Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Niccola et Giovanni

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 139-150).
NICCOLA et GIOVANNI
Sculpteurs pisans, le premier né entre 1205 et 1207, mort en 1278 ;
le second né vers 1250, mort après 1328

Après avoir parlé du dessin et de la peinture dans la Vie de Cimabue, de l’architecture dans celle d’Arnolfo di Lapo, nous nous occuperons, dans celle de Niccola et Giovanni de Pise, de la sculpture et des importantes constructions qu’ils édifièrent. En effet, leurs œuvres de sculpture et d’architecture méritent d’être célébrées, tant à cause de leur grandeur et de leur magnificence que pour leur belle conception. Ils ont, en grande partie, fait disparaître dans le travail du marbre, et dans la construction, cette vieille manière grecque, grossière et disproportionnée ; de plus, ils ont fait preuve de plus d’invention dans les sujets, et ils ont donné une meilleure attitude à leurs figures.

Tandis que Niccola se trouvait sous la direction de quelques sculpteurs grecs, qui travaillaient aux figures et aux autres sculptures d’ornement du Dôme de Pise et du Baptistère, il se trouva, parmi une multitude de marbres amenés par la flotte des Pisans, plusieurs sarcophages antiques qui sont aujourd’hui au Campo Santo de cette ville. Sur l’un d’eux, extrêmement beau [1], était sculptée la chasse du sanglier de Calydon, dans un style admirable, car les nus et les draperies étaient d’un dessin parfait et d’une exécution merveilleuse. Ce sarcophage ayant été, à cause de sa beauté, encastré, par les Pisans, dans la façade du Dôme, du côté de San Rocco, et à côté de la porte latérale principale, servit à renfermer le corps de Béatrix, mère de la comtesse Mathilde, si l’on s’en rapporte à l’inscription gravée sur le marbre. Niccola, considérant la beauté de ce monument qui lui plaisait fort, l’étudia avec tant de soin, pour en imiter la manière, ainsi que celle de belles sculptures ornant d’autres sarcophages, qu’il fut bientôt regardé comme le plus habile sculpteur de son temps, aucun autre sculpteur ne s’étant fait un nom en Toscane, depuis Arnolfo[2], que Puccio, architecte et sculpteur florentin, qui construisit, en 1229, l’église de Santa Maria sopra Arno, à Florence, au-dessus d’une porte de laquelle il mit son nom[3], et qui éleva dans l’église de San Francesco, à Assise, le tombeau en marbre de la reine de Chypre[4], orné de nombreuses figures, parmi lesquelles sa propre statue, assise sur un lion, emblêîne de la grandeur d’âme de cette reine, qui, après sa mort, laissa de grosses sommes d’argent au couvent, pour que l’on pût terminer les constructions.

