Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacopo di CASENTINO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 233-236).
Jacopo di CASENTINO
Peintre, né (?), mort à la fin du xive siècle

Jacopo di Casentino[1] fut du nombre de ces peintres qui s’efforcèrent de marcher sur les traces de Giotto, de Taddeo Gaddi et autres maîtres, et d’acquérir, à leur exemple, honneurs et richesses. Il appartenait à la famille de Messer Cristoforo Landino da Pratovecchio, et il fut placé par le père gardien de la Vernia auprès de Taddeo Gaddi qui travaillait alors dans ce couvent, pour y apprendre le dessin et l’usage des couleurs. En peu d’années, il réussit si bien, qu’ayant suivi Taddeo à Florence, avec un autre de ses disciples, Giovanni da Milano, après divers travaux, on lui donna à peindre, pour les Tintori, le tableau que l’on voit, à Santo Nofri, au coin des jardins, vis-à-vis de San Giuseppe ; le tabernacle de la Madone du Mercato Vecchio[2] renfermant un tableau en détrempe, et celui de la place San Niccolo, au coin de la Via del Cocomero, qui tous deux ont été repeints, il y a peu d’années, par un artiste assurément moins habile que Jacopo. Comme à cette époque on venait d’achever les voûtes d’Or San Michele, qui reposent sur les douze pilastres, et qu’on y avait posé un toit rustique, pour rester autant que possible dans le style voulu, cet édifice devant servir de grenier public, Jacopo di Casentino, regardé déjà comme un peintre très habile, fut chargé de décorer ces voûtes[3], avec ordre d’y peindre les Patriarches, quelques Prophètes et les chefs des tribus ; en tout, seize figures sur fond d’outremer, aujourd’hui à moitié effacées, sans les autres ornements. Il peignit ensuite, sur les parois inférieures et sur les pilastres, plusieurs miracles de la Vierge, et d’autres sujets où l’on reconnaît facilement sa manière. Il retourna ensuite dans le Casentino, et y laissa nombre de peintures à Pratovecchio[4], à Poppi et dans d’autres endroits de cette vallée. Il travailla également à Arezzo, où il peignit dans la chapelle principale de l’Évêché un épisode de la vie de saint Martin, plusieurs peintures dans le Dôme vieux, aujourd’hui ruiné, entre autres le portrait du pape Innocent VI, dans la grande chapelle ; puis, dans l’église de San Bartolommeo, pour le chapitre des chanoines, la paroi du maître-autel et la chapelle de Santa Maria delle Neve[5]. Dans la vieille compagnie de San Giovanni de Peducci, il exécuta la vie de ce saint qui est aujourd’hui passée à la chaux. Il peignit également, dans l’église San Domenico, la chapelle San Cristofano, où il représenta le bienheureux Masuolo délivrant de la prison un marchand de la famille Fei, qui fit construire cette chapelle. À Sant’Agostino, il fit à fresque la vie de saint Laurent, dans la chapelle et à l’autel des Nardi.

Comme il s’occupait aussi d’architecture, le Conseil des Soixante, qui gouvernait alors la ville d’Arezzo, le chargea d’amener, jusqu’aux murs de la ville, les eaux du coteau de Pori, qui se trouve à trois cents brasses de là. Du temps des Romains, ces eaux arrivaient au théâtre, dont il reste encore quelques vestiges sur la montagne où s’élève actuellement la citadelle, et de là descendaient à l’amphithéâtre, qui était dans la plaine ; édifices et conduits furent détruits par les Goths. Jacopo éleva alors, c’est-à-dire en 1354, la fontaine Guizianelli[6], que par corruption on appelle aujourd’hui Viniziana, et qui n’existe plus depuis les guerres et la peste de l’année 1527[7].

