduire à l’huile son carton sur le mur, il composa une mixture si épaisse pour coller sur le mur, qu’elle vint à couler pendant qu’il peignait, en sorte qu’au bout de peu de temps il abandonna le travail, voyant se gâter ce qu’il avait commencé.

Léonard avait l’esprit très large, et il était très généreux dans toutes ses actions. On raconte qu’étant allé à la banque pour recevoir la provision que le gonfalonier Piero Soderini lui faisait chaque mois[26], le caissier voulut lui donner des sacs pleins de quatrini, comme qui dirait des liards. Il ne voulut pas les prendre et dit au caissier : « Je ne suis pas un peintre à quatrini. » Puis, ayant appris que Piero Soderini murmurait contre lui, il rassembla, avec l’aide de ses amis, toute la somme qu’il avait reçue, et la renvoya à Soderini qui, à la vérité, ne voulut pas l’accepter.

Il alla à Rome avec le duc Giuliano de’ Medici, quand fut élu pape Léon[27] qui avait beaucoup de goût pour les choses philosophiques, en particulier pour l’alchimie. Pendant le voyage, Léonard ayant composé une pâte de cire, en fit des animaux très légers, qu’il faisait s’envoler en soufflant dedans ; mais ils tombaient quand l’air qui les soutenait venait à leur manquer.

Un vigneron du Belvédère ayant trouvé un lézard très singulier, Léonard s’en empara et fabriqua, avec des écailles arrachées à d’autres lézards, des ailes qu’il lui mit sur le dos et qui frémissaient à chaque mouvement de l’animal, à cause du vif argent qu’elles contenaient. Il lui ajusta en outre de gros yeux, des cornes et de la barbe, et l’ayant apprivoisé, il le portait dans une boîte d’où il le faisait sortir pour effrayer ses amis. Il se livra à toutes sortes de folies semblables, s’appliqua à connaître l’effet des miroirs, et fit d’étranges essais pour trouver des huiles et des vernis propres à conserver la peinture. Dans ce temps-là, il peignit, avec infiniment d’art et de soin, un petit tableau représentant la Vierge tenant l’Enfant Jésus, pour Messer Baldassare Turini da Pescia, dataire de Léon X. Mais, soit par la faute de celui qui le plâtra, soit par suite de ses compositions étranges d’enduits et de couleurs, ce tableau est aujourd’hui à demi ruiné. Sur un autre petit tableau, il représenta un petit enfant merveilleusement beau et gracieux[28]. On raconte que le pape lui ayant commandé un tableau, il se mit tout d’abord à distiller des huiles et des plantes pour faire le vernis, ce qui fit dire au pape : « Hélas ! cet homme ne fera rien, puisqu’il pense à la fin de son ouvrage avant de l’avoir commencé ! » Il y avait une grande inimitié entre Léonard et Michel-Ange Buonarroti. Quand Michel-Ange partit de Florence, avec l’agrément du duc Giuliano, étant appelé par le pape au sujet de la façade de San Lorenzo, Léonard, l’apprenant, quitta également Florence, et s’en alla en France[29], dont le roi, possédant quelques-unes de ses œuvres, l’estimait chèrement[30], et désirait qu’il peignit son carton de la Sainte-Anne[31]. Mais, suivant sa coutume, il l’amusa longtemps par de belles paroles. Finalement, devenu vieux, il resta de longs mois malade[32], et, se voyant près de la mort, il voulut s’informer avec soin des choses de notre bonne et sainte religion chrétienne et catholique ; s’étant confessé et repenti avec forces larmes, quoiqu’il ne pût plus se tenir debout, soutenu dans les bras de ses amis et serviteurs, il voulut dévotement recevoir le Très Saint-Sacrement hors de son lit. Le roi qui le visitait souvent de la façon la plus amicale, survint sur ces entrefaites[33]; par respect, Léonard se dressa sur son lit, lui exposant la nature et les vicissitudes de sa maladie, et montrant en outre combien il avait offensé Dieu et les hommes en n’ayant pas fait de son art l’usage qu’il convenait. Il lui prit à ce moment un spasme avant-coureur de la mort ; le roi se leva et lui prit la tête pour l’aider et pour lui témoigner sa faveur, afin de soulager ses souffrances ; mais ce divin esprit, reconnaissant ne jamais pouvoir recevoir d’honneur plus grand, expira dans les bras du roi, à l’âge de soixante-quinze ans[34].