Niccola, s’étant donc fait connaître comme bien meilleur maître que Puccio, fut appelé à Bologne, l’an 1225, après la mort de saint Dominique[5] Calagora, fondateur de l’ordre des Frères Prêcheurs pour faire en marbre le tombeau de ce saint. Après s’être mis d’accord avec celui qui en avait la charge, il le sculpta en l’ornant de figures nombreuses, tel qu’on le voit encore maintenant, et le termina en 1231, à la louange générale, car cette œuvre fut regardée comme admirable et comme la plus belle de toutes les sculptures qui eussent été faites jusqu’alors. Il donna également le modèle de cette église, et d’une grande partie du couvent, puis il revint en Toscane, et trouva que Puccio avait quitté Florence pour se rendre a Rome, dans le temps que le pape Honorius couronna l’empereur Frédéric[6]. Puccio suivit ensuite ce dernier à Naples, où il termina le Castello dell’Uovo[7], le Castel Capoana[8], appelé aujourd’hui la Vicaria, qui renferme tous les tribunaux du royaume. Il fit aussi à Capone les tours de l’enceinte, et les portes qui donnent sur le Volturne, ainsi que deux parcs environnés de murailles, l’un pour lâchasse à l’oiseau, à Gravina, et l’autre à Melfi, pour la chasse d’hiver. Là ne se bornèrent pas ses travaux, mais nous les passerons sous silence pour retourner à Niccola qui, pendant ce temps, s’adonnait, à Florence, non seulement à la sculpture, mais aussi à l’architecture, qui commençait à s’améliorer, des constructions s’élevant sur un meilleur dessin dans toute l’Italie, et particulièrement en Toscane. C’est ainsi qu’il contribua pour une bonne part à la construction de la Badia di Settimo, laissée inachevée par les exécuteurs testamentaires du comte Ugo de Brandebourg, ainsi que les six autres, comme nous l’avons dit ci-dessus. Bien qu’on lise sur une inscription en marbre du campanile de l’abbaye : Gugliel. me fecit[9], on reconnaît d’après le style que ce monument fut élevé sur les avis de Niccola, qui à la même époque fit à Pise le vieux palais degli Anziani, remplacé de notre temps par le couvent et le palais des Chevaliers de Saint-Étienne, dus à Giorgio Vasari, peintre et architecte d’Arezzo. Pise doit encore plusieurs autres palais et églises à Niccola, qui fut le premier, alors que la bonne manière de construire était perdue, à mettre en usage à Pise de fonder les édifices sur des pilastres unis entre eux par des arcs, après avoir établi ces pilastres sur de solides pilotis. En opérant autrement, si la première couche des fondations venait à s’enfoncer dans le sol peu consistant, les murailles s’écroulaient forcément, tandis que les pilotis donnent aux édifices une très grande solidité, comme l’expérience l’a montré. C’est sur son dessin que fut édifiée l’église San Michele in Borgo[10], appartenant aux moines des Camaldules. Mais l’œuvre la plus belle, la plus ingénieuse, en même temps que la plus originale qu’il ait jamais faite, est le campanile de San Niccola, à Pise, dépendant du couvent des Augustins[11]. Extérieurement il est octogone, et circulaire au dedans ; un escalier en spirale, au milieu duquel est un espace vide en forme de puits, conduit jusqu’au sommet. De quatre en quatre marches sont disposées des colonnes servant : de supports à des arcs rampants qui tournent autour du noyau. Comme la voûte de l’escalier repose sur ces arcs, la disposition est telle que ceux qui sont à terre voient constamment ceux qui montent, et inversement, que ceux qui sont a mi-chemin voient à la fois ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas. Cette capricieuse invention fut plus tard mise en œuvre, avec de plus justes mesures et plus d’ornement, sous Jules II, par Bramante, dans le Belvédère à Rome et d’après l’ordre de Clément VII, par Antonio da San Gallo, dans le puits d’Orvieto, comme nous le dirons lorsqu’il en sera temps. Niccola, non moins excellent sculpteur qu’architecte, plaça sur la façade de l’église de San Martino, à Lucques, sous le portique qui surmonte la petite porte de gauche en entrant, un bas-relief en marbre représentant la Descente de Croix, et plein de figures exécutées avec Un soin infini[12] ; il fouilla le marbre et donna à son œuvre un tel fini, qu’il fit espérer à ceux qui pratiquaient alors les arts si péniblement, qu’il viendrait bientôt celui qui devait leur faciliter la tâche et leur indiquer une meilleure voie. L’an 1240, il donna le dessin de l’église San Jacopo de Pistoia[13], et y fit couvrir de mosaïques la voûte de l’abside par des maîtres toscans ; bien que ce travail fût considéré comme coûteux et difficile à cette époque, nous devons plutôt le condamner et le mépriser que l’admirer, d’autant qu’il procède de cette manière pauvre en dessin et en composition qui régnait alors dans toute l’Italie. Niccola donc, par ses œuvres de sculpture et d’architecture, allait acquérant de plus en plus une renommée supérieure à celle des sculpteurs et architectes qui travaillaient alors dans la Romagne. On peut le voir d’après les églises de Sant’Ippolito et de San Giovanni à Faenza ; le Dôme, San Francesco et les maisons des Traversari, l’église de Porto à Ravenne ; le palais public, la maison des Malatesti et d’autres édifices à Rimini. Ce sont des constructions bien inférieures aux vieux édifices bâtis à la même époque en Toscane. Et ce que l’on a dit de la Romagne s’applique également à une partie de la Lombardie. Que l’on regarde, pour s’en convaincre, le Dôme de Ferrare[14] et les autres constructions élevées par le marquis Azzo. On verra alors combien ils sont loin du Santo de Padoue, élevé sur les dessins de Niccola[15], et de l’église des Frères Mineurs de Venise, deux constructions aussi magnifiques que célèbres.

