Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Description des Œuvres De TITIEN, de Cadore

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 351-371).
Description des Œuvres
De TITIEN, de Cadore
Peintre, né en 1477, mort en 1576

Titien naquit à Cadore[1], petit village situé sur la Piave, à cinq milles de la Chiusa des Alpes, l’an 1480, de la famille des Vecelli, l’une des plus nobles de cet endroit. Parvenu à l’âge de dix ans, avec un esprit vif et délié, il fut envoyé à Venise, chez un de ses oncles[2], citoyen honorable de cette ville, qui, reconnaissant en lui de grandes dispositions pour la peinture, le plaça auprès de Gian Bellino, excellent peintre de cette époque et très réputé. S’étant mis à dessiner sous la direction de ce maître, il ne tarda pas à montrer qu’il était doué par la nature de tout le jugement et de tout le génie nécessaires pour réussir dans la peinture. Comme Gian Bellino et les autres peintres vénitiens de cette époque, faute d’avoir étudié l’antique, se bornaient à travailler d’après des modèles vivants mais avec une manière sèche, crue et difficile, Titien adopta tout d’abord ce mode ; mais, vers l’an 1507, Giorgione da Castelfranco s’étant mis à peindre autrement, et la manière des anciens peintres ne plaisant pas à Titien, celui-ci commença à donner à ses œuvres plus de moelleux et un plus grand relief, tout en continuant à copier la nature de son mieux. Il employait immédiatement les couleurs, procédant par teintes crues et douces, suivant ce que lui montrait le modèle, sans faire de dessins préparatoires, disant que le fait de peindre, avec les propres couleurs, sans études sur le papier, était le vrai et meilleur moyen de faire, et le véritable dessin. Il ne s’apercevait pas que celui qui veut ordonner une composition et en approprier les inventions, doit en faire d’abord plusieurs esquisses sur le papier, pour voir comment le tout s’arrange ensemble. On ne peut d’ailleurs bien rendre le nu qu’après l’avoir beaucoup dessiné. Enfin, c’est en dessinant que l’esprit se remplit de belles idées, et que l’on apprend à reproduire de souvenir tout ce que présente la nature, sans avoir besoin de son modèle continuel, et de chercher à tourner, par la grâce des couleurs, la difficulté de ne pas savoir dessiner. C’est ce qui arriva au Giorgione, à Palma, au Pordenone, et à d’autres qui ne virent point Rome et les autres chefs-d’œuvre. Titien laissa donc de côté la manière de Gian Bellino, bien qu’il y eût consacré beaucoup de temps, dès qu’il connut celle de Giorgione, et, en peu de temps, il réussit à imiter ce dernier maître de telle sorte que souvent de ses œuvres furent attribuées à Giorgione, comme on le dira plus loin. Titien, en avançant en âge, en pratique et en meilleur jugement, exécuta plusieurs fresques, dont nous ne pouvons parler avec ordre, car elles sont dispersées en plusieurs endroits. Qu’il suffise de constater qu’elles furent telles, que quantité de gens qui s’y entendaient estimèrent qu’il deviendrait un peintre excellent, comme cela est arrivé par la suite.

À ses débuts donc, il s’appliqua à suivre la manière de Giorgione, n’étant pas âgé de plus de dix-huit ans, et il fit le portrait d’un gentilhomme de la famille Barbarigo, lequel était son ami ; ce portrait[3] fut jugé si beau que, s’il n’y avait inscrit son nom en noir, on l’aurait attribué à Giorgione. Celui-ci ayant achevé la façade antérieure du Fondaco de’Tedeschi, Titien fut chargé[4], par l’entremise de Barbarigo, de peindre différents sujets sur le même édifice, du côté de la Merceria. Il peignit ensuite un grand tableau, rempli de figures grandes comme nature, et qui est aujourd’hui chez Messer Andrea Loredano près de San Marcuola : il représente la Fuite en Egypte[5], à travers une forêt peuplée d’animaux, exécutés d’après nature, qui paraissent presque vivants. On y voit, en outre, un remarquable paysage, genre que Titien avait étudié quelques mois sous la direction de plusieurs habiles paysagistes allemands, qu’il avait rassemblés à cet effet dans sa maison. Peu de temps après, il fit un portrait qui paraît vivant, d’après Messer Giovanni d’Anna, gentilhomme et marchand flamand, son compère, qui lui doit, en outre, un Ecce Homo[6], avec plusieurs figures que les connaisseurs et Titien lui-même considèrent comme une très belle œuvre. Pour le même, il fit un tableau de la Vierge, entourée d’hommes et d’enfants en grandeur naturelle, dont les têtes sont les portraits fidèles des personnes qui composaient la famille de Messer Giovanni d’Anna[7].

L’an 1507, tandis que l’empereur Maximilien était en guerre avec les Vénitiens, Titien représenta, selon que lui-même l’a raconté, dans l’église San Marziliano, l’ange Raphaël, Tobie et un chien, avec un paysage lointain[8] ; près d’un bouquet d’arbres, saint Jean-Baptiste à genoux se tient en prières, les yeux tournés vers le ciel d’où descend un rayon qui l’illumine. On croit que Titien termina cet ouvrage avant de s’occuper de la façade du Fondaco de’ Tedeschi. Il avait déjà découvert une partie de cette façade, lorsque des gentilshommes, ignorant que Giorgione n’y travaillait plus et que Titien l’avait remplacé, rencontrèrent Giorgione et le félicitèrent, en lui disant qu’il déployait encore plus de talent dans la façade qui est du côté de la Merceria qu’il ne l’avait fait dans celle qui donne sur le Canal Grande. Giorgione fut tellement blessé de ce propos qu’il évita de se montrer, tant que Titien n’eut pas terminé son œuvre, et en eut été universellement reconnu l’auteur ; il ne voulut même plus jamais avoir de rapports avec Titien, ni être son ami.

L’année suivante, en 1508, Titien publia le Triomphe de la Foi, gravé sur bois ; il introduisit dans cette composition nos premiers parents, les patriarches, les prophètes, les sibylles, les innocents, les martyrs, les apôtres, et Jésus-Christ porté par les quatre Évangélistes et les quatre Docteurs de l’Eglise, suivis par les saints confesseurs. Dans cette œuvre, il montra la hardiesse et la fierté d’un praticien consommé. Je me rappelle que, parlant un jour de ce triomphe à Fra Bastiano del Piombo, celui-ci me dit que si Titien avait été à Rome et avait vu les antiques, ainsi que les œuvres de Michel-Ange et de Raphaël, si de plus il avait étudié le dessin, il aurait produit des choses étonnantes ; grâce à son beau coloris, et comme il méritait d’être regardé comme le plus grand imitateur de la nature, dans les œuvres de couleurs, il aurait encore ajouté au dessin sublime de l’Urbinate et de Buonarroto.

