Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacopo SANSOVINO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 371-382).
Jacopo SANSOVINO
Sculpteur et architecte, né en 1486, mort en 1570

La famille des Tatti[1], à Florence, est mentionnée dans les livres de la commune dès l’an 1300 ; venue de Lucques, elle fut toujours riche en hommes d’honneur et de talent, et la maison de Médicis la favorisa hautement. De cette famille naquit Jacopo, au mois de janvier 1477 ; son père Antonio était un homme de bien, et sa mère s’appelait Francesca. Dans son enfance, on lui enseigna les premiers éléments des lettres ; y ayant fait preuve de beaucoup de vivacité d’esprit, il se mit peu après à dessiner de lui-même, montrant dans une certaine manière que la nature le poussait plus vers le dessin que vers les lettres. Il n’allait plus qu’à contre-cœur à l’école et apprenait à regret les arides principes de la grammaire. Ce que voyant, sa mère lui fit apprendre secrètement le dessin, parce qu’elle désirait que son fils devînt sculpteur, et tirant peut-être un heureux augure du hasard qui avait fait naître Jacopo et Michel-Ange[2] dans la Via Santa Maria, près de la Via Ghibellina comme si elle eût été stimulée par la réputation naissante de Michel-Ange, encore très jeune à cette époque. L’enfant fut mis peu après chez un marchand, pour apprendre le commerce, mais il montra pour ce métier encore plus de répugnance que pour les lettres, et fit en sorte qu’il obtint de son père la permission de suivre librement ses inclinations naturelles. Il y avait alors à Florence Andrea Contucci dal Monte Sansovino, localité près d’Arezzo, devenue célèbre de notre temps pour avoir donné le jour au pape Jules III. Andrea, qui était regardé en Italie et en Fspagne comme le statuaire et l’architecte le plus habile qu’il y eût après Michel-Ange, était occupé à deux figures en marbre[3] ; ce fut à lui qu’on confia Jacopo, pour qu’il apprît la sculpture. Reconnaissant que le jeune homme serait un jour un sculpteur éminent, Andrea n’épargna aucun soin pour lui enseigner tout ce qui pouvait le faire passer pour son disciple. L’attachement qui survint entre le maître et l’élève fut tel que, dès le début, on n’appela plus Jacopo de’ Tatti, mais bien del Sansovino, nom qu’il conserva toujours. Une étroite amitié d’enfance, qui unissait Andrea del Sarto et Jacopo, leur fut très utile à l’un et à l’autre, parce qu’ils s’entr’aidèrent mutuellement, comme on peut s’en rendre compte par le tableau de San Francesco, peint par Andrea pour les religieuses de la Via Pentolini[4], où il y a un saint Jean évangéliste, copié d’après un beau modèle en terre que Jacopo avait exécuté, en concurrence de Baccio da Montelupo, pour l’Arte di Porta Santa Maria, qui voulait orner d’une statue en bronze, haute de quatre brasses, une niche pratiquée au coin d’Or San Michele, vis-à-vis des Cimatori. Bien que le modèle de Jacopo fût plus beau que celui de Baccio, celui-ci, grâce à sa réputation de vieux maître, obtint la commande ; le modèle de Jacopo appartient aujourd’hui aux héritiers de Nanni Unghero. Sansovino, étant grand ami de Nanni, fit pour lui quelques modèles de grands enfants en terre, et celui d’un saint Nicolas da Tolentino. Toutes ces statues furent ensuite exécutées en bois, grandeur naturelle, avec l’aide du Sansovino, et placées dans la chapelle de ce saint, qui est dans l’église de Santo Spirito.