À cette époque, beaucoup d’artistes, mus par une noble émulation, s’appliquèrent à la sculpture, avec plus d’ardeur qu’ils ne l’avaient fait auparavant, particulièrement à Milan, où nombre de Lombards et d’Allemands coopérèrent à la construction du Dôme, les mêmes qui se dispersèrent ensuite par toute l’Italie, à cause des discordes survenues entre les Milanais et l’empereur Frédéric. Il en arriva de même à Florence. Pendant qu’on élevait, sur les dessins de Niccola, la petite église de la Misericordia[16], sur la place de San Giovanni, il sculpta en marbre la Vierge, saint Dominique et sainte Madeleine qui l’encadrent et qui ornent encore aujourd’hui la façade extérieure de cette église.

Dans ce temps[17], les Florentins avaient entrepris de renverser un grand nombre de tours qui menaçaient la sûreté du peuple dans les luttes fréquentes qui s’engageaient entre Guelfes et Gibelins ; mais il leur paraissait devoir être très difficile de détruire, sur la place de San Giovanni, la tour del Guardamorto qui avait une élévation extraordinaire et dont les pierres étaient tellement liées que l’on ne pouvait les séparer avec la pioche. Alors Niccola, ayant fait couper le pied de la tour d’un côté en l’étayant avec des chevalets courts d’une brasse et demie, mit ensuite le feu aux chevalets, et la tour, s’étant désagrégée, s’écroula d’elle-même. Ce moyen parut tellement ingénieux et commode pour ce genre de travaux qu’il est devenu d’un usage courant quand on veut rapidement jeter à terre un édifice. Niccola assista à la première fondation du Dôme de Sienne et dessina le temple de San Giovanni[18], dans la même ville ; puis, étant retourné à Florence, l’année même que les Guelfes revinrent[19], il donna les plans de l’église Santa Trinità et du monastère des religieuses de Faenza, actuellement détruit et remplacé par la citadelle[20].

Appelé ensuite par les habitants de Volterra, l’an 1257, qu’ils se soumirent aux Floretitins, pour agrandir leur cathédrale qui était de petites dimensions, il rectifia sa forme, sans la redresser entièrement, et la rendit plus magnifique qu’elle n’était auparavant. Étant finalement de retour à Pise, et voulant laisser de lui un souvenir à sa patrie, il sculpta en marbre la chaire de San Giovanni[21] et y représenta, entre autres choses, le Jugement dernier. Les nombreuses figures qu’il y fit sont, sinon parfaites de dessin, du moins travaillées avec un soin et une patience infinies. Comme il pensa avec raison avoir fait une œuvre digne d’éloges, il grava au bas ces vers :


Anno milleno bis centuni triceno
Hoc opu insigne sculpsit Nicola Pisanus[22].


Les Siennois [23], poussés par la réputation de cet ouvrage qui plut non seulement aux Pisans, mais à quiconque le voit, confièrent également la chaire de leur cathédrale à Niccola, Guglielmo Mariscotti étant podestat de la ville[24]. Il y représenta plusieurs épisodes de la vie de Jésus-Christ et en retira une grande gloire, tant pour les figures des bas-reliefs que pour les statuettes détachées, d’un travail très difficile, qui sont tout autour. Il donna pareillement le dessin de l’église et du couvent de San Domenico, à Arezzo, aux seigneurs de Pietramala qui les firent construire, et, cédant aux prières de l’évêque degli libertini, il restaura l’église paroissiale de Cortone et jeta les fondations de celle de Santa Margherita[25], pour les Frères de Saint-François, au point le plus élevé de la ville. Tant de travaux ajoutaient chaque jour à la renommée de Niccola ; aussi fut-il appelé, l’an 1257, par le pape Clément IV, à Viterbe, où, entre autres choses, il restaura l’église et le couvent des Dominicains. De Viterbe, il se rendit à Naples auprès du roi Charles Ier, qui, après la victoire de Tagliacozzo et la mort de Conradin, fit élever sur le champ de bataille une église et une abbaye magnifiques, où furent recueillis les ossements des nombreux guerriers tombés dans cette sanglante journée. De Naples, il retourna en Toscane et s’arrêta à Orvieto, où il travailla en compagnie de quelques maîtres allemands à l’église de Santa Maria, pour la façade antérieure de laquelle il sculpta plusieurs figures de marbre en ronde bosse, et particulièrement deux bas-reliefs du Jugement dernier représentant le Paradis et l’Enfer[26].

