Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Antonio Vineziano

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 229-233).
Antonio VINIZIANO
Peintre vénitien, ..... deuxième moitié du XIVe siècle

Beaucoup d’hommes se décident à quitter leur patrie, se voyant en but aux morsures de l’envie et aux persécutions de leurs concitoyens ; et là où ils voient leur mérite reconnu et honoré, ils s’arrêtent et y établissent leur demeure. Il arrive alors que souvent ils deviennent de grands artistes, stimulés par le désir de tirer ainsi vengeance de ceux qui les ont outragés, tandis qu’ils ne seraient peut-être jamais sortis de la médiocrité s’ils avaient vécu tranquillement dans leur première patrie. Antonio Viniziano[1], qui suivit Agnolo Gaddi à Florence pour y apprendre la peinture, acquit la bonne manière de peindre, de telle sorte que non seulement il fut aimé et estimé par les Florentins, mais encore grandement caressé, à cause de son talent et de ses autres qualités. Il lui vint alors l’idée de retourner à Venise pour s’y faire voir et retirer quelque fruit des fatigues qu’il avait endurées. S’étant fait connaître par plusieurs ouvrages à fresque et en détrempe, il fut chargé par la Seigneurie de peindre une des parois de la salle du Conseil[2]. Il conduisit ce travail à bonne fin, avec tant de maîtrise qu’il aurait dû en retirer une honorable récompense ; mais la rivalité ou plutôt l’envie des autres artistes et la grande faveur que quelques gentilshommes témoignaient à des peintres étrangers furent cause qu’il en arriva tout autrement. Le pauvre Antonio, triste et froissé, n’eut pas de meilleur parti à prendre que de retourner à Florence et de l’adopter pour nouvelle patrie, avec le dessein de ne plus jamais retourner à Venise. Établi à Florence, il y peignit, sur un arceau du cloître de Santo Spirito, Jésus-Christ ordonnant à Pierre et à André de quitter leurs filets, et, sous les trois arceaux peints par Stefano[3], dans le même endroit, le miracle de la multiplication des pains. Dans cette dernière composition, il fit preuve de beaucoup d’art et d’affection : on voit, dans la figure du Christ, avec quelle ardente charité le Sauveur fait distribuer du pain à la foule affamée. Il en est de même de l’ardeur d’un apôtre qui, avec un geste admirable, s’empresse de distribuer le pain contenu dans un panier. Que celui qui veut peindre apprenne par là à toujours faire ses figures de manière qu’elles paraissent vivantes, car autrement elles ne peuvent être estimées. C’est ce que montra également Antonio dans une petite peinture de la Manne, exécutée sur le frontispice extérieur avec tant de grâce et de fini qu’on peut vraiment l’appeler excellente.

Il fit ensuite, à Santo Stefano al Ponte Vecchio, sur la prédelle du maître-autel, différents épisodes de la vie de saint Étienne[4], traités avec tant d’amour et de perfection qu’on ne pourrait pas voir figures plus gracieuses et plus achevées, même dans une miniature. À Sant’ Antonio, sur le Ponte alla Carraia[5], il peignit l’arc au-dessus de la porte, que de nos jours Msgr Ricasoli, évêque de Pistoia, fit jeter à terre, avec toute l’église, parce qu’elle bouchait la vue à sa maison ; d’ailleurs, de toute façon, nous serons à présent privés de cette œuvre, car l’inondation de 1557 enleva de ce côté deux arches et la culée du pont sur laquelle était construite la petite église de Sant’ Antonio dont il est question.

Ayant été appelé à Pise par l’intendant du Campo Santo[6], il y continua l’histoire du bienheureux Ranieri de cette ville, commencée par Simone de Sienne. Dans la première partie des fresques d’Antonio on voit San Ranieri s’embarquer pour retourner à Pise, avec une foule de personnages remarquablement représentés, parmi lesquels le comte Gaddo[7], mort dix ans auparavant, son oncle Néri, ancien seigneur de Pise, et surtout un possédé, dont le visage bouleversé, les gestes convulsifs, les yeux enflammés et la bouche grinçant des dents font illusion, au point qu’on ne peut imaginer peinture plus vive et plus ressemblante à la nature. Dans l’autre partie qui fait suite à la première, trois personnages regardent avec admiration San Ranieri qui montre le diable, sous la forme d’un chat assis sur un tonneau, à un gros hôtelier qui a l’air d’un bon compagnon et se recommande timidement au saint. Ces figures sont des plus belles, tant pour leurs attitudes, les plis de leurs vêtements, que pour la variété des têtes et toutes les autres parties. Il en est de même des servantes qui partagent l’effroi de l’hôtelier. On ne peut pas éprouver plus de plaisir à voir la composition, dans laquelle les chanoines du Dôme de Pise, revêtus des magnifiques costumes de l’époque, très différents des nôtres, reçoivent San Ranieri à table. Vient ensuite la mort du saint, où sont remarquablement rendus la douleur de tous ceux qui l’entourent, et la montée des anges qui portent au ciel son âme, environnée d’une lumière éclatante. Vraiment on ne peut pas non plus regarder sans admiration la translation au Dôme du corps de San Ranieri, dans laquelle sont plusieurs prêtres qui chantent en marchant. Dans leurs gestes, dans leurs actes et dans tous leurs mouvements ils ont une telle vérité qu’ils ressemblent absolument à un groupe de chanteurs ; c’est dans cette fresque que se trouve, dit-on, le portrait de l’empereur Louis de Bavière[8]. Antonio mit le même soin à représenter les divers miracles opérés par le saint, pendant sa translation, et ceux qu’il fit étant déjà déposé au Dôme : les aveugles recouvrant la vue, les paralytiques retrouvant l’usage de leurs membres, les possédés délivrés du démon. Entre toutes ces figures, une mérite d’être regardée avec plus d’attention : c’est celle d’un hydropique, au visage desséché, aux lèvres enfiévrées, au ventre gonflé, et elle est rendue avec une perfection qui montre la soif et les autres effets de cette affreuse maladie. Une peinture remarquable pour ce temps est également celle qui représente un vaisseau battu par la tempête et sauvé par l’intervention du saint ; on y remarque tout ce que les mariniers font en pareil cas. Les uns jettent à la mer dévorante, sans regret, les marchandises acquises au prix de tant de fatigues, d’autres s’efforcent de réparer le bateau qui s’entr’ouvre, ou sont occupés à des manœuvres. Mais il est inutile d’entrer dans tous ces détails ; qu’il nous suffise de dire qu’ils sont tous rendus avec une énergie et un savoir-faire merveilleux.

