Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Fra Giovanni da FIESOLE

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 376-382).
Fra Giovanni da FIESOLE
De l’Ordre des Frères Prédicateurs
Peintre, né en 1387 mort en 1455

Fra Giovanni[1] Angelico da Fiesole, qui dans le monde s’appelait Guido, ayant été excellent peintre et miniaturiste autant que bon religieux, mérite, pour l’une et l’autre raisons, qu’il soit fait de lui mention particulièrement honorable. Il lui aurait été facile d’avoir une haute situation dans le monde, car, outre ses biens de famille, il pouvait gagner tout ce qu’il voulait, avec son art qu’il possédait parfaiternent depuis sa jeunesse ; mais étant d’un caractère doux et modeste, il aima mieux, pour son agrément et son repos, surtout pour le salut de son âme, entrer dans l’ordre des Frères Prédicateurs[2].

On voit de la main de Fra Giovanni, dans son couvent de San Marco, à Florence, plusieurs livres de chœur[3] ornés de miniatures si belles qu’on ne saurait imaginer mieux, et il en laissa de semblables à San Domenico da Fiesole, exécutés avec un soin incroyable. Il est vrai qu’il fut aidé dans ce travail par un frère, plus âgé que lui, qui était également miniaturiste et peintre très habile.

Une des premières œuvres qui sortirent des mains de ce bon Père fut, dans la Chartreuse de Florence, un tableau[4] placé dans la grande chapelle du cardinal degli Acciainoli ; il représente la Vierge tenant l’Enfant Jésus, entourée de quatre saints et ayant à ses pieds des anges qui chantent et jouent de divers instruments ; la prédelle renferme des épisodes de la vie de ces saints, exécutés avec un soin infini. Dans la croisée de la même chapelle, on voit deux autres de ses tableaux[5], savoir un couronnement de la Vierge et une Madone entre deux saints, sur fond d’outremer. Il peignit ensuite, sur la cloison transverse de Santa Maria Novella, et à côté de la porte voisine du chœur, une fresque[6] (6), représentant saint Dominique, sainte Catherine de Sienne et saint Pierre, martyr, ainsi que plusieurs petits sujets, dans la chapelle du Couronnement de la Vierge[7]. Sur les volets de l’ancien orgue, il peignit sur toile une Annonciation[8] qui est aujourd’hui dans le couvent, en face de la porte du dortoir d’en bas, entre les deux cloîtres.

Pour son mérite, ce bon Père fut aimé par Cosme de Médicis au point que celui-ci, après avoir fait construire l’église et le couvent de San Marco, lui fit peindre, sur une des parois du Chapitre, toute la Passion de Jésus-Christ[9]. D’un côté sont tous les saints qui ont été chefs et fondateurs d’ordres religieux, pleurant amèrement au pied de la croix ; de l’autre, saint Marc l’évangéliste venant en aide à la Mère du Fils de Dieu qui s’est évanouie à la vue du Sauveur du monde crucifié ; autour d’elle sont les Maries désolées qui la soutiennent, saint Cosme et saint Damien. On dit que, sous la figure de saint Cosme, Fra Giovanni représenta, d’après nature, Nanni d’Antonio di Banco, sculpteur et son ami. Sous cette fresque, il peignit, dans la frise qui court au-dessus des dossiers d’appui, saint Dominique, au pied d’un arbre dont les branches portent des médaillons renfermant les portraits des papes, des cardinaux, des évêques, des saints et des maîtres en théologie qui avaient appartenu jusqu’à cette date à l’ordre des Prédicateurs. Grâce à l’aide des moines de son couvent, qui firent des recherches en divers lieux, il introduisit dans cette œuvre des portraits d’une authenticité incontestable, tels que ceux de saint Dominique, d’Innocent V et autres ; toutes ces têtes sont d’une beauté et d’une grâce remarquables.