De même que dans le Paradis il s’efforça de donner la plus grande beauté qu’il put aux âmes des bienheureux retournés dans leurs corps respectifs, de même dans l’Enfer, il donna les formes les plus étranges que l’on puisse voir aux démons empressés à tourmenter les damnés. Dans cette œuvre, non seulement il laissa loin derrière lui les maîtres allemands qui travaillaient avec lui, mais encore il se surpassa lui-même pour sa plus grande gloire. Et, comme il exécuta un grand nombre de figures, et qu’il y éprouva une peine extrême, elle a été constamment louée, jusqu’à notre époque, par tout homme sachant apprécier quelque peu la sculpture.

Entre autre fils, Niccola en eut un appelé Giovanni, qui suivit toujours son père, et s’appliqua sous sa direction à l’architecture et à la sculpture, en sorte qu’en peu d’années il réussit non seulement à l’égaler, mais encore à le surpasser en certaines choses. Aussi Niccola, se sentant devenir vieux, se retira-t-il à Pise, pour y vivre tranquillement, et lui laissa la direction de tous ses travaux. Urbain IV étant mort à Pérouse[27], Giovanni fut appelé dans cette ville pour y faire le tombeau en marbre de ce pape. Ce tombeau et celui de Martin IV[28] furent détruits plus tard, quand les Pérugins agrandirent leur évêché, de sorte qu’il n’en reste plus que quelques fragments épars dans l’église. Dans le même temps, les Pérugins[29] ayant amené, au moyen de tuyaux de plomb, l’eau d’une source abondante, depuis le Mont Pacciano, loin de deux milles de la ville, entreprise qui fut dirigée par un moine des Silvestrini, Giovanni fut chargé de composer tous les ornements de la fontaine, tant en bronze qu’en marbre. Il disposa un triple rang de bassins, l’un au-dessus de l’autre, deux de marbre et un de bronze. L’inférieur repose sur un soubassement de douze degrés a douze pans : le bassin du milieu est porté par des colonnes qui posent sur le centre de celui d’en bas, et le troisième, qui est en bronze, a pour support un groupe de trois figures. Au milieu se trouvent des griffons en bronze qui jettent l’eau de tous les côtés. Comme il parut à Giovanni avoir bien réussi dans son travail, il grava son nom sur cette fontaine qui coûta cent soixante mille ducats d’or.

Après avoir achevé cet ouvrage, désireux de revoir son vieux père qui était vieux et malade, il quitta Pérouse pour retourner à Pise ; mais en passant par Florence, il fut obligé de s’y arrêter pour travailler avec d’autres aux moulins de l’Arno, qui s’élevaient à San Gregorio, près de la piazza de’ Mozzi. Finalement, ayant appris que son père était mort[30], il alla à Pise, où il fut accueilli avec honneur par les citoyens qui se réjouissaient de voir qu’il avait hérité du talent de son père aussi bien que de sa fortune. L’occasion d’éprouver ses talents s’étant présentée, on vit bien qu’on ne s’était pas trompé. En effet, quelques travaux étant à faire dans la petite, mais très riche église de Santa Maria della Spina, on les lui confia, et Giovanni, aidé par ses élèves, amena les nombreux ornements de cet oratoire au point de perfection où on les voit aujourd’hui. Autant qu’on peut en juger, ce travail dut paraître merveilleux, d’autant plus que Giovanni avait reproduit dans une figure le portrait de son père, le mieux qu’il put. Ceci considéré, et après en avoir longuement délibéré antérieurement, les Pisans, désireux d’élever un cimetière pour tous les habitants de leur ville, tant nobles que plébéiens, soit pour ne pas encombrer leur Dôme de sépultures, soit pour toute autre raison, chargèrent Giovanni de l’entreprise du Campo Santo qui s’élève sur la place du Dôme, le long des murs. Il le fit avec un beau dessin et beaucoup de jugement, dans la forme, dans les dimensions et avec les ornements de marbre qu’on y voit à présent. Comme on ne regarda pas à la dépense, le toit fut fait en plomb ; à l’extérieur de la porte principale[31], on lit l’inscription suivante :