Tout en dirigeant ces travaux, Jacopo continuait à peindre, et il représenta, dans le palais détruit de nos jours, qui était dans la vieille citadelle, plusieurs épisodes de la vie de l’évêque Guido et de Piero Sacconi, qui, en paix et en guerre, avaient accompli de grandes choses pour la ville. Il exécuta également dans l’église paroissiale, sous l’orgue, l’histoire de saint Mathieu, ainsi que d’autres œuvres par la ville. Il enseigna ainsi à Spinello Aretino les principes de son art, qu’il tenait lui-même d’Agnolo Gaddi, et que Spinello transmit ensuite à Bernardo Daddi. Ce dernier enrichit sa patrie de plusieurs ouvrages, et mérita par ses qualités l’estime de ses concitoyens, qui l’employèrent dans les magistratures et les affaires publiques. Ses peintures sont très estimées ; on en voit dans les chapelles San Lorenzo et Santo Stefano de’ Pulci e Berardi[8], à Santa Croce, ainsi que sur d’autres points de cette église. Finalement, après avoir fait quelques peintures sur les parois intérieures des portes de Florence, il mourut, chargé d’années, et fut honorablement enterré, l’an 1380, dans l’église Santa Felicita. Pour en revenir à Jacopo, de son temps fut fondée, l’an 1350, la Compagnie et Confraternité des Peintres. Tous les maîtres, alors vivants, aussi bien les partisans de l’ancienne manière grecque que ceux du nouveau style de Cimabue, se réunirent en grand nombre et, considérant que les arts du dessin étaient en pleine renaissance en Toscane, particulièrement à Florence, créèrent ladite Compagnie, placée sous l’invocation et la protection de saint Luc l’évangéliste, tant pour chanter dans son oratoire les louanges de Dieu et lui rendre des actions de grâce, que pour se réunir quelquefois et se prêter des secours spirituels ou matériels, suivant le temps et le besoin. Cette pratique existe encore à Florence pour différents arts, mais elle était autrefois plus usitée. Leur premier oratoire[9] fut la grande chapelle de l’hôpital Santa Maria Nuova, et il leur fut concédé par la famille Portinari ; les premiers qui dirigèrent la Compagnie furent six capitaines, c’est ainsi qu’on les appela, avec deux conseillers et deux camerlingues, faisant office de trésoriers, comme on peut le voir dans le vieux livre de la Compagnie, ouvert à cette date, dont le premier chapitre commence ainsi[10] :

Capitani della detta compagnia : Lapo Gucci, dipintore ; Vanni Cinuzzi, dipintore : Corsino Bonaiuti, dipintore ; Pasquino Cenni, dipintore. — Chonsigìieri della detta compagnia : Segna d’Antignano, dipintore ; Bernardo Daddi, dipintore ; Jacopo di Casentino, dipintore ; Chonsiglio Gherardi, dipintore. — Kamerlinghi della detta compagnia : Domenico Pucci, dipintore ; Piero Giovanni.

La Compagnie étant constituée, Jacopo di Casentino peignit, avec le consentement des capitaines et des autres membres, le tableau de leur chapelle, qui représente saint Luc, faisant le portrait de la Vierge ; sur la prédelle sont, d’un côté, tous les sociétaires agenouillés, et de l’autre, leurs femmes[11]. Cette Compagnie a subsisté jusqu’à nos jours, où elle a subi quelques modifications.

Finalement, Jacopo, accablé d’années et de fatigues, retourna dans le Casentino, et mourut à Pratovecchio, à l’âge de 80 ans. Il fut enseveli par ses parents et ses amis, à Sant’Agnolo, abbaye de l’ordre des Camaldules, à la porte de Pratovecchio. Spinello Aretino introduisit son portrait dans une histoire des Mages, que l’on voyait au Dôme Vieux hors les murs d’Arezzo[12].



  1. Porté dans le livre de la Compagnie de saint Luc : Jacopo di Casentino MCCCLI.
  2. De toutes ces peintures c’est la seule qui reste encore, dans l’oratoire de San Tommaso, sur la place du Mercato Vecchio.
  3. Quelques-unes de ces peintures existent encore.
  4. Un tableau, actuellement à la Galerie Nationale de Londres, et représentant la vie de saint Jean, évangéliste.
  5. Une Pietà qui existe encore ; c’est tout ce qui reste de lui à Arezzo.
  6. Lire Guinizelli.
  7. Depuis 1602, elle est sur la grande place, dans un coin.
  8. Existent encore. Voir aussi les Vies d’Orcagna et d’Ugolino.
  9. Actuellement dans les cloîtres de l’Annunziata.
  10. Vasari avait rapporté ce passage d’une manière inexacte ; il est cité ici en entier.
  11. Ce tableau, qui n’existe plus, fut peint, en 1383, par Niccolo di Piero Gerini, pour dix florins, [d’après les comptes de l’hôpital].
  12. Détruit en 1561.