Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacomo PALMA et Lorenzo LOTTO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 213-216).
Jacomo PALMA et Lorenzo LOTTO
Peintres vénitiens ; le premier, né en 1480 ( ?), mort en 1528 ;
le second, ne en 1480, mort en 1554 ( ?)

Bien que Palma[1], peintre vénitien, ne fût pas un maître excellent ni rare dans la perfection de la peinture, néanmoins, sa manière est si soignée et il s’appliqua tellement à vaincre les difficultés de l’art, que ses œuvres, sinon toutes, au moins une grande partie, ont du bon, par leur vive imitation de la nature humaine. Son coloris est plus uni, plus fondu et plus étudié que son dessin n’est vigoureux, comme on peut s’en rendre compte, à Venise, par une foule de tableaux et de portraits qu’il exécuta pour divers gentilshommes. Je n’en dirai rien, parce que je veux me borner à quelques tableaux et à un portrait que je regarde comme divin et merveilleux. L’une de ces œuvres[2] est à Sant’Antonio de Venise, non loin de Castello, et une autre, représentant l’Adoration des Mages[3], est sur le maître-autel da Sant’ Elena, près du Lido, où les moines de Monte Oliveto ont leur monastère. Elle renferme plusieurs têtes vraiment dignes d’éloges, comme sont également les draperies qui recouvrent les figures et qui sont exécutées avec de beaux plis. Le Palma fit encore, dans l’église de Santa Maria Formosa, sur l’autel des bombardiers, une sainte Barbe[4], grande comme nature, et, sur les côtés, deux figures plus petites, à savoir : un saint Sébastien et un saint Antoine. La sainte Barbe est une des meilleures figures que ce peintre ait faites.

À San Moisè, près de la place Saint-Marc, il fit un tableau représentant la Vierge dans les airs et saint Jean à ses pieds[5]. Dans la salle où se rassemblent les membres de la Scuola di San Marco, sur la place de San Giovanni e Paolo, en concurrence de tableaux qu’y avaient exécutés Gian Bellini, Giovanni Mansueti et d’autres peintres, il laissa un très beau tableau représentant la Translation du corps de saint Marc à Venise[6]. On y voit figurée une horrible tempête et quelques barques battues des vents et ayant également à lutter contre un groupe de démons qui soufflent avec rage contre elles, tandis que les matelots, à force de rames, cherchent à fendre les vagues qui menacent de les engloutir.

Mais de tous ses ouvrages, si nombreux et si estimés qu’ils soient, le meilleur et le plus étonnant est, sans contredit, son propre portrait, qu’il fit à l’aide d’un miroir, et où il se représenta la tête couverte d’une longue chevelure et le corps entouré de fourrures[7]. On ne saurait imaginer rien de plus beau, et chacun peut s’en rendre compte, puisqu’on l’expose tous les ans au public, le jour de l’Ascension. Jusqu’à présent, aucun peintre vénitien n’est allé aussi loin ; entre autres choses, on y voit un mouvement des yeux rendu de telle manière que ni Léonard de Vinci ni Michel-Ange Buonarroti n’auraient fait autrement. Si le sort eût voulu que le Palma mourût après cette œuvre, lui seul aurait eu la réputation d’avoir dépassé tous ceux que nous avons célébrés comme des génies rares et divins[8]. Comme, au contraire, il continua à vivre et à produire, il descendit de la hauteur où son début avait donné à espérer qu’il s’élèverait. Quoi qu’il en soit, un ou deux ouvrages parfaits suffisent pour racheter le blâme que les autres lui auraient mérité. Il mourut à Venise, à l’âge de 48 ans.

Lorenzo Lotto[9] peintre vénitien, fut le compagnon et l’ami du Palma. Il imita pendant un temps la manière des Bellni et prit ensuite celle du Giorgione, comme l’attestent une foule de tableaux et de portraits que l’on voit à Venise, chez divers gentilshommes. Dans la maison d’Andrea Odoni se trouve un fort beau portrait de ce seigneur[10], de la main de Lorenzo ; Tommaso da Empoli, Florentin, possède de lui une Nativité du Christ[11], figurée pendant la nuit. Elle est très belle, parce qu’elle est éclairée par la lumière qui s’échappe de la personne du Christ : on y voit encore la Madone agenouillée et un personnage entier qui adore le Christ, et dont la figure reproduit les traits de Messer Marco Loredano.