Cet ouvrage, ainsi que d’autres, avait rendu Jacopo célèbre parmi les artistes de Florence. Comme on le considérait comme un jeune homme de beau génie et d’excellentes manières, Giuliano da San Gallo, architecte du pape Jules II, le conduisit à Rome, à sa grande satisfaction. Comme les antiques du Belvédère lui plurent infiniment, il se mit à les dessiner, et Bramante, architecte du pape, qui tenait le premier rang et habitait le Belvédère, ayant vu de ses dessins, ainsi qu’une statuette nue couchée et en terre, qui tenait un vase destiné à servir d’encrier, le prit tellement en amitié qu’il le chargea, avec l’Espagnol Beruguetta, Zaccheria Zacchi da Volterra et le Vecchio[5] de Bologne, de modeler en cire le groupe de Laocoon, pour le jeter en bronze. Lorsque les modèles furent achevés. Bramante les montra à Raphaël pour savoir quel était celui des quatre qui se comportait le mieux ; Raphaël jugea que Sansovino, malgré sa jeunesse, avait de beaucoup surpassé tous les autres. Le cardinal Domenico Grimani conseilla alors à Bramante de faire jeter en bronze le Laocoon de Jacopo ; le groupe réussit parfaitement à la fonte, et dès qu’il fut réparé, on le remit au cardinal Grimani. Il le conserva aussi précieusement que s’il eût été antique, et le légua, en mourant, à la sérénissime république de Venise, qui, après l’avoir gardé durant plusieurs années dans la salle du Conseil des Dix, le donna, en 1534, au cardinal de Lorraine qui le transporta en France[6].

Tandis que Sansovino augmentait chaque jour sa réputation à Rome par ses études de l’art, Giuliano da San Gallo, chez lequel il demeurait au Borgo Vecchio, tomba malade et se fit porter en litière à Florence pour changer d’air. Jacopo obtint alors, par le crédit de Bramante, un logement dans le palais de Domenico della Rovere, cardinal de San Clemente, au Borgo Vecchio, et fut mis en relation avec Luca Signorelli, Bramantino de Milan et Bernardino Pinturicchio. Dans le même palais logeait Pietro Perugino qui peignait alors, pour le pape Jules, la voûte de la chambre, dans la tour Borgia ; Pietro, ayant vu la belle manière de Sansovino, lui fit faire, pour s’en servir, quantité de modèles en cire, entre autres, un Christ descendu de la croix, en haut relief, avec des échelles et des figures, qui fut une œuvre remarquable. Ce Christ, ainsi que d’autres œuvres de même sorte, et les modèles de diverses compositions, fut recueilli par Monseigneur Giovanni Caddi ; elles sont toutes à présent dans sa maison de Florence, sur la Piazza di Madonna[7].

Bramante, désirant que Jacopo fût connu du pape Jules II, lui fit confier la restauration de quelques antiques ; Jacopo s’acquitta de cette tâche avec tant d’application et d’adresse que Sa Sainteté et tous les artistes s’accordèrent à dire que l’on ne pouvait faire mieux. Ces éloges l’aiguillonnèrent au point que, ne tenant pas compte de la gracilité de sa complexion, et s’étant livré à quelques excès de jeunesse, il tomba malade et dut retourner à Florence, où l’air natal, la force de la jeunesse et les soins des médecins lui rendirent bientôt la santé.