A. D. MCCLXXXVIII, tempore Domini Friderigi Archiepiscopi Pisani, et Domini Tarlati potestatis, operario Orlando Sardella lohannc magistro edificante

La même année, c’est à dire en 1283, Giovanni se rendit à Naples, où il construisit le Castel Nuovo pour le roi Charles. Pour augmenter ses dimensions, et le rendre plus fort, il fut forcé de jeter à terre nombre de maisons et d’églises, entre autres un couvent de Franciscains ; mais il fut reconstruit loin du château, plus grand et plus magnifique qu’auparavant, sous le nom de Santa Maria della Nuova. Lorsque ces constructions furent assez avancées, Giovanni quitta Naples pour revenir en Toscane, mais il fut forcé de s’arrêter à Sienne pour faire le modèle sur lequel on éleva depuis la magnifique façade de la cathédrale[32]. L’an 1286, l’évêque d’Arezzo, Guglielmo Ubertini, l’appela de Sienne à Arezzo, où l’on construisait l’évêché sur les dessins de Margaritone, architecte arétin. Il y sculpta en marbre la table du maître-autel, toute couverte de figures, de feuillages et d’autres ornements entaillés entre lesquels il répartit des pièces de mosaïque et d’émaux sur argent, habilement incrustés dans le marbre[33]. Au milieu se trouve la Vierge tenant son fils, entre le pape saint Grégoire représenté sous les traits d’Honorius IV, et San Donato, évêque et protecteur de la ville. Le corps de cet évêque repose sous l’autel, avec ceux de sainte Antilla et de plusieurs autres saints. Et comme l’autel est isolé, les côtés sont couverts de petits bas-reliefs représentant des sujets de la vie de san Donato ; comme amortissement de toute l’œuvre, il y a quelques tabernacles renfermant des statuettes de marbre travaillées très finenlent. Sur la poitrine de la Vierge il y avait un chaton d’or qui, dit-on, renfermait des joyaux de grande valeur. Ils ont disparu depuis, au moment des guerres, avec d’autres objets précieux. Tout ce travail coûta trente mille florins d’or, si l’on en croit d’anciens écrits. Giovanni fit encore, dans la même église, la chapelle degli Ubertini et donna le dessin de l’église Santa Maria di Servi, aujourd’hui détruite.

Il se rendit ensuite à Florence pour voir les travaux qu’Arnolfo faisait à Santa Maria del Fiore, et pour connaître Giotto, dont il avait beaucoup entendu parler, mais il ne fut pas plus tôt arrivé que les fabriciens du Dôme lui donnèrent à faire la Madone entre deux petits anges, qui surmonte la porte allant au canonicat[34]. Il fit ensuite les fonts baptismaux de San Giovanni, où l’on voit quelques sujets en demi-relief tirés de la vie de ce saint. Étant allé ensuite à Bologne, il éleva la grande chapelle de l’église de San Domenico, dans laquelle il eut à faire l’autel en marbre pour Teodorico Borgognoni de Lucques, évêque et frère de cet ordre. Dans le même endroit, il fit ensuite, l’année 1298, le bas-relief de marbre sur lequel sont la Vierge et huit autres figures très remarquables[35].

L’an 1300, Niccola da Prato, cardinal légat, envoyé par le pape pour apaiser les dissentiments des Florentins, lui fit construire à Prato le couvent de religieuses, qui de son nom s’appelle San Niccola[36]. Dans cette même ville, il lui donna à restaurer le couvent de San Domenico, ainsi que celui de Pistoia[37]. Comme les habitants de Pistoia avaient en vénération le nom de Niccola, père de Giovanni, pour tout ce qu’il avait fait, avec ses talents, dans leur cité, ils donnèrent à faire à son fils Giovanni une chaire de marbre[38] pour l’église Sant’Andrea, semblable à celle que Niccola avait faite pour le dôme de Sienne, et concurremment à une chaire qui avait été faite peu de temps auparavant dans l’église San Giovanni Evangelista[39], par un Allemand[40], qui en avait retiré de grands éloges. Giovanni termina sa chaire en quatre ans et y représenta cinq épisodes de la vie de Jésus-Christ, plus un jugement dernier, avec toute l’application qu’il sut y mettre pour égaler et peut-être pour surpasser celui d’Orvieto, alors si renommé. Sur l’architrave soutenue par des colonnes, se rendant compte qu’il avait produit une belle et grande œuvre (étant donné les connaissances de cette époque, il grava les vers suivants :