Pour les Carmes, il représenta sur un tableau un saint Nicolas revêtu d’habits pontificaux et planant dans les airs avec trois anges ; à ses pieds se tiennent sainte Lucie et saint Jean[12]. Le bas de ce tableau est occupé par un très beau paysage parsemé de petites figures et d’animaux. Sur l’un des côtés, saint Georges à cheval tue le dragon ; un peu plus loin, on aperçoit la jeune fille délivrée, et, dans le fond, une ville et un bras de mer. A San Giovanni e Paolo, dans la chapelle de saint Antonin, archevêque de Florence, il représenta ce saint assis entre deux prêtres, avec une multitude de gens dans le bas du tableau[13].

Étant encore jeune et imitant en partie la manière des Bellini et en partie celle de Giorgione, il fit, à San Domenico de Recanati, le tableau du maître-autel, divisé en six compartiments[14]. Dans celui du milieu, on voit la Vierge tenant l’Enfant Jésus et faisant remettre par un ange l’habit de son ordre à saint Dominique, agenouillé devant elle ; il y a encore deux petits enfants, dont l’un joue du luth et l’autre du rebec, Le deuxième compartiment représente les papes saint Grégoire et saint Urbain ; le troisième saint Thomas d’Aquin et un autre saint, qui fut évêque de Recanati[15]. Au-dessus de ces trois compartiments sont les trois autres ; au milieu, surmontant la Madone, on voit un Christ mort soutenu par un ange, entre la Vierge qui lui baise un bras et sainte Madeleine. Au-dessus de saint Grégoire, dans le cinquième compartiment, il y a saint Vincent et sainte Marie-Madeleine, et, enfin, dans le sixième, au-dessus de saint Thomas, saint Sigismond et sainte Catherine de Sienne.

Après avoir achevé ces ouvrages, Lorenzo se rendit à Ancône, au moment où Mariano de Pérouse venait de terminer le tableau du maître-autel[16] de Sant’Agostino, qui obtint peu de succès. On le chargea de peindre pour la même église, sur un tableau placé au milieu, la Vierge tenant son Fils, et deux anges en raccourci, qui la couronnent[17]. Enfin, étant devenu vieux et ayant presque perdu la voix, Lorenzo fit quelques travaux de peu d’importance à Ancône et se retira à la Madonna di Loreto, où il avait exécuté autrefois un tableau à l’huile[18] qui est dans une chapelle que l’on rencontre à droite en entrant dans l’église. Ayant résolu de consacrer le reste de sa vie au service de la Madone et d’habiter la sainte maison, il se mit à y peindre, autour du chœur et au-dessus des stalles des prêtres, des histoires dont les plus grandes figures avaient une brasse de hauteur. Les sujets qu’il y traita furent la Nativité du Christ, l’Adoration des Mages, la Présentation au Temple, le Baptême dans le Jourdain, la Femme adultère, le Sacrifice de David et le Combat de l’archange saint Michel contre Lucifer chassé du ciel. Ces peintures terminées[19], il ne se passa pas beaucoup de temps qu’il mourût en bon chrétien[20], ayant vécu de même et avec des mœurs irréprochables.

À la même époque florissait encore, en Romagne, le Rondinello, peintre excellent, dont on voit des ouvrages à Forli et à Ravenne[21]. Il vécut soixante ans et mourut dans cette dernière ville, où il fut enterré dans l’église de San Francesco.


  1. Né à Serinalta, dans le pays bergamasque, fils d’Antonio. Appelé communément Palma l’ancien, pour le différencier de Jacopo Palma le jeune, fils d’un de ses neveux.
  2. Le Mariage de la Vierge, tableau perdu ; payé 160 ducats en 1520.
  3. Au Musée de Brera, à Milan. 1525. — L’église Sant’Elena n’existe plus.
  4. En place. On croit que c’est le portrait de sa fille Violante
  5. Tableau perdu.
  6. À l’Académie de Venise, attribué aussi à Paris Bordonne.
  7. Au Musée de Munich ; attribué aussi à Giorgione.
  8. Son testament est du 28 juillet 1528. 11 meurt au commencement du mois d’août de la même année.
  9. Né à Trévise. Il signait Laurentius Lotus Venetus.
  10. Tableau perdu.
  11. Ibid.
  12. En place, dans l’église Santa Maria del Carmine ; signé, daté 1529.
  13. Ce tableau est en place
  14. Id. Peint à Venise et envoyé à Recanati, peu après 1525.
  15. Saint Flavien.
  16. Tableau perdu.
  17. Actuellement dans l’église Santa Maria di Piazza.
  18. Représentant trois saints ; tableau sur toile en place. Signé : LAURENTIUS. LOTTUS PICTOR. VENETUS.
  19. Actuellement au palais Episcopal de Loreto.
  20. La dernière mention qui est faite de lui est de 1554 ; à cette date il peint à Loreto.
  21. Plusieurs existent encore.