À cette époque, Messer Pietro Pitti, qui était chargé de faire sculpter en marbre une Madone destinée à la façade du Mercato Nuovo, où est l’horloge, pensa que, comme il y avait à Florence quantité de valeureux jeunes artistes et d’anciens maîtres, il fallait allouer le travail à celui qui présenterait le meilleur modèle. Il en demanda un à Baccio da Montelupo, Zaccheria Zacchi da Volterra, Baccio Bandinelli et au Sansovino. Ce dernier fut proclamé vainqueur par Lorenzo di Credi, peintre excellent et homme judicieux, ainsi que par les autres juges, les artistes et les connaisseurs. Mais, bien que cette œuvre lui eût été allouée, Averardo da Filicaia, qui était son ennemi et qui favorisait grandement Bandinelli, n’épargna rien pour traîner en longueur la livraison du bloc de marbre qui lui était nécessaire. Ce que voyant, d’autres citoyens confièrent à Jacopo l’exécution de l’un des grands Apôtres en marbre, destinés à Santa Maria del Fiore. Jacopo fit aussitôt un modèle qu’il céda après à Messer Bindo Altoviti, et suivant lequel il sculpta un saint Jacques merveilleusement beau, et traité avec autant d’habileté, en ce qui concerne les draperies, les bras et les mains. Cette statue est restée dans l’Œuvre, du jour où elle a été terminée par le Sansovino, jusqu’à l’année 1565, époque à laquelle elle a été mise en place[8]. Dans le même temps, il fit, pour Messer Giovanni Gaddi, une Vénus en marbre placée sur une niche et admirable ; il en est de même du modèle qui est dans la maison de Messer Francesco Montevarchi, grand ami de ces arts, mais ce modèle a péri dans l’inondation causée par l’Arno, l’an 1558. Il fit encore un enfant en étoupe et un cygne admirable en marbre, pour le même Giovanni Gaddi, avec beaucoup d’autres œuvres qui sont dans sa maison. Pour Messer Bindo Aldoviti, il fit faire une cheminée qui coûta fort cher, toute en macigno, sculptée par Benedetto da Rovezzano : elle est placée dans le palais Altoviti, à Florence. Bindo lui demanda également un bas-relief de petites figures, destiné à prendre place sur la frise de cette cheminée. Elle renferme Vulcain et, les autres dieux, et c’est une œuvre remarquable. Bien plus beaux sont deux enfants en marbre, qui étaient sur l’amortissement de cette cheminée, et qui tenaient dans leurs mains les armes des Altoviti. Ils ont été enlevés par le seigneur don Luigi da Toledo, qui habite le palais dudit Messer Bindo, et qui les a placés sur une fontaine, dans son jardin de Florence, derrière les frères Servi. Deux autres enfants, également en marbre, d’une beauté extraordinaire, sont de la main du même, dans la maison de Giovan Francesco Ridolfi : ils tiennent de même des armes de cette famille. Toutes ces œuvres firent regarder Sansovino, dans tout Florence, et par les hommes de l’art, comme un maître gracieux et excellent[9]. Giovan Bartolini lui demanda ensuite un jeune Bacchus, en marbre et grand comme nature, qu’il destinait à orner une maison qu’il avait bâtie dans son jardin de Gualfonda. Le modèle de Sansovino plut tellement à Giovanni que celui-ci s’empressa de lui envoyer un bloc de marbre ; de son côté, Jacopo se mit au travail avec une telle ardeur que sa main semblait ailée comme son esprit. Pour faire une œuvre parfaite, et bien que ce fût en hiver, il exécuta son Bacchus entièrement d’après le modèle, faisant poser nu, dans son atelier, une bonne partie de la journée, un de ses apprentis nommé Pippo del Fabbro. Sa statue[10], une fois achevée, fut regardée comme le plus beau morceau qui eût jamais été produit par un maître moderne ; Jacopo y résolut une grande difficulté qu’on n’avait pas encore abordée, en faisant tenir à son Bacchus, au bout du bras levé en l’air, une coupe de marbre à peine posée dans les doigts entr’ouverts. Cette figure, en outre, a une attitude tellement naturelle, de quelque côté qu’on la voie, les bras et les jambes sont si bien proportionnés et si bien attachés au torse, qu’à la voir et à la toucher, elle semble être de la chair. Tant que Giovanni vécut, elle resta à Gualfonda où elle fut visitée et admirée par tous les Florentins et par les étrangers : mais, après la mort de Giovanni, elle fut donnée par son frère Gherardo au duc Cosme, qui la conserve précieusement dans ses appartements, avec une foule d’autres belles statues en marbre. Il fit encore pour Giovanni un crucifix en bois, fort beau, qui est dans son palais avec quantité d’antiques et d’œuvres de Michel-Ange.