Étant allé ensuite à Vicence, il peignit à fresque le Jugement de Salomon[9], sous la petite galerie où s’administre publiquement la justice. De retour à Venise, il décora la façade des Grimani, puis il se rendit à Padoue, et laissa à Sant’Antonio quelques fresques tirées de l’histoire du Saint[10] ; dans l’église de Santo Spirito, il fit un petit tableau à l’huile que bien des personnes ont attribué à Giorgione, et qui représente saint Marc assis et environné de Saints dont les têtes sont autant de portraits d’après nature[11]. Par suite de la mort de Gian Bellino, une fresque était restée inachevée[12] dans la salle du Grand Conseil, qui représente Frédéric Barberousse agenouillé devant la porte de saint Marc, et faisant amende honorable au pape Alexandre III, qui lui met le pied sur la gorge ; Titien fut chargé d’achever cette composition. Il y opéra de nombreux changements et y introduisit les portraits de plusieurs de ses amis et de divers personnages. Le Sénat le récompensa en lui donnant, au Fondaco de’ Tedeschi, l’office della Senseria[13], dont le revenu annuel est de 300 écus. La seigneurie confère ordinairement cet office au peintre le plus éminent de la ville, en lui imposant l’obligation de faire, à chaque élection, le portrait du nouveau doge, moyennant huit écus seulement, payés par ce doge ; le portrait est ensuite exposé dans une salle publique du palais de Saint-Marc.

L’an 1514, Alphonse, duc de Ferrare, voulut que Gian Bellino travaillât à décorer un cabinet, où le Dosso, peintre ferrarais, avait déjà peint l’histoire d’Enée, celle de Mars et Vénus, et un Vulcain accompagné de deux forgerons. Gian Bellino représenta, sur une autre paroi, des bacchantes, des musiciens, des satyres, des hommes et des femmes ivres, autour d’une cuve de vin vermeil, près de laquelle on voit Silène entièrement nu, monté sur son âne et environné d’une troupe de gens qui ont les mains pleines de fruits et de raisins. Sur la cuve, Gian Bellino écrivit ces mots : Ioannes Bellinus Venetus, p. 1514. Cet ouvrage[14] est un des meilleurs qu’il ait jamais produits, bien que l’on puisse reprocher aux draperies cette raideur qui appartient à la manière allemande : mais ce n’est pas étonnant, car il imita un tableau d’Albert Durer[15], que l’on avait rapporté à Venise et placé dans l’église San Bartolommeo, tableau remarquable et plein de belles figures peintes à l’huile. La vieillesse ayant forcé Gian Bellino à laisser cette œuvre inachevée, Titien fut appelé à la terminer, comme étant le meilleur peintre de son temps. Stimulé parle désir de se faire connaître, il peignit avec beaucoup d’application deux panneaux qui manquaient dans ce cabinet[16]. Sur le premier, on voit un fleuve de vin vermeil, entouré de chanteurs, de musiciens et de musiciennes à moitié ivres, à côté desquels dort une femme nue, si belle qu’on la croirait vivante : ce panneau est signé de son nom. Sur l’autre, qui est contigu au premier, et vis-à-vis de la porte d’entrée, il peignit une foule de petits amours et d’enfants très beaux, dans diverses attitudes. L’un d’eux urine dans un fleuve et se reflète dans l’eau, tandis que les autres sont autour d’un piédestal, en forme d’autel, sur lequel s’élève la statue de Vénus, dont la main droite tient une coquille marine ; près de Vénus, on voit la Grâce et la Beauté qui sont terminées avec un soin incroyable. Titien représenta pareillement, sur la porte d’une armoire, un Christ à mi-corps, d’une étonnante perfection, auquel un Pharisien montre la monnaie de César[17]. Les meilleurs de nos artistes affirment que ce Christ et les peintures du cabinet sont les meilleures œuvres que Titien ait jamais produites et, en vérité, elles sont uniques. Aussi mérita-t-il d’être apprécié et libéralement récompensé par le duc de Ferrare, qu’il peignit parfaitement, le bras appuyé sur une grande pièce d’artillerie. On lui doit aussi le portrait de la signora Laura, que le duc épousa plus tard ; c’est une œuvre étonnante[18]. À cette époque, il se lia d’amitié avec le divin Ariosto, qui le célébra dans ces vers de l' Orlando furioso :

E Tizan che onori,
Non meu Cador, che quei Venezia e Urbino

De retour à Venise, il peignit à l’huile et sur toile, pour le beau-père de Giovanni da Castel Bolognese, un berger nu et une paysanne qui lui tend des flûtes, pour qu’il en joue, dans un très beau paysage ; ce tableau est aujourd’hui à Faenza, dans la maison de Giovanni[19]. Il peignit ensuite, pour le maître-autel de l’église des Mineurs, appelée la Ca Grande[20], un tableau de l’Assomption de la Vierge, et dans le bas les douze Apôtres, qui la regardent monter au ciel[21]. Mais, comme cette peinture est sur toile, et mal conservée, on la voit peu. Dans la chapelle de la famille Pesari de la même église, il fit un tableau de la Vierge tenant l’enfant Jésus, et accompagnée de saint Pierre, de saint Georges et des donateurs agenouillés[22] ; parmi ces derniers, on remarque l’évêque de Baffo et son frère, alors de retour de la victoire que l’évêque venait de remporter sur les Turcs. Dans la petite église de San Niccolo du même couvent, il représenta, sur un tableau, l’Enfant Jésus porté par la Vierge que contemplent saint Nicolas, saint François, sainte Catherine et un saint Sébastien nu, dont les jambes et le toree sont pour ainsi dire calqués sur nature[23]. D’après cette composition, Titien traça sur bois un dessin qui fut gravé et tiré par d’autres[24]. Il fit ensuite, pour l’église San Rocco, sur un panneau, le Christ, l’épaule chargée d’une croix et le cou entouré d’une corde que tire un Juif[25] ; ce tableau, que plusieurs personnes ont cru être de la main de Giorgione, est aujourd’hui l’objet sacré le plus vénéré de Venise, et a valu à l’église plus d’aumônes que Titien et Giorgione n’ont gagné d’écus dans tout le cours de leur vie.

Ayant été ensuite appelé à Rome par le cardinal Bembo, secrétaire du pape Léon X, dont il avait fait le portrait, et qui voulait lui faire connaître Rome, Raphaël d’Urbin et les autres maîtres, il remit ce voyage de jour en jour, si bien que le pape Léon X et Raphaël étant morts l’an 1520, la chose ne se fit pas. Pour l’église de Santa Maria Maggiore[26], il peignit, sur un tableau, un saint Jean-Baptiste dans le désert, au milieu de rochers ; un ange qui paraît vivant, et un morceau de paysage lointain, avec de beaux arbres, sur la rive d’un fleuve, complètent ce tableau[27]. On lui doit encore les admirables portraits de Loredano[28] et du prince Grimani ; peu de temps après, il fit celui de François Ier[29], lorsque ce roi quitta l’Italie pour retourner en France.

