Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/TORRIGIANO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 106-108).
TORRIGIANO
Sculpteur florentin, né en 1472, mort en 1528

Torrigiano[1], sculpteur florentin, montra plus d’orgueil que de talent, bien qu’il en eût beaucoup. Dans sa jeunesse, il fut du nombre des élèves que Laurent de Médicis faisait instruire à ses frais dans le jardin situé sur la place San Marco, à Florence ; ce magnifique citoyen avait rempli son jardin, la galerie et les salles de son palais de sculptures et de peintures antiques, aussi bien que des meilleures productions des plus grands maîtres qui fussent alors en Italie et au dehors. La réunion de toutes ces œuvres, outre qu’elle formait un magnifique ornement dans ce jardin, était comme une école et une académie pour les jeunes peintres et sculpteurs et aussi pour tous ceux qui s’occupaient de dessin, particulièrement les jeunes nobles. À la tête des jeunes gens se trouvait Bertoldo, vieux maître plein d’expérience, qui avait été à l’école de Donato ; outre l’enseignement, il était chargé de conserver les cartons, les dessins et les statues de Donato, de Pippo[2], Masaccio, Paolo Uccello, Fra Giovanni, Fra Filippo et tant d’autres maîtres. Tous ces antiques furent vendus à l’encan, lorsque, en 1494, Piero, fils de Laurent, fut banni de Florence. Mais on en rendit la plus grande partie, en 1512, au magnifique Giuliano, quand il fut rappelé dans sa patrie avec les autres Médicis ; ils sont conservés aujourd’hui dans la galerie du duc Cosme[3].

Parmi les artistes qui étudièrent le dessin dans ce jardin et qui devinrent des maîtres excellents, il y avait Michel-Ange, fils de Lodovico Buonarroti, Giovanni Francesco Granacci, Lorenzo di Credi, Giuliano Bugiardini, Baccio da Montelupo, Andrea Contucci dal Monte Sansovino et le Torrigiano. Orgueilleux et jaloux en même temps que robuste et courageux, il se plaisait à tourmenter ses camarades en paroles et en faits. Il s’occupait plus particulièrement de sculpture, mais, néanmoins, il modelait en terre avec beaucoup de fini et de style. Ne pouvant supporter qu’aucun autre le surpassât, il abîmait les ouvrages des autres, quand il voyait qu’il ne pouvait arriver à leur beauté, et, s’ils se fâchaient, il passait des paroles aux voies de fait. Il avait une haine particulière pour Michel-Ange, uniquement parce qu’il le voyait travailler avec ardeur et qu’il savait que Michel-Ange dessinait chez lui pendant la nuit et les jours de fête, en sorte qu’il réussissait mieux quand il travaillait dans le jardin, et s’attirait ainsi les caresses du magnifique Laurent. Torrigiano, poussé par une jalousie effrénée, cherchait à l’ofFenser par tous les moyens possibles ; un jour ils en vinrent aux coups, et Torrigiano donna un coup de point si malheureux sur le nez de son adversaire, qu’il le brisa, et que Michel-Ange le porta brisé toute sa vie. Laurent, l’ayant appris, en conçut un si violent courroux que Torrigiano aurait reçu un grave châtiment s’il ne se fût enfui de Florence. Étant donc allé à Rome, où Alexandre VI faisait élever la tour Borgia, il y exécuta, en compagnie d’autres maîtres, de nombreux travaux de stuc[4]. Puis il se laissa entraîner par quelques jeunes gens florentins à prendre du service dans les troupes du duc de Valentinois, qui était en guerre avec les Romagnols, et, de sculpteur devenu soldat, il se comporta valeureusement dans la guerre de Romagne[5] (2). Il en fit autant sous Paolo Vitelli, dans la guerre de Pise[6], et se trouva avec Piero de’ Medici au fait d’armes du Garigliano[7], où il enleva un drapeau et reçut le nom de vaillant enseigne. Puis voyant que, malgré sa valeur, il n’obtiendrait jamais le grade de capitaine, et que, loin d’avoir retiré quelque profit de la guerre, il avait perdu un temps précieux, il retourna à la sculpture.

Des marchands florentins le conduisirent en Angleterre, où il exécuta pour le roi nombre d’ouvrages en marbre, en bronze[8] et en bois, en concurrence de maîtres de ce pays, auxquels il resta supérieur. Il obtint de si grandes récompenses que, s’il n’eût pas été inconsidéré, orgueilleux et sans frein, il eût pu mener une vie tranquille et faire une bonne fin, au contraire de ce qui lui arriva. D’Angleterre étant passé en Espagne, il fit de nombreux ouvrages très estimés et qui sont en divers endroits, entre autres un Crucifix en terre qui est la plus belle chose qui soit en Espagne. Dans un monastère des frères de Saint-Jérôme, hors de Séville, il fit un autre Crucifix, un saint Jérôme en pénitence, avec son lion[9], et une Vierge tenant l’Enfant Jésus, si belle que le duc d’Arcos lui en demanda une pareille. Pour l’obtenir, ce seigneur fit tant de promesses que Torrigiano crut sa fortune faite. Quand son travail fut terminé, le duc le paya avec une si grande quantité de maravédis (monnaie qui vaut peu ou rien), que Torrigiano, voyant arriver deux personnes chargées de ce poids, crut plus que jamais qu’il allait se trouver très riche. Mais, ayant prié un de ses compatriotes de compter cette somme et de l’évaluer à la mode italienne, le Florentin lui prouva que le tout ne montait pas à trente ducats. Torrigiano, se croyant joué, et outré de colère, courut vers sa statue et la mit en pièces. L’Espagnol, irrité, l’accusa d’hérésie ; jeté en prison, interrogé chaque jour, mené d’un inquisiteur à l’autre, Torrigiano fut enfin jugé digne d’un très grave châtiment, qui ne fut pas autrement mis à exécution, parce que, étant tombé dans une telle mélancolie qu’il resta plusieurs jours sans manger, il devint tellement faible que savie s’en alla peu à peu. En se privant de manger, il évita ainsi la honte du supplice qui l’attendait, ayant été, comme l’on croit, condamné à mort. Ses œuvres datent de l’an 1513 ou environ. Il mourut en 1522[10].



  1. Pietro da Antonio Torrigiani, né le 24 novembre 1472.
  2. Filippo Brunellesco.
  3. La plupart sont aux Offices.
  4. En 1493-1494.
  5. De 1493 à 1500.
  6. En 1498
  7. En 1503.
  8. Entre autres le tombeau du roi Henri VII et de la reine Elisabeth, à Westminster ; terminé en 1519.
  9. Le saint Jérôme existe encore au Musée de Séville.
  10. Mort fin juillet 1528. Le 5 novembre de cette année-là, sa veuve déclare ; mortans est el decessit, jam sunt tres menses et ultra.