Sa perte fut profondément sentie par tous ceux qui l’avaient connu ; car personne plus que lui n’avait fait honneur à la peinture. La vue de son éclatante beauté rassérénait les plus tristes, son parler persuadait les esprits les plus rebelles. Sa force domptait les colères les plus violentes ; il ployait dans sa main droite[35] comme une lame de plomb le fer d’un cheval ou le battant d’une cloche. Il était libéral à ce point qu’il accueillait et nourrissait tout homme, pauvre ou riche, pourvu qu’il eût du mérite et de la vertu. Il ornait et honorait par le moindre de ses actes la chambre la plus sale et la plus délabrée. Vraiment sa naissance fut un grand bienfait pour Florence et sa mort une perte irréparable.

Dans l’art de la peinture, il ajouta au coloris à l’huile un certain clair-obscur, au moyen duquel les peintres modernes ont donné beaucoup de force et de relief à leurs figures. Il fit ses preuves de statuaire dans les trois figures de bronze qui sont sur la porte septentrionale de San Giovanni, qu’on doit à Gio Francesco Rustici, mais exécutées sous la direction de Léonard. Elles sont de la plus belle fonte et du plus beau dessin qu’on ait encore vus dans les temps modernes[36]. Nous lui devons la connaissance de l’anatomie chevaline, et d’une anatomie humaine plus parfaite, en sorte que, pour toutes ses œuvres divines, bien qu’il ait plus parlé que produit, sa renommée ne s’éteindra jamais.



  1. Fils naturel de Ser Piero da Vinci et d’une nommée Catherina, qui épousa ensuite un paysan de Vinci, petit village près d’Empoli. Ser Piero se maria quatre fois et eut neuf fils légitimes. Il mourut le 9 juillet 1504.
  2. Il y était encore en 1476 Léonard est inscrit au Livre rouge des Peintres en 1472.
  3. On en voit plusieurs à la Bibliothèque Amboisienne. Ils furent gravés sur bois par Albert Durer.
  4. Lire : Leonardi Vinci Academia.
  5. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts à Florence.
  6. Ce carton est perdu.
  7. La Méduse est perdue.
  8. Il en existe une copie au palais Borghèse, à Rome.
  9. C’est peut-être celle du Musée des Offices.
  10. Commandé en mars 1481, pour 300 florins d’or, par les moines de San Donato a Scopeto. Actuellement aux Offices. Le dessin original est au Louvre.
  11. Il y était déjà en 1483.
  12. Tableau perdu.
  13. Probablement entre 1495 et 1498. Existe encore en très mauvais état. Vasari, qui l’a vue, déclare qu’elle tombait en ruine déjà de son temps.
  14. Le dessin de la tête du Christ est au Musée de Brera.
  15. François Ier, qui entra à Milan le 16 octobre 1515.
  16. Peinte à la fresque par Montorfano en 1495 ; existe encore, tandis que les portraits peints à l’huile par Léonard n’existent plus.
  17. Francesco Sforza, père de Ludovico, et mort en 1466. Il en reste plusieurs dessins.
  18. Ce fait n’a jamais été prouvé.
  19. C’est le fameux Traité de la Peinture, imprimé à Paris pour la première fois en 1651.
  20. En 1499, après la chute de Lodovico.
  21. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts de Londres.
  22. Peinture perdue.
  23. II fut terminé par Pietro Perugino.
  24. Actuellement au Louvre, peint vers 1500 ; payé par François Ier 4.000 écus d’or. Volé en juillet 1911 ; non encore retrouvé.
  25. Probablement en octobre 1503 ; le 24 du mois la commune lui fait ouvrir la salle du pape. Le carton fut exposé en 1505. Il est perdu, et il n’en reste qu’un dessin fait par Rubens et conservé au Musée du Louvre.
  26. À savoir : quinze florins d’or.
  27. Léon X, en 1514.
  28. Ces deux tableaux sont perdus.
  29. En janvier 1516.
  30. Léonard fut nommé peintre du roi, avec 700 écus par an.
  31. Le tableau est au Louvre.
  32. Dans le manoir du Cloux, près d’Amboise. Son testament est du 22 avril 1518.
  33. Difficile à admettre. Le roi était alors à Saint-Germain-en-Laye.
  34. À soixante-sept ans, le 2 mai 1519.
  35. Fait d’autant plus remarquable, que Léonard était gaucher.
  36. Encore en place.