L’an 1515, la venue de Léon X à Florence ayant donné lieu à de riches décorations, non seulement Sansovino donna le dessin de plusieurs des arcs de triomphe en bois qui furent dressés dans différents endroits de la ville, mais encore, il fit, en compagnie d’Andrea del Sarto, pour Santa Maria del Fiore, une façade en bois, ornée de statues et de bas-reliefs. En la voyant, Léon X dit que c’était grand dommage que l’on n’eût pas fait ainsi la véritable façade de ce temple, commencée par Arnolfo da Cambio. Le pape, à son retour de Bologne, où il eut une entrevue avec le roi François Ier, ayant résolu de faire mettre une façade en marbre à San Lorenzo, tandis que l’on attendait de Rome Raphaël et Michel-Ange, Jacopo fit un dessin qui fut universellement approuvé, et d’après lequel Baccio d’Agnolo exécuta un très beau modèle en bois. Michel-Ange ayant présenté de son côté un modèle, il lui fut ordonné, ainsi qu’au Sansovino, d’aller à Pietrasanta. Y ayant trouvé des marbres en grande quantité, mais d’un transport difficile, ils perdirent du temps, et trouvèrent, à leur retour à Florence, que le pape était parti pour Rome. Ils le suivirent avec leurs modèles, et Jacopo arriva au moment précis où Michel-Ange montrait son modèle à Léon X, dans la tour Borgia. Jacopo comptait au moins être chargé, sous la direction de Michel-Ange, d’une partie des statues de l’ornementation, car il avait la parole du pape, mais il ne tarda pas à s’apercevoir que Michel-Ange voulait être seul[11]. Toutefois, pour ne pas avoir fait un voyage inutile, il se décida à rester à Rome et à s’y occuper à des travaux d’architecture et de sculpture. Il exécuta alors en marbre, pour le Florentin Giovan Francesco Martelli, une Madone tenant l’Enfant Jésus et plus grande que nature, qui fut placée sur un autel, à la façade intérieure de Sant’Agostino, à main droite en entrant[12]. Peu de temps après, il fit, pour l’autel de la chapelle construite dans l’église des Espagnols, à Rome, par le cardinal Alborense, un saint Jacques qui fut très admiré et lui valut une grande réputation.

Pendant qu’il sculptait cette statue, il fit le plan et le modèle et commença à faire construire l’église de San Marcello, appartenant aux frères des Servi ; c’est une très belle œuvre. Continuant à être employé dans des œuvres d’architecture, il fit, pour Messer Marco Coscia, une admirable loggia sur la route qui va de Rome au Ponte Molle, par la Via Flaminia. Pour la Compagnia del Crocefisso, dans l’église San Marcello, il fit un Crucifix en bois, destiné à être porté dans les processions, très agréable à voir ; pour le cardinal Antonio di Monte, il commença une grande bâtisse dans sa vigne, hors de Rome, sur l’Acqua Vergine. On peut lui attribuer un fort beau buste en marbre du vieux cardinal di Monte susdit, qui est aujourd’hui dans le palais du seigneur Fabiano, à Monte San Savino, au-dessus de la salle principale. Il fit construire encore le palais de Messer Luigi Leoni, très commode et, in Banchi, un palais destiné à la famille Gaddi, qui fut ensuite acheté par Filippo Strozzi : il est certes commode et très beau, avec une foule d’ornements[13].