L’année où Andrea Gritti fut élu doge[30], Titien introduisit le portrait de ce seigneur, sous la figure de saint André, dans un merveilleux tableau exposé dans la salle du Collège, et qui contient la Vierge, saint Marc et saint André. Comme il s’était obligé en acceptant l’office della Senseria, à faire, outre les portraits des doges susdits, ceux des doges qui se sont succédé à cette époque, il a fait le portrait de Pietro Landò, Francesco Donato, Marc Antonio de Trévise et Venerio[31]. Quant aux deux frères Friuli[32], qui furent également doges, il fut dispensé de les peindre, à cause de son extrême vieillesse.

Pietro Aretino, célèbre poète de notre époque, étant allé habiter Venise avant le sac de Rome, se lia intimement avec Titien et le Sansovino, ce qui fut très utile à la gloire et aux intérêts de Titien, car les œuvres de son ami le firent connaître au loin et particulièrement des grands souverains d’Europe, comme nous le dirons en son temps, mais revenons à ses ouvrages. Il fit le tableau placé à l’autel de saint Pierre martyr, dans l’église San Giovanni e Polo, représentant le saint plus grand que nature, assailli dans une épaisse forêt par un soldat, qui le jette à terre après l’avoir frappé d’un coup à la tête, tel que le saint reste à demi mort. Dans le compagnon de saint Pierre qui s’enfuit, on voit exprimées l’épouvante et la terreur de la mort ; deux anges nus apparaissent dans les airs, dans une éclaircie qui couvre de lumière le paysage qui est très beau, ainsi que toute l’œuvre. De toutes les peintures de Titien, c’est la plus célèbre, comme la mieux comprise et la mieux rendue[33]. Gritti, qui fut toujours très ami de Titien et du Sansovino, ayant vu ce tableau, fit allouer au premier, dans la salle du grand Conseil, une grande histoire de la Déroute de Chiaradadda[34] ; Titien y représenta des soldats combattant avec furie, au milieu d’une effroyable pluie. Cette composition, entièrement faite d’après le modèle, est regardée comme La meilleure de toutes celles que l’on voit dans la salle du Grand Conseil. Dans le même palais, au pied d’un escalier, il peignit à fresque une Madone[35]. Peu de temps après, il fit un Christ à table avec Cléophas et Luc[36], pour un gentilhomme de la famille Contarini, lequel, jugeant ce tableau digne de rester exposé aux regards du public, le donna généreusement à la Seigneurie, qui le plaça d’abord dans les appartements du doge ; aujourd’hui, on le voit au-dessus de la porte du petit salon doré qui précède la salle du Conseil des Dix, de manière que tout le monde peut le voir, étant dans un lieu public.

Presque à la même époque, il peignit, pour la Scuola de Santa Maria della Carità, une Vierge gravissant les degrés du temple[37], avec toutes sortes de têtes, qui sont autant de portraits, et pareillement, dans la Scuola di San Fantino, un petit tableau de saint Jérôme pénitent[38], très apprécié des artistes, mais qui a été réduit en cendres, il y a deux ans, ainsi que toute l’église.

L’an 1530, l’empereur Charles-Quint étant à Bologne, Titien fut appelé dans cette ville par le cardinal Hippolyte de Médicis, et grâce à l’entremise de Pietro Aretino, il y fit un fort beau portrait de l’empereur tout armé[39], dont celui-ci fut tellement satisfait qu’il lui donna mille écus d’or. À la vérité, Titien fut ensuite obligé de partager cette somme avec Alphonso Lombardi sculpteur, qui, de son côté, avait préparé un modèle destiné à être sculpté en marbre. De retour à Venise, Titien trouva que plusieurs gentilshommes qui s’étaient mis à favoriser le Pordenone, en louant beaucoup les peintures qu’il avait faites sur le plafond de la salle des Pregai et ailleurs, lui avaient fait allouer dans l’église San Giovanni Elemosinario, un petit tableau[40], qu’il devait faire en concurrence de Titien, celui-ci ayant peint, peu auparavant, dans le même lieu, le saint en habits d’évêque[41]. Malgré toute l’application que le Pordenone consacra à ce tableau, il ne put égaler ni atteindre de beaucoup à la perfection de l’œuvre de Titien. Celui-ci fit ensuite, pour l’église de Santa Maria degli Angeli, à Murano, un admirable tableau de l’Annonciation dont il demanda cinq cents écus qui lui furent refusés. Alors, sur le conseil de Messer Piero Aretino, il l’offrit à l’empereur Charles-Quint, à qui il plut infiniment et dont Titien reçut un présent de deux mille écus. On mit un tableau du Pordenone à la place que celui de Titien devait occuper.

Il ne se passa pas beaucoup de temps que Charles-Quint, revenant à Bologne, avec l’armée de Hongrie, pour conférer avec le pape Clément, voulut de nouveau être peint par Titien. Celui-ci fit également, avant son départ de Bologne, le portrait du cardinal Hippolyte de Médicis, vêtu à la hongroise[42] et, dans un autre tableau plus petit, le même tout armé. Ces deux portraits sont aujourd’hui dans la garde-robe du duc Cosme. Il exécuta également celui d’Alfonso Davalos, marquis del Vasto[43] et celui de Pietro Aretino[44]. Ce dernier le mit en relation avec Frédéric Gonzague, duc de Mantoue, avec lequel Titien, étant allé dans cette ville, fit son portrait qui paraît vivant, ainsi que celui du cardinal, son frère. Ces portraits terminés ; pour orner une chambre, comprise entre celles de Jules Romain, il fit les têtes des douze Césars à mi-corps[45], très belles, sous chacune desquelles Jules représenta ensuite une de leurs actions. À Cadore, sa patrie, Titien laissa un tableau où il se peignit lui-même agenouillé aux pieds de la Vierge et de saint Titien, évêque[46]

L’année que le pape Paul III alla à Bologne, et de là à Ferrare, Titien, ayant suivi la cour, fit un portrait de ce pape[47], qui est une très belle œuvre. Il le reproduisit une deuxième fois pour le cardinal Santa Fiore[48]. Le pape lui paya largement ces portraits dont l’un est à Rome dans la garde-robe du cardinal Farnèse, et l’autre chez les héritiers du cardinal Santa Fiore. On en a fait de nombreuses copies qui sont dispersées en Italie.

Presque à la même époque, Titien peignit Francesco Maria, duc d’Urbin[49]. Ce merveilleux chef-d’œuvre inspira à l’Aretino un sonnet qui commence ainsi :

Se il chiaro Apelle con la man dell’arte
Rassemplo d’Alessandro il volto e il petto.