Dans le premier cloître, il remplit les lunettes de plusieurs figures à fresque très belles, et il peignit un saint Dominique au pied d’un crucifix très estimé. Outre une quantité de peintures faites dans les cellules et sur les murs, il laissa dans le dortoir une peinture tirée du Nouveau Testament, aussi belle qu’on peut l’imaginer. Mais particulièrement beau et merveilleux est le tableau du maître-autel[10], dans l’église du couvent, parce que, outre la Madone qui pousse à la dévotion, par sa simplicité, quiconque la regarde, et les saints qui l’entourent et qui sont aussi beaux ; la prédelle[11] représentant le supplice de saint Cosme, de saint Damien et d’autres martyrs est si bien peinte qu’on ne saurait rien imaginer de plus soigné, de plus fin et de mieux entendu que ces petites figures. Il peignit pareillement le tableau du maître-autel[12] à San Domenico di Fiesole, qui, sous prétexte qu’il semblait se détériorer, a été retouché par d’autres artistes et gâté[13]. La prédelle et le tabernacle du Saint Sacrement se sont mieux conservés[14], et les innombrables petits personnages qui apparaissent dans une gloire céleste sont si beaux et semblent si bien des hôtes du paradis que l’on ne peut se rassasier de les regarder. Dans une chapelle de la même église, il y a une Annonciation[15] de sa main, peinte sur bois ; le profil de l’ange Gabriel est si délicat et si divin qu’il ne paraît vraiment pas être une couvre humaine, mais sortir du paradis. Dans le fond du paysage, on aperçoit Adam et Eve, causes premières de l’Incarnation du Rédempteur. La prédelle représente plusieurs petits sujets fort beaux. Mais, sur toutes choses qu’il peignit, Fra Giovanni se surpassa lui-même et il montra toute son intelligence de l’art dans un tableau qui est dans la même église, à gauche de la porte d’entrée, et qui représente Jésus-Christ couronnant la Vierge[16], au milieu d’un chœur d’anges ; au-dessous, une multitude de saints et de saintes, en si grand nombre, avec des attitudes et des airs de fête si variés, que l’on éprouve un plaisir et une douceur incroyables à les regarder ; il semble que ces bienheureux esprits ne pourraient être autrement dans le ciel, ou, pour mieux dire, s’ils avaient un corps, ils ne pourraient être autrement. Car, non seulement les saints et les saintes de ce tableau sont pleins de vie, avec des figures douces et délicates, mais encore le coloris de toute l’œuvre paraît avoir été fait par un saint ou un ange sorti de leurs rangs. Aussi est-ce avec raison que ce bon religieux fut toujours appelé Frate Giovanni Angelico. Les scènes représentées sur la prédelle, empruntées à la vie de la Vierge et à celle de saint Dominique, sont, en leur genre, divines. Je déclare en toute sincérité que je ne vois jamais ce tableau sans le trouver toujours nouveau, et ce n’est jamais sans peine que je m’en éloigne.

À Florence, dans la chapelle della Nunziata, que fit construire Pierre, fils de Cosme de Médicis, Fra Giovanni peignit les volets[17] de l’armoire où l’on renferme les vases d’argent, et y représenta des figures en petites dimensions remarquablement exécutées. Ce Père exécuta tant de peintures dans les maisons des Florentins, que j’en suis souvent resté stupéfait, me demandant comment un seul homme avait pu produire avec cette perfection, même en y consacrant de longues années, de si nombreuses et de si belles œuvres.

On lui doit aussi les peintures[18] qui sont dans l’arc, au-dessus de la porte de San Domenico, et une Déposition de Croix[19] peinte sur bois, qui se trouve dans la sacristie de Santa Trinità, et que l’on peut compter parmi ses meilleures productions. À San Francesco, hors la porte de San Miniato, il laissa une Annonciation[20], et à Santa Maria Novella il enrichit de petites peintures le cierge pascal et plusieurs petits reliquaires[21] que l’on met sur l’autel aux jours de grande solennité. À la Badia, il peignit, sur une porte du cloître, un saint Benoit qui recommande le silence[22]. Pour l’Arte de’ Linaiuoli, il fit un tableau qui est dans leur bureau[23]. À Cortona, il décora un arc[24], au-dessus de la porte de l’église de son ordre, et il peignit également le tableau du maître-autel[25]. À Orvieto, il commença sur la voûte de la chapelle vouée à la Madone, dans le Dôme, quelques Prophètes[26], qui furent ultérieurement terminés par Luca da Cortona[27]. Pour la Compagnie du Temple, à Florence, il peignit un tableau représentant le Christ mort[28], et dans l’église des moines degli Angeli, un Paradis et un Enfer[29], remplis de figures de petites proportions. Avec une admirable observation, il fit les bienheureux très beaux, remplis d’une allégresse et d’une joie célestes ; les damnés prêts à subir les peines de l’enfer, marqués des signes divers de la laideur et portant sur leur front l’empreinte de leur péché et de leur condamnation. On voit les bienheureux, avec quelque chose de céleste, franchir en dansant la porte du Paradis, et les damnés entraînés par les démons vers l’Enfer, pour y subir les peines éternelles. Cette œuvre est dans la dite église, à main droite en allant vers le maître-autel, où se tient le prêtre quand on chante les messes assises. Pour les religieuses de San Piero Martire, qui étaient de l’ordre des Camaldules, il peignit un tableau représentant la Vierge entre saint Jean-Baptiste, saint Dominique, saint Thomas et saint Pierre martyr avec une foule de petites figures[30]. On voit encore, dans le transept de Santa Maria Nuova, un tableau de sa main[31].