Hoc opus sculpsit Johannes qui res non egit inanes,
Nicoli natus.. meliora beatus,
Qiiem genuit Pisa, doctum super omnia visa[41].

Dans le même temps, il fit, dans l’église San Giovanni Evangelista, de la même ville, un bénitier en marbre soutenu par les trois figures de la Tempérance, de la Prudence et de la Justice. Cette œuvre ayant été trouvée extrêmement belle, on la plaça au milieu de l’église[42], comme une chose précieuse. Avant de quitter Pistoia, il donna le modèle du campanile de San Jacopo, principale église de cette ville dont la construction n’était pas commencée, et sur le campanile on peut lire ce millésime : A.D., 1301[43].

Comme le pape Benoît XI venait de mourir à Pérouse[44], Giovanni fut appelé dans cette ville, où il exécuta en marbre son tombeau[45] dans la vieille église de San Domenico des Frères Prêcheurs. Ce tombeau représente le pape en grandeur naturelle, couvert de ses habits pontificaux et reposant sur un lit où deux anges soulèvent les rideaux ; au-dessus et en relief est la Vierge entre deux saints. Dans la nouvelle église des Frères Prêcheurs, il fit également le tombeau de Messer Niccolo Guidalotti, né à Pérouse et évêque de Recanati[46]. Dans cette nouvelle église, qui avait été commencée par d’autres, il éleva la nef du milieu, qui présente un bien meilleur ordre, que le reste de l’église : comme les fondations ont été mal faites, elle penche d’un côté et menace ruine.

Après avoir achevé ces travaux à Pérouse, Giovanni voulait aller à Rome pour étudier, comme l’avait fait son père, le peu d’antiques qu’on y voyait alors ; mais de justes raisons l’empêchèrent de réaliser ce projet, particulièrement le Saint-Siège venant d’être transporté à Avignon[47]. Étant donc de retour à Pise, il fut chargé par Nello di Giov. Falconi, fabricien, de faire la grande chaire du Dôme, qui est fixée au chœur, à droite en allant vers l’autel[48]. L’ayant commencée, ainsi que plusieurs figures en ronde bosse, hautes de trois brasses qui devaient en faire partie, il conduisit le tout à sa forme actuelle, faisant reposer la chaire partie sur ces figures et partie sur des colonnes soutenues par des lions ; sur les bords, il représenta des sujets tirés de la vie de Jésus-Christ. Il est vraiment dommage qu’une œuvre qui a coûté tant de peine et d’argent n’offre pas un meilleur dessin. Elle fut terminée l’an 1320, comme le relate l’inscription qui y est portée. Une Vierge en marbre, entre saint Jean-Baptiste et un autre saint[49], que l’on voit au-dessus de la porte principale du Dôme, est pareillement de la main de Giovanni. On dit que l’homme à genoux aux pieds de la Madone est Pietro Gambacorti, intendant de la fabrique[50]. Quoi qu’il en soit, sur la base qui porte la Vierge sont inscrits ces mots :

Sub Petri cura haec pia fuit sculpta figura ;

Nicoli nato sculptore Johanne vocato.

Sur la porte latérale, qui est face au campanile, il y a de même une Vierge en marbre de la main de Giovanni, entre une femme à genoux et accompagnée de deux enfants, qui représente la ville de Pise, d’un côté, et, de l’autre, l’empereur Henri[51]. Sur la base de la Vierge il y a :

Nobilis arte manus sculpsit Johannes Pisanus.

Sculpsit sub Burgundio Tadi benigno[52].

Sur la base de Pise :

Virginis ancilla sum Pisa quieta sub illa.