Il y a de Titien, dans la garde-robe du duc d’Urbin, deux têtes de femmes très gracieuses ; une Vénus représentée sous la forme d’une jeune femme couchée, tenant des fleurs, et entourée de draperies d’une légèreté et d’un fini extraordinaires[50] ; une tête de sainte Marie-Madeleine aux cheveux épars, qui est une œuvre remarquable[51]. Il faut ajouter les portraits de Charles-Quint, de François Ier quand il était jeune, du duc Guidobaldo II[52], du pape Sixte IV, de Jules II, de Paul III, du vieux cardinal de Lorraine et de Soliman, empereur des Turcs. Tous ces portraits de la main de Titien sont très beaux[53]. En 1541, il peignit, sur le maître-autel des religieux de Santo Spirito[54], à Venise, la Descente du Saint-Esprit, sous la forme d’une colombe, sur les Apôtres. À peine fini, ce tableau fut gâté de telle sorte que Titien fut obligé de le recommencer ; c’est celui que l’on voit à présent.

À Brescia, il fit, dans l’église de San Nazzaro, le tableau du maître-autel divisé en cinq compartiments. Celui du milieu contient la Résurrection du Christ, et les quatre autres : San Nazzaro, saint Sébastien, l’ange Gabriel et l’Annonciation de la Vierge[55]. Dans le dôme de Vérone^ il fit un tableau de l’Assomption de la Vierge, avec les Apôtres dans le bas[56] ; cette œuvre est regardée dans cette ville comme la meilleure des peintures modernes. L’an 1541, il commença à mettre en vogue les portraits en pied, en faisant celui de Don Diego de Mendoza, alors ambassadeur de Charles-Quint à Venise, et celui du cardinal de Trente, alors jeune[57]. Pour Francesco Marcolini, il exécuta un portrait de Messer Pietro Aretino, qui, à dire vrai, n’est pas aussi beau que le premier dont nous avons déjà parlé[58], et que le poète envoya au duc Cosme, ainsi qu’une tête peinte[59] d’après un plâtre moulé sur le visage de Jean de Médicis, quand ce seigneur mourut à Mantoue. Encore en 1541, le Vasari se trouvant à Venise où il avait passé treize mois à peindre un plafond pour Messer Giovanni Cornaro et quelques ouvrages pour la confrérie della Calza, le Sansovino, qui dirigeait la construction de Santo Spirito, lui avait fait faire des dessins pour trois grands tableaux à l’huile, destinés à orner le plafond de cette église ; mais Vasari étant parti, les trois tableaux furent alloués à Titien, qui représenta, avec une rare perfection de raccourcis, le Sacrifice d’Abraham, David tranchant la tête de Goliath et Gain tuant son frère Abel[60]. À la même époque, il fit son propre portrait, afin de laisser un souvenir à ses enfants[61].

L’an 1546, il fut appelé à Rome par le cardinal Farnèse, et il y rencontra Vasari, qui, de retour de Naples, travaillait à la salle de la Chancellerie pour le dit cardinal. Sur la recommandation de ce seigneur, Vasari lui tint fidèle compagnie et le mena voir toutes les curiosités de la ville. Après que Titien se fût reposé quelques jours, on lui donna un appartement au Belvédère, afin qu’il se remît à faire de nouveau le portrait en pied du pape Paul et ceux du cardinal Farnèse et du duc Octave[62]. Il les exécuta parfaitement, à la grande satisfaction de ces seigneurs qui lui conseillèrent de peindre un Ecce Homo, à mi-corps[63] pour l’offrir au pape. Mais, soit que ce tableau ait eu à souffrir du voisinage des productions de Michel-Ange et de Raphaël, soit pour toute autre raison, toujours est-il qu’il ne parut pas aux artistes, malgré ses qualités, avoir le degré d’excellence qu’ont beaucoup de ses autres œuvres et particulièrement ses portraits. Un jour Michel-Ange et Vasari étant allés voir Titien au Belvédère, virent dans son atelier un tableau auquel il travaillait et qui représentait une Danaé nue, recevant sur elle la pluie d’or[64] ; ils lui en firent de grands compliments, comme cela se pratique toujours en présence de l’artiste. Lorsqu’ils eurent pris congé de Titien, Michel-Ange vanta son coloris et sa manière, mais dit a que c’était grand dommage qu’à Venise on ne s’attachât pas dès le principe à bien dessiner et à mieux étudier ; si cet homme, ajouta-t-il, était aidé par l’art et par le dessin comme il a été favorisé de la nature, particulièrement dans la reproduction du vivant, on ne saurait faire plus ni mieux, car il a un bel esprit et une manière vive et brillante ». Pendant son séjour à Rome, Titien fut comblé de présents par les seigneurs que nous avons nommés plus haut ; il obtint, entre autres choses, un bénéfice de bon revenu pour son fils Pomponio.

Enfin il s’achemina vers Venise, dès que son autre fils Orazio eût exécuté le portrait de l’excellent violoniste Battista Ceciliano, et en eût terminé plusieurs autres pour Guidobaldo, duc d’Urbin.

Arrivé à Florence[65], Titien, à la vue des belles œuvres que renferme cette ville, ne fut pas moins étonné qu’il ne l’avait été à Rome. Il alla visiter le duc Cosme au Poggio a Calano, et s’offrit pour faire son portrait ; mais Son Excellence parut ne pas s’en soucier, peut-être pour ne pas faire tort à tant de nobles artistes qui se trouvent dans sa ville et dans ses Etats. De retour à Venise, Titien acheva, pour le marquis del Vasto, un tableau où il le représenta haranguant ses soldats[66] ; il fit ensuite, pour lui, le portrait de Charles-Quint, celui du roi catholique et beaucoup d’autres. Ces travaux terminés, il fit une petite Annonciation[67], dans l’église de Santa Maria Nuova, puis, avec l’aide de ses élèves, une Cène[68], dans le réfectoire de San Giovanni e Polo ; une Transfiguration du Christ sur le maître-autel de San Salvadore, et une Annonciation sur un autre autel de la même église[69]. Mais ces derniers ouvrages, tout en n’étant pas dépourvus de qualités, ne sont pas très estimés par lui, et n’ont pas cette perfection que présentent ses autres productions. Comme ses œuvres sont en nombre infini, particulièrement les portraits, il est impossible de les mentionner toutes. Je parlerai donc simplement des plus remarquables, mais sans m’astreindre à Tordre des temps, car peu importe de savoir si celui-ci fut fait d’abord et celui-là ensuite.