À cette époque, et à l’exemple des Allemands, des Français et des Espagnols, qui avaient déjà construit à Rome, où étaient en train d’y construire des églises nationales, et qui y faisaient célébrer la messe, la nation florentine, appuyée par Léon X, avait demandé à en faire autant. Le pape ayant donné pouvoir à Lodovico Capponi, alors consul de la nation, il fut décidé que l’on élèverait, à l’entrée de la Strada Giulia, sur le bord du Tibre, une immense église dédiée à saint Jean-Baptiste, et qui surpasserait en magnificence, en grandeur et en richesse, les églises des autres nations. Raphaël d’Urbin, Antonio da San Gallo, Baldassare Peruzzi et Sansovino ayant présenté des dessins, celui de ce dernier fut préféré par le pape, pour avoir, conformément au plan que l’on voit dans le second livre d’architecture de Sebastiano Serlio^ projeté de placer une tribune à chacun des quatre angles de l’édifice, et une plus grande au milieu. Tous les chefs de la nation florentine s’étant rangés à l’avis du pape, on commença à jeter les fondations de l’église qui devait avoir vingt-deux cannes de longueur. Comme on voulait que la façade fût sur l’alignement des maisons de la Strada Giulia, le terrain se trouva insuffisant, et l’on fut forcé d’empiéter de quinze cannes sur le lit du Tibre. Cela plut à beaucoup de gens, comme étant plus coûteux et grandiose de jeter les fondations dans l’eau ; on commença donc le travail qui nécessita une dépense de plus de quarante mille écus, qui auraient suffi à faire la moitié de la bâtisse. Sur ces entrefaites, Jacopo, directeur de la construction, en surveillant les travaux de fondation, fit une chute et se blessa grièvement ; obligé de se faire porter à Florence pour se guérir, il laissa à Antonio da San Gallo le soin de terminer les fondations. Mais la mort, en frappant Léon X, enleva à la nation florentine son principal appui, et l’exécution de l’église resta suspendue durant le règne entier d’Adrien VI ; enfin, sous Clément VII, Sansovino fut rappelé pour suivre le plan initial. Il se remit donc à l’œuvre, et entreprit en même temps le tombeau du cardinal d’Aragon et celui du cardinal Aginense. À ce moment il était pour ainsi dire maître de Rome, les seigneurs lui confiaient les travaux les plus importants, trois papes l’avaient honoré de leur faveur, et Léon X, entre autres, l’avait nommé chevalier de Saint-Pierre, dignité qu’il vendit pendant sa maladie. Déjà il avait commencé à sculpter les ornements et achevé les modèles des figures destinées aux tombeaux des deux cardinaux, lorsque Dieu, pour châtier Rome et abaisser l’orgueil de ses habitants, permit que le connétable de Bourbon livrât cette ville au pillage, le 6 mai 1527. Ce désastre contraignit Jacopo à s’enfuir de Rome et à se réfugier à Venise, pour de là passer en France, où depuis longtemps le roi l’avait invité à se rendre. Mais le prince Andrea Gritti le détermina à se fixer à Venise ; précisément, peu de jours auparavant, le cardinal Domenico Grimani lui avait fait entendre que le Sansovino se trouvait à point à Venise, pour restaurer les coupoles de l’église Saint-Marc qui, à cause de leur vétusté, de la faiblesse des fondations et de la mauvaise construction de leurs chaînages, s’étaient ouvertes et menaçaient ruine. Gritti le fit donc appeler, et, après de longues pntrevues, lui fit accepter la tâche d’éviter la ruine entière des coupoles. Il en garnit d’abord l’intérieur de solides armatures en bois, puis il les entoura, en dehors, d’un cercle en fer, en leur assurant une solidité à toute épreuve en renouvelant les fondations des piliers qui leur servaient de supports. Ce travail excita l’admiration de Venise et contenta au plus haut point le prince Gritti ; bien plus, il montra au sérénissime Sénat de quoi le Sansovino était capable, et, comme l’architecte des procurateurs de Saint-Marc venait de mourir (c’est la plus haute charge que ces seigneurs donnent à leurs ingénieurs et à leurs architectes), ils le nommèrent à cette place, en lui donnant la maison afférant à la charge, avec un honorable traitement[14].