Dans le même édifice, au-dessous de la vie des Pères peinte par Pietro Laurati de Sienne, Antonio représenta les corps des bienheureux Onufre et Paphnuce, avec plusieurs épisodes de leur vie, dans un cercueil figuré en marbre[9]. En somme, toutes les peintures qu’il fit au Campo Santo[10] sont regardées universellement, et avec raison, comme les meilleures de toutes celles qui y ont été faites, à différentes époques, et par plusieurs maîtres excellents. Outre les particularités signalées, il peignait toutes ces œuvres à fresque, en ne retouchant rien à sec, ce qui fut cause que, jusqu’à présent elles ont conservé des couleurs si vives qu’elles peuvent apprendre aux hommes de l’art combien le fait de repasser d’autres couleurs sur des fresques une fois sèches est nuisible à la peinture et à tout le travail. Il est certain que la peinture s’affaiblit et que les couleurs ne peuvent pas se purifier lentement si on les recouvre avec d’autres couleurs qui sont toujours mêlées avec des gommes adragantes ou autres, de l’œuf, de la colle ou d’autres matières analogues qui voilent la peinture primitive et ne permettent pas que le temps et le contact de l’air purifient les couleurs à fresque posées sur l’enduit humide, ce qui arriverait si on ne les recouvrait pas de retouches à sec.

Antonio, ayant terminé cette œuvre qui, à la vérité, est digne de tout éloge, et dont il fut honorablement récompensé par les Pisans, revint à Florence, où il peignit à Nuovoli, hors la porte de Prato, dans un tabernacle, pour Giovanni degli Agli, une Déposition de croix, une Adoration des Mages et le Jugement dernier, toutes œuvres remarquables [11]. Appelé ensuite à la Chartreuse, il peignit, pour les Acciaiuoli, fondateurs de ce couvent, le tableau du maître-autel[12], qui fut, de nos jours, mis en cendres par l’inadvertance d’un sacristain. Celui-ci, ayant laissé l’encensoir plein de feu attaché à l’autel, fut cause que le tableau prit feu, et que les moines durent remplacer l’autel par celui actuel, qui est entièrement en marbre. Antonio peignit encore à fresque, au-dessus d’une armoire qui est dans cette chapelle, une Transfiguration du Christ, fort belle[13].

Comme son naturel curieux le poussait à rechercher, dans Dioscoride, les qualités des plantes dont il désirait connaître toutes les propriétés et les vertus, il abandonna à la fin la peinture et se mit à distiller les simples. Ainsi de peintre étant devenu médecin, il pratiqua cet art longtemps. Finalement, il mourut à l’âge de 74 ans, les uns disent d’une maladie d’estomac, d’autres en soignant des malades pendant la grande peste de 1384[14]. Il se livra à de nombreuses expériences en médecine et acquit autant de réputation dans cet art que dans celui de la peinture. Il laissa de charmants dessins à la plume et en clair-obscur, qui sont sans contredit les meilleurs de cette époque.

Il eut pour élèves Gherardo Stamina de Florence, qui imita son style, et Paolo Uccello, qui lui fit beaucoup d’honneur. On voit son portrait, peint par lui-même, dans le Campo Santo de Pise[15].



  1. Antonio di Francesco da Venezia, immatriculé le 20 septembre 1374. À la même époque, on trouve un peintre florentin, Antonio di Francesco Vanni, immatriculé le 7 février 1382.
  2. Peintures détruites dans l’incendie du palais ducal en 1573.
  3. Les peintures d’Antonio et de Stefano à Santo Spirito n’existent plus.
  4. Peinture détruite.
  5. Petit oratoire construit en 1350 par Gheri di Michele.
  6. Mentionné dans les comptes de l’Œuvre en 1386 et 1387 : Antonius Francisci de Venetiis. Et dans les livres de l’Œuvre du Dôme de Sienne, entre 1369 et 1370 : Antonio di Francesco da Venezia.
  7. Le comte Gaddo della Gherardesca mourut en 1320. Vasari se trompe manifestement de date.
  8. Mort en 1347.
  9. Inexact. Antonio termina une partie de la fresque des Lorenzetti et représenta au-dessous le corps du bienheureux Giovanni Gambacorta dans son cercueil.
  10. Dont la plupart existent encore ; peintes de 1384 à 1386.
  11. Existent encore, en très mauvais état. Au lieu de l’Adoration des Mages, lire la Mort de la Vierge.
  12. Dans la chapelle des Reliques.
  13. N’existe plus.
  14. Voir ci-dessus ; il est encore à Pise, en 1387.
  15. Renseignement insuffisant.