Il fit plusieurs fois, comme nous l’avons déjà dit, le portrait de Charles-Quint ; dernièrement encore, il fut appelé à la cour de ce prince[70], pour le peindre, tel qu’il était à la fin de sa vie. L’invincible empereur aimait tellement le faire de Titien, que, dès qu’il l’eût connu, il ne voulut jamais être peint par aucun autre peintre ; pour chaque portrait, il lui donnait mille écus d’or. De plus, il le créa chevalier[71], et lui assigna une pension de deux cents écus sur la Chambre de Naples. Quand il fit pareillement le portrait de Philippe II, roi d’Espagne[72], et de son fils, don Carlos, il eut une pension analogue de deux cents écus, ce qui lui fait, avec ses trois cents écus du Fondaco de’Tedeschi, à Venise, un revenu annuel de sept cents écus, sans qu’il ait à peiner sur l’ouvrage. Il envoya les portraits de Charles-Quint et du roi Philippe au duc Cosme, qui les conserve dans sa garde-robe. Il exécuta aussi celui de Ferdinand, roi des Romains, qui fut ensuite empereur[73], et ceux de ses deux enfants, dont l’un est l’empereur Maximilien, aujourd’hui régnant. Il peignit également la reine Marie et, pour l’empereur Charles, le duc de Saxe[74], quand ce seigneur était prisonnier. Mais il suffit de rappeler en un mot qu’il excella dans ce genre, et qu’il n’y a pour ainsi dire pas un homme de haut renom, pas un prince, pas une grande dame, dont Titien n’ait reproduit les traits, entre autres François Ier, roi de France, Francesco Sforza, duc de Milan, le marquis de Pescara, Antonio da Leva, Massimiliano Stampa, le seigneur Giovambatista Castaldo, et une multitude de gentilshommes[75].

Pareillement, à diverses époques, il fit quantité d’œuvres d’un autre genre. À Venise, par ordre de Charles-Quint, il fit un grand tableau d’autel[76], représentant le Père Éternel sur son trône, avec la Vierge, Jésus-Christ enfant, surmonté de la colombe du Saint Esprit ; tout le ciel est en feu par l’Amour divin, et le Père est entouré de Chérubins ardents. Au milieu de plusieurs saints, on voit d’un côté Charles-Quint et de l’autre l’impératrice, tous deux couverts d’une draperie de toile de lin, et priant les mains jointes. Titien suivit en cela les ordres de l’empereur qui, parvenu au faîte de la gloire, commença à montrer qu’il voulait renoncer aux vanités du monde et mourir en chrétien, craignant Dieu et préoccupé de son salut. Charles-Quint déclara à Titien qu’il voulait mettre cette peinture dans le monastère où il acheva ses jours, et, comme elle est remarquable, on s’attend à bientôt la voir gravée[77]. Pour la reine Marie, il peignit Prométhée enchaîné sur le Caucase et déchiré par l’aigle de Jupiter ; Sisyphe aux Enfers portant un rocher et Titus dévoré par un vautour[78]. Toutes ces figures, à l’exception de Prométhée, furent livrées à Sa Majesté, ainsi qu’un Tantale grand comme nature, peint sur toile et à l’huile. Il fit encore un merveilleux tableau de Vénus et d’Adonis[79] ; la déesse s’est évanouie, et le jeune homme est sur le point de la quitter, entouré de ses chiens. Sur un tableau de même grandeur, il représenta Andromède liée au rocher, et Persée la délivrant de l’orque marine ; on ne saurait voir de peinture qui ait plus de charme. Il en est de même d’une Diane au bain, métamorphosant Actéon en cerf, et d’une Europe assise sur le taureau qui l’emporte à travers la mer[80]. Ces peintures sont auprès du roi catholique qui les estime beaucoup à cause de la vivacité de leur coloris. Il est vrai que, dans ces tableaux, Titien observa une méthode complètement différente de celle qu’il avait suivie dans sa jeunesse ; ses premières productions se distinguent par un fini incroyable, qui permet de les regarder de près comme de loin ; ses derniers ouvrages, au contraire, sont traités à grands coups de pinceau, de sorte que de près on ne voit rien, et que de loin ils paraissent parfaits. Beaucoup d’artistes, pour paraître habiles, ont voulu imiter cette méthode, mais ils n’ont produit que des peintures ridicules. Cela provient de ce qu’ils ont pensé que Titien procédait avec promptitude et sans rencontrer de difficultés ; ils se sont trompés car on reconnaît que Titien est revenu à maintes reprises sur ses premières touches. Cette méthode est aussi judicieuse que surprenante, parce qu’elle donne aux peintures un cachet de vérité et de grand art, tout en cachant le travail.

Sur un tableau, haut de trois brasses et large de quatre, Titien a fait dernièrement un Christ enfant au sein de la Vierge et adoré par les Mages, avec un grand nombre de figures hautes d’une brasse[81] ; c’est une œuvre de beaucoup de charme, dont il fit une copie non moins belle qu’il donna au vieux cardinal de Ferrare[82]. Un autre tableau, où il représenta le Christ livré aux insultes des Juifs[83], fut placé à Milan, dans une chapelle de l’église de Santa Maria delle Grazie.

Pour la reine du Portugal, il exécuta un magnifique Christ flagellé, un peu moins grand que nature. À Ancône, sur le maître-autel de San Domenico, il fit dans cette dernière manière pleine de taches dont nous venons de parler, un Christ en croix, aux pieds duquel se tiennent la Vierge, saint Jean et saint Dominique[84]. Dans l’église des Crucicchieri[85], à Venise, il peignit le tableau qui est au-dessus de l’autel de saint Laurent, et qui représente le supplice de ce saint ; le martyr, en raccourci, est couché à demi sur le gril posé sur un grand feu qu’attisent plusieurs bourreaux. Comme la scène se passe de nuit, deux valets portent des torches qui illuminent les endroits où n’arrive pas la réverbération du brasier ardent qui est sous le gril. Il y a, en outre, un rayon céleste qui perce les nuages, et, absorbant la lueur des torches et celle du brasier, éclaire le saint et les principaux acteurs ; outre ces trois éclairages distincts, dans le lointain, il y a des gens aux fenêtres d’un édifice, ayant près d’eux des lanternes et des flambeaux. Somme toute, ce tableau est entièrement peint avec art et jugement.

Dans l’église San Sébastiano, à l’autel de saint Nicolas, il y a, de la main de Titien, un petit tableau[86] que lui avait commandé l’avocat Niccolo Grasso, et qui contient un saint Nicolas assis sur un siège de pierre, et accompagné d’un ange tenant une mitre. Il fit ensuite, pour être envoyé au roi d’Espagne, une sainte Marie-Madeleine, à mi-corps[87], dont les épaules, le cou et la poitrine sont voilés par ses cheveux épars. Levant la tête, et les yeux fixés au ciel, elle montre, par leur rougeur et par ses larmes, la sincérité et la violence de ses remords. Cette figure, malgré son extrême beauté, loin d’exciter des idées lascives, inspire un profond sentiment de compassion à celui qui la regarde attentivement. Lorsque ce tableau fut achevé, il plut de telle sorte à Silvio, gentilhomme vénitien, qu’il en donna cent écus à Titien, qui fut donc obligé d’en foire un autre, non moins beau, pour l’envoyer au roi catholique. Parmi quantité de portraits que Titien fit pour ses amis et d’autres personnages de son temps nous citerons, pour être bref, celui de la signora Irène[88], belle jeune fille lettrée, musicienne et assez experte en dessin ; le cardinal Bembo, qu’il avait déjà peint une première fois[89] et qu’il reproduisit après son élection au cardinalat ; le médecin Fracastor, et pour Monsignor Giovanni della Casa, Florentin, homme illustre par son nom et ses écrits, un très beau portrait d’une dame[90] que ce seigneur aima quand il était à Venise. Aussi l’artiste mérita-t-il que l’écrivain l’honorât dans le très beau sonnet qui commence ainsi :

Ben vegg’io, Tiziano, in forme nove
L’idolo mio, che i begli occhi apre e gira.