Étant donc entré dans cet office, il commença à l’exercer, en ayant l’œil à tout, tant sur les constructions que sur l’observation des marchés et sur la tenue des livres, consacrant tous ses soins à tout ce qui regardait l’église de Saint-Marc, les commissions qui sont en grand nombre et tous les marchés qui se négocient dans cette procuratie. Il fut d’une amabilité extraordinaire avec les procurateurs, empressé à bien les servir, et à amener ce qu’ils demandaient pour la grandeur, la beauté et l’ornementation de l’église, de la ville et de la place publique (ce que n’avait jamais fait aucun autre chargé de cet office). Il leur procura diverses ressources et profits, grâce aux inventions que son génie subtil et délié sut trouver, et toujours en ne leur occasionnant que peu ou point de dépense. C’est ainsi que l’an 1529, comme il se trouvait entre deux colonnes de la place quelques boutiques de bouchers et, entre d’autres colonnes, des baraques en bois pour les besoins naturels des passants (chose grossière et honteuse, tant pour la dignité du palais et de la place publique, que pour les étrangers qui entraient à Venise, du côté de San Giorgio, et tombaient d’abord sur cette malpropreté), Jacopo montra au prince Gritti l’honnêteté et l’à-propos de sa pensée, et fit enlever boutiques et baraques. Les boutiques furent placées là où elles sont maintenant, avec quelques places réservées pour les vendeurs de légumes, ce qui donna à la procuratie sept cents ducats de plus de revenu, tout en contribuant à l’embeUissement de la place et de la ville. Peu de temps après, voyant que, dans la Merceria, et en allant au Rialto, près de l’Horloge, il suffisait de jeter à terre une maison qui payait vingt ducats de loyer, pour pratiquer une rue qui irait à la Spadaria, il amena ainsi la hausse des loyers pour les maisons et les boutiques des environs ; en supprimant cette maison, il augmenta leurs revenus de cent cinquante ducats l’an. Il construisit en outre, dans cet endroit, l’Osteria del Pellegrino, et une autre au Campo Rusolo, avec quatre cents ducats de plus. Il rendit les mêmes services aux procurateurs dans les constructions de la Pescaria et d’autres occasions diverses, maisons, boutiques et autres, en plus d’un endroit, en sorte que finalement la procuratie, voyant ses revenus augmentés de plus de deux mille ducats, pouvait à juste titre l’aimer et le voir de bon œil[15].

Ensuite, par l’ordre des procurateurs, il mit la main à l’admirable et riche construction de la Libreria, à côté du Palais Public. Les ordres de l’architecture dorique et corinthien, aussi bien que ceux des sculptures, des corniches, des colonnes, des chapiteaux et des demi-figures font de cette œuvre une merveille, sans qu’on ait regardé le moins du monde à la dépense. Ce bâtiment renferme des pavements extrêmement riches, des stucs, des peintures dans les salles, les escaliers publics, sans parler de l’entrée principale aussi commode que richement décorée, et qui témoigne par sa grandeur et sa majesté de quoi était capable le Sansovino.

Cette manière de faire fut cause que dans cette ville, où jusqu’alors on n’avait jamais pensé à autre chose qu’à faire les maisons et les palais dans un seul style, chacun suivant toujours les mêmes idées, avec les mêmes mesures et dans les errements anciens, sans jamais apporter de modifications, suivant le site où l’on se trouvait, ou selon le but que l’on voulait atteindre, fut cause, dis-je, que l’on commença à construire les édifices publics et privés sur de nouveaux dessins, avec un meilleur ordre, et selon la doctrine antique de Vitruve. D’après le dire des connaisseurs et de ceux qui ont vu différentes parties du monde, cette méthode est sans égale.

Il construisit ensuite le palais de Messer Giovanni Delfino[16], place sur le canal Grande, au delà du Rialto, et face à la Riva del Ferro ; il coûta trente mille ducats. Il construisit pareillement celui de Messer Lionardo Moro, à San Girolamo, qui est d’une grande valeur et assez semblable à une forteresse. On lui doit le palais de Messer Luigi de’ Garzoni, plus large de treize pas en tous sens que le Fondaco de’Tedeschi ; toutes les commodités y sont réunies, au point que l’eau court par tout le palais : orné de quatre figures très belles du Sansovino, il est à Ponte Casale in contado. Plus beau encore est le palais de Messer Giorgio Cornaro[17], sur le canal Grande, qui, sans aucun doute, surpasse tous les autres en commodité, en grandeur, en majesté, et qui est regardé comme le plus beau peut-être qui soit en Italie.