Tous ces travaux l’ayant rendu célèbre par toute l’Italie, le pape Nicolas V[32] l’appela près de lui, et lui fit peindre la chapelle où le pape entend ordinairement la messe, et dans laquelle il représenta une Déposition de Croix et divers traits de la vie de saint Laurent[33]. Il lui fit aussi enluminer plusieurs livres qui sont très beaux. À la Minerva[34], il peignit le tableau du maître-autel et une Annonciation qui est actuellement à côté de la grande chapelle, appuyé à un mur. Il décora en outre, pour le même pape, dans le Vatican, la chapelle del Sacramento, qui plus tard fut détruite par Paul III, pour livrer passage à l’escalier. Dans cette œuvre excellente, il avait exécuté à fresque, dans sa manière habituelle, quelques sujets tirés de la vie de Jésus-Christ, et il avait introduit dans ses compositions quantité de portraits de tous les personnages de son temps, qui seraient tous perdus si le Giovio n’avait eu soin de recueillir les principaux pour son musée.

Comme Fra Giovanni parut au pape une personne de sainte vie, paisible et modeste, ce qu’il était en réalité, celui-ci l’avait jugé digne de l’archevêché de Florence, qui était vacant à ce moment-là. Le Frère, l’ayant appris, le supplia de faire choix d’un autre, parce que, disait-il, il ne se sentait pas propre à gouverner les hommes ; que, son ordre comptant un Frère, ami des pauvres, plein de science et craignant Dieu, cette dignité lui conviendrait mieux qu’à lui-même. Le pape, reconnaissant la vérité de ce qu’il disait, n’insista pas, et c’est ainsi que fut nommé archevêque de Florence Frate Antonino, de l’ordre des Prédicateurs, remarquable par son savoir et sa sainteté, qui mérita d’être canonisé de notre temps par Adrien VI.

Fra Giovanni était un homme simple, et d’une grande sainteté dans ses mœurs. Un jour, le pape Nicolas V l’ayant invité à manger avec lui, il se fit conscience de manger de la viande, parce qu’il n’avait pas la permission de son prieur, oubliant ainsi l’autorité du souverain pontife. Il évitait tout ce qui était du monde ; il vécut avec tant de pureté et de sainteté, il fut avec tant de passion l’ami des pauvres, que selon moi son âme est maintenant au ciel. Il s’occupait continuellement de peinture, et ne voulut jamais représenter autre chose que des saints. Il aurait pu devenir riche, mais il ne s’en soucia pas, disant que la vraie richesse consiste uniquement à se contenter de peu. Il aurait pu commander à ses semblables, et ne le voulut pas, disant qu’il y avait moins de fatigue et de sujet d’erreur à obéir. Il dépendait de lui d’avoir des grades dans son ordre et en dehors du couvent, mais il les dédaigna, affirmant qu’il ne cherchait d’autre dignité que d’éviter l’Enfer et de gagner le Paradis. Il fut très humain et sobre, et, vivant dans la chasteté, il sut éviter les pièges du monde, répétant souvent que, pour pratiquer son art, il fallait le repos et une vie sans préoccupations ; que celui qui peint l’histoire du Christ devait toujours être avec le Christ. On ne le vit jamais en colère contre ses frères, ce qui est remarquable et me paraît incroyable, et il avait coutume d’exhorter ses amis à mieux, en souriant doucement. Avec une arriabilité surprenante, il répondait, à ceux qui lui demandaient de travailler pour eux, qu’il fallait d’abord avoir l’agrément du prieur, et qu’ensuite il n’y manquerait pas. En somme, ce bon Père, qui ne sera jamais assez célébré, fut toujours humble et modeste dans ses actions et ses propos ; les saints qu’il peignit ont plus l’air de saints que ceux de n’importe quel autre peintre. Il avait pour coutume de ne jamais retoucher ou repasser ses peintures ; il les laissait telles qu’elles venaient du premier coup, croyant, disait-il, que telle était la volonté de Dieu. On assure qu’il n’aurait jamais touché à ses pinceaux sans s’être mis auparavant en oraison. Il ne représenta jamais le Sauveur sur la Croix sans que ses joues fussent baignées de larmes ; aussi reconnaît-on dans les visages et les attitudes de ses personnages la sincérité de sa foi dans la religion chrétienne.