Dernièrement il a envoyé au roi d’Espagne une Cène d’une beauté extraordinaire, qui n’a pas moins de sept brasses de longueur[91].

Outre les ouvrages que nous venons de mentionner et beaucoup d’autres moins importants que nous passons sous silence, pour être bref, Titien a chez lui, à l’état d’ébauche, les œuvres suivantes : un martyre de saint Laurent[92], semblable au premier, et qu’il destine au roi catholique, une grande toile du Christ en croix entre les larrons et les bourreaux, commencée pour MesserGiovanni d’Anna ; un tableau commencé pour le doge Grimani, père du patriarche d’Aquilée ; et trois immenses toiles destinées au plafond de la salle du grand palais de Brescia[93]. Il y a quelques années, il commença, pour Alphonse 1er duc de Ferrare, un tableau où il représenta une jeune fille nue s’inclinant devant Minerve, accompagnée d’un autre personnage : dans le lointain, on aperçoit la mer et Neptune monté sur son char[94]. Alphonse avait lui-même indiqué le sujet de cette composition : sa mort en arrêta l’achèvement. En ce moment, Titien a presque entièrement conduit à fin un Christ apparaissant à Madeleine, sous la forme d’un jardinier[95], en grandeur naturelle ; un autre tableau de même grandeur qui représente la Vierge et les autres Maries déposant le Christ au tombeau[96] ; une Madone que l’on peut regarder comme une des plus belles choses qui se trouvent dans sa maison ; son propre portrait, achevé depuis quatre ans déjà, et un saint Paul, à mi-corps, qui est absorbé dans la lecture et qui semble pénétré de l’Esprit-Saint[97].

Titien est arrivé à l’âge de soixante-seize ans environ[98], en s’occupant de tous ces travaux, et d’une infinité d’autres que je passe sous silence, pour ne pas être fastidieux. Il a joui constamment d’une excellente santé et d’un extrême bonheur ; jamais il n’a reçu du ciel que des faveurs et de la félicité. Dans sa maison de Venise ont passé tous les princes, écrivains ou gens de bonne compagnie, qui de son temps ont habité cette ville, ou bien l’ont traversée ; outre son talent, il est de manières affables et d’une grande urbanité. Il eut à Venise quelques concurrents, peu redoutables à la vérité, et que du reste il a surpassé aisément par l’excellence de son art et par son habileté à captiver la bienveillance des grands. Il a gagné énormément, ses ouvrages lui ayant été toujours très bien payés ; mais il aurait dû, dans ces dernières années, ne travailler que comme passe-temps, afin de ne pas diminuer sa réputation par des œuvres moins bonnes, sa main se ressentant de son grand âge. Bien des peintres sont allés lui demander des leçons, mais il n’y en a qu’un petit nombre que l’on puisse dire être ses disciples ; car il a fort peu enseigné, et chacun a appris plus ou moins, selon ce qu’il a su prendre des œuvres du maître[99].

Pâris Bordone est celui qui a le plus approché de lui. Né à Trévise[100] d’un père trévisan et d’une mère vénitienne, il fut conduit à Venise, à l’âge de huit ans, et confié à quelques-uns de ses parents. Après avoir appris la grammaire et être devenu un excellent musicien, il entra dans l’atelier de Titien, mais n’y demeura que peu d’années, car, voyant que le maître n’était guère empressé à enseigner à ses élèves, malgré qu’ils le priassent beaucoup, il se sépara de lui. Il éprouva un vif chagrin de la mort de Giorgione[101], dont la manière lui plaisait souverainement et qui, de plus, avait la réputation de bien enseigner et avec dévouement tout ce qu’il savait. Pâris, réduit pour toute ressource à étudier avec ardeur les productions de Giorgione, en profita de telle sorte et les reproduisit avec tant de bonheur, qu’il ne tarda pas à se trouver en haut crédit ; Aussi, à peine âgé de dix-huit ans, fut-il chargé d’exécuter un tableau pour l’église de San Niccolo de’Frati Minori. Titien, l’ayant appris, fit si bien qu’il lui enleva cette commande, soit qu’il voulût empêcher ce jeune homme de montrer son talent précoce, soit qu’il fût poussé par l’amour du gain.

Pâris, ayant été ensuite appelé à Vicence pour peindre une fresque à côté du Jugement de Salomon laissé par Titien dans la galerie où se rend la justice, alla bien volontiers dans cette ville, et représenta l’histoire de Noé et de ses enfants. Cette fresque ne le cède en rien à celle de Titien[102], soit pour l’exécution, soit pour le dessin, en sorte qu’on pourrait les croire sorties de la même main. De retour à Venise, il fit à fresque, au bas du pont du Rialto, plusieurs figures nues qui lui valurent d’être choisi pour décorer diverses façades de maisons. Appelé ensuite à Trévise, il peignit pareillement quelques façades et y fit plusieurs portraits. Dans le dôme de cette ville, on a de lui un tableau placé au milieu de la nef, lequel lui fut demandé par le vicaire, et qui représente une Nativité du Christ ; on y voit pareillement une Résurrection de sa main. À San Francesco, il fit une autre Nativité pour le chevalier Rovere, et d’autres tableaux à San Girolamo, à San Lorenzo, à Ognissanti, ce dernier[103] contenant une foule de saints et de saintes, dont les têtes, les attitudes et les costumes sont d’une beauté et d’une variété remarquables. À San Polo, il décora trois chapelles[104] ; la plus grande renferme Jésus ressuscitant au milieu d’une multitude d’anges ; la seconde, des saints environnés d’anges ; et la troisième, la Vierge présentant saint Dominique au Christ placé sur un nuage. Tous ces travaux l’ont fait connaître pour un vaillant maître et un bon citoyen.