Sur la base de l’empereur Henri :

Imperai Henricus qui Cristo fertur amicus.
Depuis nombre d’années, se trouvait dans la vieille église paroissiale

de Prato, sous l’autel de la grande chapelle, la ceinture de la Vierge que Michele da Prato, revenant de Terre Sainte, avait rapportée dans sa patrie l’an 1141, et remise à Uberto, prévôt de cette église. Celui-ci l’avait posée où l’on dit, et elle avait toujours été conservée en grande vénération, lorsque, en 1312, un homme de mauvaise vie de Prato voulut la voler ; mais, ayant été découvert, il fut mis à mort comme sacrilège. Les habitants de Prato, afin de prévenir une nouvelle tentative de ce genre, résolurent de construire un sanctuaire sûr et bien disposé. Ayant donc fait venir à Prato Giovanni déjà vieux, ils firent, d’après ses conseils, édifier la chapelle de la cathédrale où l’on conserve actuellement cette précieuse relique. Et, toujours sur ses dessins, ils agrandirent considérablement l’église, que l’on incrusta extérieurement, ainsi que le campanile, de marbres blancs et noirs[53]. Finalement, Giovanni, ayant atteint un âge avancé, mourut l’an 1320[54], après avoir encore fait quantité d’ouvrages de sculpture et d’architecture, dont nous n’avons pas parlé. Certes, nous lui devons beaucoup, ainsi qu’à son père, puisque, dans ces temps où le vrai dessin n’existait pas, et au milieu de tant de ténèbres, ils n’ont pas peu donné d’éclat aux arts, dans lesquels ils ont vraiment excellé. Giovanni fut honorablement enterré au Campo Santo de Pise, dans le même tombeau où précédemment Niccola, son père, avait été déposé[55].