Il mourut en 1455, à l’âge de soixante-huit ans. Parmi ses élèves, Benozzo[35], Florentin, imita toujours sa manière. Il eut aussi pour élèves Gentile da Fabriano, et Domenico di Michelino[36]. Fra Giovanni fut enterré par ses frères à la Minerva de Rome, sous l’entrée latérale, près de la sacristie, dans un tombeau de marbre orné de son portrait[37]

On conserve à Santa Maria del Fiore deux énormes livres[38] ornés par Fra Giovanni de miniatures vraiment divines ; on ne les montre que les jours de grande solennité.


  1. Né en 1887, près du château de Vicchio, dans la province de Mugello ; fils d’un nomme Pietro. Il eut un frère nommé Benedetto, moine et miniaturiste, mort en 1448.
  2. En 1408, en même temps que son frère.
  3. Cette attribution n’est pas certaine ; plusieurs de ces livres sont encore à San Marco.
  4. Ce tableau a disparu.
  5. Ces diflérentes peintures n’existent plus.
  6. Ibid.
  7. Ces différentes peintures n’existent plus.
  8. Ibid.
  9. Les peintures de Fra Giovanni au couvent de San Marco existent encore.
  10. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts ; il y travaillait en 1438.
  11. Actuellement divisée en plusieurs fragments qui se trouvent à l’Académie des Beaux-Arts de Florence et à la Pinacothèque de Munich.
  12. Existe encore, en place.
  13. En 1501, par Lorenzo di Credi.
  14. Ni l’un ni l’autre n’existent plus.
  15. Ce tableau fut acheté en 1611 par le duc Farnèse et envoyé en Espagne. Actuellement au Musée de Madrid.
  16. Au Musée du Louvre depuis 1812.
  17. Trente-cinq petits panneaux représentant la vie et la mort de Jésus-Christ plus un Jugement dernier ; actuellement à l’Académie des Beaux-Arts.
  18. Qui n’existent plus.
  19. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts.
  20. À la Galerie nationale de Londres.
  21. Il en reste trois ; actuellement au couvent de San Marco.
  22. Existe encore, fortement restauré.
  23. C’est la grande Vierge des Offices ; commandée en 1433.
  24. Une Vierge entourée de saints, qui existe encore.
  25. Tableau inconnu.
  26. Existent encore.
  27. Luca Signorelli.
  28. À l’Académie des Beaux-Arts.
  29. Ibid.
  30. Actuellement au Palais Pitti.
  31. C’est le Couronnement de la Vierge des Offices.
  32. Erreur : lire Eugène IV vers 1445. Nicolas V lui fit ensuite peindre sa chapelle, commencée en 1449, interrompue par un voyage en Toscane et terminée en 1452.
  33. Ces peintures existent encore.
  34. Les peintures de la Minerva n’existent plus.
  35. Gozzoli, dont on lira la Vie plus loin.
  36. Auteur du tableau représentant Dante, qui se trouve au Dôme de Florence, peint en 1466. Né en 1417, mort en 1491.
  37. Ce tombeau existe encore.
  38. Actuellement à la Bibliothèque Laurentienne ; attribution incertaine.