À Venise ensuite, où il a presque toujours habité, il a fait de nombreux ouvrages, à différentes époques ; mais le plus beau et le plus digne d’éloges est une histoire peinte dans la Scuola di San Marco, près de San Giovanni e Polo, et qui a pour sujet l’Anneau de saint Marc, rendu par un pêcheur à la Seigneurie de Venise[105]. Autour d’un magnifique édifice siègent le Sénat et le Doge ; plusieurs des sénateurs sont peint d’après nature avec une grande perfection. La beauté de cette fresque fut cause que le peintre commença à être recherché par plusieurs gentilshommes ; ainsi, dans la grande maison des Foscari, près de San Barnaba, il exécuta quantité de peintures, parmi lesquelles, un Christ retirant des limbes les saints pères ; ce tableau est très estimé. Quatre autres se trouvent à San Giobbe in canal Reio[106], à San Giovanni in Bragola, à Santa Maria della Celeste et à Santa Marina[107]. Mais Pâris, s’apercevant que qui veut être employé à Venise est forcé d’aller faire sa cour à celui-ci et à celui-là, en homme tranquille et ennemi de ces procédés, se décida à aller travailler au dehors, pour n’avoir pas à mendier de l’ouvrage dans son pays. L’an 1588, il profita d’une occasion favorable pour passer en France[108], et entrer au service du roi François. Il fit, pour ce souverain, bon nombre de portraits de femmes et différents ouvrages[109] ; pareillement, pour Monseigneur de Guise, un très beau tableau d’église et un tableau d’appartement représentant Vénus et Cupidon. Le cardinal de Lorraine lui fit peindre un Ecce Homo, un Jupiter en compagnie d’Io et plusieurs autres compositions. Il envoya au roi de Pologne un Jupiter avec une nymphe que l’on admire beaucoup ; puis il expédia en Flandre une sainte Marie-Madeleine dans le désert, et une Diane se baignant avec ses nymphes dans une fontaine ; ces deux derniers tableaux lui furent commandés parle Milanais Candiano, qui les destinait à la reine Marie de laquelle il était médecin. À Augsbourg[110], il conduisit à fin, dans le palais des Fugger, des travaux si importants qu’ils lui valurent 3.000 écus ; dans la même ville, on voit encore de lui, chez les Priner, un immense et beau tableau où il mit en perspective les cinq ordres d’architecture, et, chez le cardinal d’Augsbourg, un tableau de chevalet. On voit aussi de ses œuvres à Crema, à Civitate di Belluno et à Milan, dans l’église Santa Maria presso San Celso, un tableau de la Vierge avec un très beau paysage[111]. Aujourd’hui Pâris est âgé de soixante-quinze ans ; il vit tranquillement dans sa maison et ne travaille plus que pour répondre aux demandes de quelques princes et à celles de ses amis[112].

Je ne passerai pas sous silence que la mosaïque, aujourd’hui presque universellement abandonnée, se maintient florissante à Venise, grâce aux encouragements du Sénat, et surtout grâce à Titien, qui n’a rien négligé pour que cet art fût toujours en vigueur à Venise, et que l’on accordât d’honorables provisions à ceux qui l’ont exercé. C’est ainsi qu’on a posé quantité de nouvelles mosaïques à Saint-Marc, et qu’on a rénové presque toutes les anciennes. Cet art est actuellement porté plus loin qu’il ne l’a jamais été à Rome et à Florence, du temps de Giotto, d’Alesso Baldovinetti, de Ghirlandajo et du miniaturiste Gherardo. Tout ce qui s’est fait en ce genre, à Venise, a été exécuté d’après les dessins et les cartons coloriés de Titien et d’autres excellents peintres. C’est ainsi qu’on est arrivé à la perfection de celles que l’on voit sous le portique de Saint-Marc, entre autres celle du Jugement de Salomon[113], dont la beauté est telle que l’on ne saurait vraiment mieux faire avec les couleurs. Dans le même endroit, Lodovico Rosso a laissé l’arbre généalogique de la Vierge[114], tout couvert de Sibylles et de Prophètes faits dans une manière agréable, en pierres bien assemblées et avec un vigoureux relief. Aucun mosaïste n’a mieux travaillé, de nos jours, que Valerio et Vincenzio Zuccheri de Trévise[115], dont on voit plusieurs œuvres à Saint-Marc, particulièrement celles relatives à l’Apocalypse, où ils ont placé, autour du trône du Père Éternel, les quatre Évangélistes sous figure d’animaux, les sept candélabres et une foule d’accessoires qui, de loin, paraissent peints à l’huile. Ils ont également produit quantité de portraits, parmi lesquels nous citerons ceux de Charles-Quint, de son frère Ferdinand et de l’empereur Maximilien, aujourd’hui régnant. En vérité, il est déplorable que cet art de la mosaïque, si précieux par sa beauté et sa durée, ne soit pas plus cultivé par les artistes et pas plus encouragé par les princes. Aux mosaïstes que nous venons de nommer, ajoutons Bartolomeo Bozzato[116], qui travailla à Saint-Marc, en concurrence des Zuccheri, de manière à mériter les plus grands éloges ; tous ont profité de la présence et des conseils de Titien.