Si nous laissons de côté les constructions particulières, la Scuola ou Fraternità della Misericordia[18], œuvre considérable, qui a déjà coûté cent trente mille écus, sera, si on l’achève, le plus magnifique édifice de toute l’Italie. On doit encore au Sansovino l’église de San Francesco della Vigna où habitent les Frati de’Zoccoli ; c’est une construction considérable dont la façade est d’un autre maître[19]. La loggia qui est autour du campanile de San Marco, d’ordre corinthien, fut élevée sur ses dessins[20], avec une riche ornementation de colonnes et de quatre niches ; elles renferment quatre figures, un peu moins grandes que nature, en bronze et d’une souveraine beauté, qui sont dues à sa main, avec divers sujets et figures en bas-relief. Cette loggia fait une base admirable au campanile qui a deux cent quatre-vingt-douze pieds de haut sur trente-cinq de largeur au pied.

De tous les édifices élevés par le Sansovino, le plus beau, le plus riche et le plus solide est la Zecca de Venise, tout en fer et en pierre ; il n’y est pas entré une pièce de bois, par crainte du feu. À l’intérieur, elle est distribuée avec tant d’à-propos et de commodité, pour le service de tant d’ouvriers, qu’il n’y a pas, dans le monde entier, de Monnaie si bien ordonnée et plus solide. Jacopo la construisit en bossage, genre qui causa beaucoup d’étonnement à Venise où jusqu’alors il n’avait pas été employé.

Il y a encore de sa main l’église de Santo Spirito[21] dans les lagunes, qui est très gracieuse ; la façade de San Gimignano[22] qui illumine vraiment la place, celle de San Giuliano dans la Merceria ; à San Salvadore, le riche tombeau du prince Francesco Veniero[23]. Sansovino construisit aussi, au Rialto, sur le canal Grande, les Fabbriche Nuove delle Volte, qui sont si commodes que presque chaque jour il s’y tient un marché où accourent les gens du pays et des environs. Plus admirable encore est la construction toute nouvelle qu’il fit pour les Tiepoli, à la Misericordia. Ce grand palais, situé sur le canal et comprenant plusieurs appartements vraiment royaux, avait des fondations si mal établies dans l’eau, que l’on pouvait s’attendre à voir l’édifice s’écrouler avant peu d’années. Le Sansovino refit en sous-œuvre toutes les fondations, en pierres énormes posées dans le canal, tandis que l’on soutenait le bâtiment avec des étais merveilleux, et que ses possesseurs continuaient à l’habiter en toute sécurité.

Pendant qu’il était occupé à ces constructions, il n’a jamais cessé pour cela de produire journellement des œuvres belles et importantes de sculpture en marbre et en bronze. Au-dessus du bénitier des religieuses de la Ca Grande[24], il y a de lui un saint Jean-Baptiste en marbre, très beau et très estimé[25]. À Padoue, dans la chapelle du Santo, il y a un grand bas-relief, en marbre, de sa main, en figures de demi-relief représentant un miracle de saint Antoine de Padoue[26]. Au bas des escaliers du palais de Saint-Marc, il fait, en ce moment[27], deux statues colossales, en marbre, hautes de sept brasses, à savoir un Neptune, et un Mars, emblèmes de la puissance que la sérénissime république possède sur terre et sur mer.

Pour le duc de Ferrare, il fit un Hercule, et, pour la chaire de l’église Saint-Marc, il jeta en bronze six bas-reliefs[28] d’une brasse de hauteur sur une brasse et demie de largeur, contenant des sujets tirés de la vie de saint Marc l’évangéliste. La même église lui doit les portes en bronze de la sacristie, couvertes de sujets empruntés à la vie du Christ, et la Madone en marbre, grande comme nature, qui est sur la porte d’entrée[29]. Il est aussi l’auteur de la belle Madone en marbre portant l’Enfant Jésus, que l’on voit au-dessus de la porte de l’Arsenal[30].