  1. Actuellement au Campo Santo ; mais Vasari fait erreur : il s’agit ici d’un sarcophage orné de l’histoire de Phèdre et d’Hippolyte, également au Campo Santo.
  2. Arnolfo fut au contraire élève de Niccola.
  3. Cette église n’existe plus ; l’inscription de Puccio est actuellement au Musée National de Florence.
  4. Reine inconnue. La chronique du couvent l’appelle Hécube, mais dit qu’elle mourut en 1240. — Ce lombeau est encore en place.
  5. Saint Dominique Guzman, né à Calaroga, mort le 6 août 1221, canonisé en 1234. Nicolas et son élève Fra Guglielmo terminent le tombeau en 1207.
  6. En 1221.
  7. Commencé en 1154, fini en 1221.
  8. Commencé sous Guillaume Ier fini par Frédéric II, en 1231, Pietro di Toledo y transporta, en 1540, tous les tribunaux.
  9. Vasari fait erreur. L’inscription est GLASITDNO (Gloria sii Domino).
  10. Fondée en 1018, agrandie en 1219, terminée en 1804 par Fra Guglielmo da Pisa, élève de Niccola.
  11. Ce campanile est fortement incliné.
  12. Ce bas-relief est accompagné d’une Adoration des Mages qu’on attribue à Giovanni
  13. Par un contrat du 11 juillet 1272, Niccola s’oblige à restaurer l’autel de cette église. — Les mosaïques ont disparu, l’église ayant été refaite au XVIème siècle.
  14. Refait au XVIIIe siècle.
  15. Attribution douteuse, qui n’est justifiée par aucun document.
  16. Fausse attribution. Ce petit monument, appelé aujourd’hui le Bigallo, fut élevé en 1352. Les sculptures delà façade sont de Filippo di Cristoforo et datent de 1413.
  17. En 1248, d’après Villani. (Liv. VI, ch. XXXI).
  18. Attributions douteuses.
  19. En 1250, d’après Villani. (Liv. VI, ch. XLII.)
  20. Erreur. Le couvent est de 1281, et Niccola mourut en 1278.
  21. Achevée en 1260.
  22. Incomplet ; il manque le troisième vers : Laudetur digne tam bene docta manus.
  23. Décret du 29 septembre 1266, Fra Melano, moine cistercien étant intendant de la fabrique. Niccola fut aidé par Arnolfo, Lapo, ses disciples, et probablement Giovanni, son fils.
  24. Mariscotti fut podestat en 1268 : en 1266, c’était Ranieri d’Andrea da Perugia qui était podestat.
  25. En 1297. Sur une pierre du Campanile on a lu : Nicolaus et Johannes.
  26. Le Dôme d’Orvieto fut commencé en 1290, et fini, après 1310, par Lorenzo Maitani de Sienne, architecte en chef jusqu’à sa mort arrivée en 1330. Le toit ne fut posé qu’en 1321. Niccola ne travailla donc pas à la façade.
  27. Mort en 1264.
  28. Mort en 1285.
  29. Décret de 1254. Niccola travailla à la fontaine entre 1277 et 1280. Voir la note à la fin de la Vie.
  30. En 1278.
  31. À gauche.
  32. Commencée bien avant cette époque.
  33. Attribution fausse, travail bien postérieur. Maestro Giov. di Francesco d’Arezzo et Maestro Betto Francesco da Firenze y travaillent en 1369.
  34. Encore en place.
  35. Ces différentes œuvres n’existent plus. Les fonts baptismaux de San Giovanni, à Florence, portent la date de 1370.
  36. Commencé en 1281 (non fini en 1322) par Fra Mazzetto, dominicain.
  37. Attributions douteuses.
  38. En place, achevée en 1301.
  39. Appelée communément San Giovanni fuor Civitas.
  40. Œuvre restituée à Fra Guglielmo da Pisa, élève de Niccola, et terminée en 1270.
  41. Cette inscription, que Vasari donne incomplètement, porte la date de 1301.
  42. Placée actuellement près de la porte latérale.
  43. Lire 1200, date probable du commencement delà construction.
  44. En 1304.
  45. Ce tombeau, qui est en place, fut commandé par le cardinal Niccola da Prato.
  46. Postérieur d’un siècle ; attribution fausse.
  47. Par Clément V, élu pape en 1305. Le Saint-Siège fut ramené à Rome par Grégoire XI en 1377.
  48. Actuellement au Musée civique de Pise, et en voie de restauration. Commencée en 1302, elle fut terminée en 1310, d’après l’inscription.
  49. Ce groupe est en place.
  50. Difficile à admettre. Gambacorti, qui fut assassiné en 1392, n’était pas né, ou devait être bien jeune du temps de Giovanni.
  51. Des fragments de ce groupe sont au Campo Santo.
  52. Manque le premier vers :
    Ave gratia plena Dominus tecum.
  53. Les travaux d’agrandissement commencèrent en 1817 Le campanile fut terminé, après la mort de Giovanni, vers 1340, par Niccolo di Cecco del Mercia et par Sano, son disciple, tous deux sculpteurs et architectes siennois. On leur doit la chaire de la chapelle della Cintola, sculptée de 1354 à 1359.
  54. Certainement après 1328. Le tombeau d’Enrico Scrovegno, à l’Arena de Padoue, de cette époque, porte : Deo gratias : Opus Johannis Magistri Nicholi de Pisis. Les Siennois lui avaient préparé un tombeau, aujourd’hui sur la façade du palais archiépiscopal de Sienne. Inscription : HOC EST SEPULCRUM MAGISTRI JOHANNIS QUONDAM MAGISTRI NICOLAI ET DE EIUS EREDIBUS.
  55. Au sujet de la date de naissance et du lieu d’origine de Niccola. Dans l’inscription de la fontaine de Pérouse, faite sous le pontificat de Nicolas III (1277-1280), Niccola se dit âgé de 74 ans, ce qui donne 1205 ou 1207 pour la date de naissance. Quant au lieu d’origine, les documents des archives de Pistoia, tronqués par Ciampi, (Notizie de’ Belli Arredi), et rectifiés par Milanesi, donnent, à la date du 13 novembre 1273, la mention suivante : Magistro Nichole quondam Petri de cappella Saneti Blasii pisa… Il naquit vraisemblablement en Toscane, où se trouvent deux petits villages appelés Puglia ou Pulia (l’un près de Lucques, l’autre près d’Arezzo), ce qui corroborerait un contrat, fait à Sienne le 11 mai 1266, par lequel Fra Melano, fabricien du Dôme, le même qui, l’année précédente, avait commandé la chaire du Dôme à Niccola, requisivit Magistrum Nicholam Petri de Apulia, quod ipse facerel et curaret ita, quod Arnolfus discipulus suus statim veniret Senas ad laboorandum in dicto opere cum ipso magistro Nichola.