  1. Né en 1477, fils de Gregorio Vecelli, et de Lucia, jeune Vénitienne.
  2. Antonio Vecellio.
  3. Peinture perdue.
  4. En 1506 ; ces peintures, terminées en 1508, n’existent plus.
  5. On connaît plusieurs tableaux de Titien représentant ce sujet : le plus beau est au Louvre.
  6. Actuellement au musée de Vienne, signé titianus eques caes f. 1543.
  7. Tableau inconnu.
  8. Tableau en place, dans l’église San Marziale.
  9. Détruit quand on reconstruisit le palais ; sur les dessins de Palladio.
  10. Elles sont dans la Scuola di Sant’Antonio.
  11. Actuellement dans la sacristie de Santa Maria delia Salute.
  12. Cette fresque, laissée inachevée par suite de la mort de Giorgione, fut détruite par l’incendie de 1577.
  13. Titien le demanda le 31 mai 1513, et il y remplaça Giovanni Bellini, le 6 décembre 1516.
  14. Qui est dans la collection du baron Vincenzo Camuccini.
  15. C’est le Couronne nent de la Vierge, actuellement à Prague, signé : Albertus Dürer Germanus MDVI
  16. Ces deux bacchanales sont au Musée de Madrid.
  17. Actuellement au Musée de Dresde.
  18. Actuellement au Musée du Louvre.
  19. Tableau dit les Trois Ages, l’original est chez Lord Ellesmere, à Londres ; une copie ancienne au palais Doria, à Rome.
  20. Appelée communément l’église des Frari.
  21. À l’Académie de Venise.
  22. Ce tableau est en place ; 1519, payé 96 ducats.
  23. À la Pinacothèque du Vatican, signé : TITIANUS. F.
  24. Par Andrea Andreani.
  25. Tableau en place.
  26. Église supprimée de Venise.
  27. À l’Académie de Venise.
  28. Doge de 1501 à 1521 Grimani doge de 1521 à 1523.
  29. Au Musée du Louvre.
  30. En 1523 ; un portrait de Gritti est chez le comte Jacomir Czernin de Chudenitz.
  31. Tous ces portraits de doges furent détruits dans l’incendie du palais en 1577.
  32. Lorenzo Friuli, doge en 1556. Girolamo en 1559.
  33. Tableau détruit par l’incendie du 16 août 1867.
  34. Erreur : bataille de Cadore ; détruite par l’incendie de 1577.
  35. Tableau perdu.
  36. Au Musée du Louvre, signé : TICIAN,
  37. À l’Académie de Venise.
  38. Deux tableaux analogues sont à l’Escurial et au Louvre.
  39. C’est le portrait équestre du Musée de Madrid.
  40. Qui représente trois saints ; en place.
  41. Au fond du chœur, peint vers 1533.
  42. Au palais Pitti, 1532.
  43. Au Louvre.
  44. Actuellement au Musée d’Arezzo.
  45. Peintures perdues, 1537-1538, de même que les portraits indiqués.
  46. Dans la Pieve de Cadore, sur l’autel de la chapelle Vecelli, dédiée à saint Titien.
  47. Au Musée de Naples ; un autre à Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.
  48. Ascanio Sforza ; la copie est perdue.
  49. Ainsi que la duchesse Eleonora ; tous deux aux Offices, peints vers 1537.
  50. À la Tribune des Offices.
  51. Au palais Pitti.
  52. C’est peut-être le portrait en pied du Musée de Cassel.
  53. Ceux de Sixte IV et de Charles-Quint sont au palais Pitti.
  54. Église détruite : le tableau est à Santa Maria della Salute.
  55. Tableau en place, peint en 1522.
  56. En place.
  57. Cristoforo Madruzzo, peint en 1548 ; actuellement chez le baron Valentino Salvadori, à Trente.
  58. Au palais Pitti.
  59. Aux Offices.
  60. Les trois actuellement dans la sacristie de Santa Maria della Salute.
  61. Aux Offices, peint vers 1542.
  62. Au Musée de Naples.
  63. Tableau perdu.
  64. Plusieurs exemplaires dans différents musées, Vienne, Madrid, Naples, Saint-Pétersbourg.
  65. En 1546.
  66. Au musée de Madrid ; entièrement repeint.
  67. Actuellement à San Rocco.
  68. Détruite dans l’incendie de 1867.
  69. Ces deux tableaux sont en place ; l’Annonciation est signée TITIANUS FECIT FECIT (sic).
  70. À Augsbourg, en 1538 ; ce portrait est au Musée de Munich.
  71. Et comte palatin en 1533.
  72. Actuellement au palais Pitti.
  73. Une copie de ce portrait est au Musée de Madrid.
  74. Au Musée de Vienne.
  75. Il faut considérer comme perdus les portraits de Titien cités ici et plus haut et qui ne sont pas annotés. Il en est de même des portraits suivants indiqués par Vasari : Sinistri vénitien et ami de Titien ; Messer Paulo da Ponte, vénitien et sa fille, Giulia da Ponte, commère de Titien ; la Signora Irène ; messer Francesco Filetto et son fils ; le cardinal Bembo ; Fracastor : le cardinal Accolti de Ravenne ; un gentilhomme de la famille Delfini ; messer Nicolo Zono ; la Rossa, femme du Sultan, âgée de 16 ans et sa fille Cameria : messer Francesco Assonica, avec un grand tableau de la Fuite en Egypte, non retrouvé ; un portrait de femme chez un gentilhomme de la famille Pisani, près de Sain-Marc.
  76. À l’Escurial, terminé en 1554.
  77. Elle le fut par Cornélius Cort, en 1565.
  78. Ces tableaux furent détruits dans l’incendie du palais du Pardo.
  79. À l’Escurial, terminé en 1554.
  80. De ces trois tableaux, seule la Diane existe encore. [Au Musée de Madrid]. 1561.
  81. Au Musée de Madrid.
  82. C’est peut-être le tableau de la Galerie Nationale, à Londres.
  83. Au Musée du Louvre, signé : TITIANUS F.
  84. En place. Le tableau de la Flagellation est perdu.
  85. Église des Jésuites, tableau en place.
  86. En place, 1563.
  87. Au Musée de Naples, 1561, avec de nombreuses répétitions au palais Pitti et en Angleterre.
  88. Spilimbergo, dans le palais de cette famille, à Maniago.
  89. Le premier portrait est perdu : le deuxième, peint vers 1540, est dans la Galerie Barberini, à Rome.
  90. Elisabetta Quirini, portrait perdu.
  91. Dans le réfectoire de l’Escurial, signé TITIANVS F. C. ; ce tableau a été coupé et est entièrement repeint.
  92. Peint et envoyé à Philippe II, en 1567 ; placé sur le maître-autel de la vieille église de l’Escurial.
  93. Détruites par l’incendie du 18 janvier 1575.
  94. Actuellement palais Doria, à Rome.
  95. Galerie Nationale à Londres.
  96. Au Louvre.
  97. Ces tableaux n’ont pas été retrouvés. Le portrait est peut-être celui des Offices.
  98. Mort centenaire, de la peste en 1576 ; enterré aux Frari. Son dernier tableau fut une Déposition de croix, terminée par Palma le jeune, et conservée à l’Académie de Venise.
  99. En 1512, Titien épousa une certaine Cecilia de Venise, qui lui donna quatre enfants dont trois vécurent : 1° Pomponio, ecclésiastique né en 1525, mort après 1594 ; 2° Orazio, né avant 1530, mort en 1576, peintre ; 3° Livinia, née vers 1530, année de la mort de Cecilia, mariée et morte vers 1573. Son père l’a fréquemment reproduite dans ses tableaux. Le frère aîné de Titien Francesco, 1475-1560, fut peintre et soldat. Deux cousins de Titien furent également peintres ; Césare, auteur du traité Degli abiti antichi e moderni, et Fabrizio. On relève encore sur l’arbre généalogique de la famille les noms d’autres membres qui furent peintres. Mort de Titien, 27 août 1576 ; Fede del piovano di San Canciano, 1585, 27 zugnio alli chiaris Sig. Avvog. et a qualunga Magist. Faccio Fede io pre Domenego Thomasini, piovan della giesia di San Cancian qualmente nel 1576 ali 27 agosto, Mosse il mag. m. Tizian Vecelio, pitor, qual stava in Biri grando nella mia contrada come apon per notu B, livro appresso di me : e fu sepolto ali Fra menori. Inq. fidem di giesia, ali 17 zugnio 1585, idem presbut supra scripsi et sigillavi. Titien mourut de la peste le 27 août 1576 et fut enterré aux Frari.
  100. En 1500.
  101. En 1511.
  102. Toutes deux ont été détruites.
  103. À l’Académie de Venise.
  104. En 1559.
  105. À l’Académie de Venise.
  106. Celui-ci en place et représentant trois saints.
  107. Ces deux églises sont supprimées.
  108. En 1559.
  109. Le Louvre conserve de lui un tableau de Vertumne et Pomone, et deux portraits.
  110. Il ne reste rien de lui.
  111. En place.
  112. Mort à soixante-dix ans, en 1570.
  113. Fait par Vincenzo Bianchini, en 1538.
  114. Ibid., de 1542 à 1552.
  115. De leur vrai nom, les Zuccati.
  116. Girolamo Bozza.