Non seulement tous ces travaux ont illustré et orné la république, mais encore ils ont valu à Sansovino une immense réputation, l’amitié des seigneurs vénitiens et le respect des autres artistes ; on n’entreprenait aucun ouvrage de sculpture et d’architecture sans le consulter. Et certes, il avait bien mérité d’occuper le premier rang parmi les maîtres de Venise et d’être aimé et vénéré par les nobles et par les plébéiens, car Venise lui doit sa rénovation presque complète et la connaissance de la vraie et bonne architecture.

Les connaisseurs disent que Sansovino, tout en étant inférieur à Michel-Ange, lui fut supérieur en certaines choses ; en effet, il n’eut pas son pareil pour les draperies et la beauté de ses têtes de femmes et d’enfants. Il était âgé de 93 ans lorsqu’un jour, se sentant fatigué, il se mit au lit. Etant resté un mois et demi dans cet état, ses forces diminuèrent peu à peu et il mourut le 2 novembre 1570[31]. Il fut enseveli avec pompe dans sa chapelle de l’église San Gimignano.

Il eut de nombreux élèves, entre autres, parmi les Toscans, Bartolommeo Ammanato, qui, tout récemment, a terminé un Neptune de marbre, haut de dix brasses et demie ; mais comme la fontaine[32] au milieu de laquelle il doit être placé n’est pas encore achevée, nous n’en parlerons pas davantage.



  1. Cette famille était originaire de Poggibonsi, Jacopo, né le 3 juillet 1486, fils d’Antonio del Tatta [Livres des Baptêmes, Archives de Santa Maria del Fiore.]
  2. Michel-Ange naquit au château de Caprese, dans le Casentin, en 1475.
  3. Au-dessus de la porte principale de San Giovanni.
  4. C’est la Madonna delle Arpie, de 1517, aux Offices.
  5. Domenico Aimo, de son vrai nom.
  6. On en a perdu la trace.
  7. Elles sont actuellement au Musée de South-Kensington, à Londres.
  8. À l’un des pilastres du grand arc de la nef. Statue commandée le 20 juin 1511 ; terminée en 1513.
  9. Toutes ces œuvres paraissent perdues.
  10. Actuellement au Musée National.
  11. Jacopo s’en plaint amèrement dans une lettre injurieuse adressée à Michel-Ange le 30 juin 1517.
  12. Cette Vierge est en place.
  13. Toutes ces œuvres paraissent perdues.
  14. Nommé le 1er avril 1529. Son traitement fut successivement porté de 80 ducats à 200 ducats en 1544.
  15. Il fut affranchi de la taxe militaire en même temps que Titien.
  16. Qui appartient actuellement aux comtes Manin ; il ne reste du Sansovino que la façade.
  17. Existe encore.
  18. Commencée en 1508, sur le modèle de Leopardi ; continuée par Pietro Lombardo, reprise vers 1532 par le Sansovino. Restée inachevée.
  19. D’Andrea Palladio.
  20. Commandée en 1540. Le campanile s’est écroulé le 14 juillet 1902, écrasant la loggia de Sansovino, qui a été rétablie dans son état primitif.
  21. Démolie ultérieurement.
  22. Démolie en 1807.
  23. Mort en 1556 ; ce tombeau existe encore.
  24. Santa Maria de’Frari.
  25. Existe encore.
  26. Une jeune fille noyée et ressuscitée. Signé : Jacobus Sansovinus, sculp. et architec. floren.
  27. En 1567, au pied de la Scala de’Giganti. En place.
  28. Dans le presbytère de l’église ; il fit également les statues des quatre Evangélistes placées sur le jubé.
  29. Existent encore.
  30. N’existent plus.
  31. Le 27 novembre 1570, d’après l’inscription de son tombeau, placé depuis dans l’oratoire privé du séminaire della Salute.
  32. C’est la fontaine monumentale de Jean Bologne, sur la place de la Seigneurie.