Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Mariotto ALBERTINELLI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 103-105).
Mariotto ALBERTINELLI
Peintre florentin, né en 1474, mort en 1515


Mariotto Albertinelli, fils de Biagio di Bindo[1], fut pour ainsi dire un second Fra Bartolommeo, tant par l’étroite union et le travail en commun, que leur amitié leur fit contracter que par la ressemblance de leur manière. Il quitta l’état de batteur d’or, qu’il avait exercé jusqu’à l’âge de vingt ans, pour entrer dans l’atelier de Cosimo Rosselli. C’est là que commença cette grande intimité qui lui fit abandonner Cosimo, quand Baccio le quitta pour travailler librement. Ils demeurèrent longtemps à la Porta San Piero Gattolini, où ils travaillèrent beaucoup ensemble. Mais comme Mariotto n’était pas aussi versé dans le dessin que Baccio, il se mit à étudier les antiques qui étaient alors à Florence, dont la majeure partie et les plus beaux se trouvaient dans le palais Médicis[2], ce qui lui fit faire de grands progrès dans le dessin. Après une séparation d’avec Baccio, il retourna auprès de lui, l’année 1494, quand Piero de’ Medici fut exilé. Il se mit à étudier assidûment le modelage en terre, ainsi que l’imitation delà nature et de la manière de son ami ; il y réussit si bien, qu’on attribuait souvent de ses tableaux à Baccio[3]. Survint l’entrée de Baccio en religion, qui plongea Mariotto dans le désespoir. Cette nouvelle lui parut si étrange que plus rien ne l’égayait, et, s’il n’eût pas été du parti opposé à la faction de Savonarola et n’eût pas autant détesté la société des moines, dont il disait sans cesse du mal, il est probable que son affection l’eût poussé à s’encapuchonner dans le couvent de Baccio. Celui-ci avait laissé inachevé le Jugement dernier que Gerozzo Dini lui avait commandé pour le cimetière de Santa Maria Nuova. Comme le carton et tous les dessins étaient terminés et que Mariotto était prié par Baccio qui avait reçu un acompte et se faisait scrupule de ne pas tenir ses engagements, il termina la fresque de manière que beaucoup la croient sortie d’une seule main. Dans le chapitre de la Chartreuse de Florence, il peignit à fresque un Christ avec la Vierge et Madeleine au pied de la croix et quelques anges dans les airs qui recueillent son sang[4], œuvre exécutée avec une grande perfection. Il fit, pour les religieuses de San Giuliano, à Florence, le tableau du maître-autel[5], qu’il peignit dans son atelier à Gualfonda, ainsi qu’un autre pour la même église, représentant la Trinité, sur fond d’or et à l’huile. Mariotto était d’humeur inquiète et très porté sur l’amour ainsi que sur la bonne chère ; les médisances, les satires, qui ont toujours eu cours parmi les peintres et dont l’usage s’est conservé jusqu’à ce jour, lui rendirent l’art tellement odieux qu’il résolut de le quitter, et ouvrit une belle auberge, hors de la Porta San Gallo, et, au Ponte Vecchio, une taverne du Dragon qu’il tint lui-même plusieurs mois, disant qu’enfin il cultivait un art où il ne rencontrait ni muscles, ni raccourcis, ni perspectives et surtout point de critiques. Mais il se dégoûta bientôt de ce triste métier et se remit à la peinture. Entre autres tableaux qu’il peignit à cette époque, il fit, pour la Compagnie de San Zanobi, à côté de la maison canoniale de Santa Maria del Fiore, une Annonciation[6] qu’il termina avec beaucoup de soin et de travail. Il s’était mis dans la tête que les peintures qui ne réunissaient pas la vigueur et le relief à une certaine douceur n’étaient pas à estimer. Comme il reconnaissait que les ombres seules donnent le relief ; que, cependant, si elles sont trop fortes, elles ne produisent aucun effet, et que, si elles sont trop faibles, la peinture reste plate et sans vigueur, il aurait voulu ajouter à la souplesse du modelé quelque chose que l’art ne lui semblait pas avoir compris ou rendu jusqu’alors. Il chercha à mettre ses idées à exécution dans ce tableau et se donna un mal énorme, comme on peut s’en rendre compte par les figures de quelques petits anges et celle de Dieu le Père, auxquelles il donna un puissant ressort, en les plaçant sur le fond obscur d’une voûte sculptée dont la perspective se prolonge avec une étonnante vérité ; il y a, en outre, quelques anges qui volent en jetant des fleurs, d’une grâce extrême. Cette œuvre fut défaite et refaite plusieurs fois par Mariotto avant qu’il la terminât, faisant passer son coloris du clair à l’obscur, tantôt plus vif et animé, tantôt moins. N’étant jamais satisfait, il disait que sa main était inhabile à rendre sa pensée ; il aurait voulu trouver un blanc plus brillant que la céruse, et se mit à le purifier pour lui donner l’éclat de la lumière sur les parties les plus éclairées. Enfin, forcé de reconnaître que l’art est insuffisant pour rendre ce que conçoit l’intelligence et le génie de l’homme, il s’arrêta et livra son œuvre au public. Les artistes lui donnèrent beaucoup d’éloges ; mais, trompé dans l’espoir d’obtenir, en considération de ses peines, un prix plus élevé que celui qu’on lui offrait, il rompit avec ceux qui lui avaient commandé ce tableau. Alors Pietro Perugino déjà vieux, Ridolfo Ghirlandajo et Francesco Granacci, qui faisaient grand cas de son talent, se réunirent pour estimer le tableau et les remirent d’accord. À San Brancazio[7] de Florence, il représenta la Visitation de la Vierge dans un cadre demi-rond. Pareillement à Santa Trinità, il fit une Vierge entre saint Jérôme et San Zanobi[8], et, pour la corporation des prêtres de San Martino, une autre Visitation très estimée[9]

Appelé ensuite au couvent della Quercia, hors de Viterbe, à peine eut-il commencé un tableau qu’il lui vint l’envie de voir Rome. S’y étant rendu, il peignit dans la chapelle de Fra Mariano Petti, à San Salvestro di Montecavallo, un tableau à l’huile représentant le Mariage mystique de sainte Catherine de Sienne[10]. De retour à la Quercia, où il avait laissé quelques amours, il voulut montrer qu’il était en mesure de les satisfaire et dépassa ses forces. Comme il n’était plus jeune ni très vigoureux dans ce genre d’exercice, il dut prendre le lit et se fit porter à Florence dans une ban nette, sous prétexte que l’air de la Quercia lui était contraire. Les secours, les remèdes furent inefficaces ; le mal empira et, au bout de peu de jours, il mourut des suites de ces excès, à l’âge de 45 ans[11]. Il fut enterré à San Pier Maggiore.

  1. Et de Vittoria di Biagio Rosani ; né le 13 octobre 1474 (livre des baptêmes de Florence).
  2. Actuellement palais Riccardi, ou préfecture de Florence.
  3. Leur association fut rompue le 5 janvier 1512 ; Baccio entra en religion l’an 1500.
  4. En place, signé, daté 1506.
  5. Une Vierge, signée : OPVS MARIOCTI. Ces deux tableaux sont à l’Académie du Beaux-Arts.
  6. À l’Académie des Beaux-Arts, signée : 1510. MARIOTTI FLORENTINI OPVS.
  7. Église supprimée ; la peinture est perdue.
  8. Au musée du Louvre, signée : MARIOCTI. DE. BERTINELLIS. OPUS. A. D. MDVI.
  9. Aux Offices, datée MDIII.
  10. Peinture perdue.
  11. Le 5 novembre 1515, d’après le Livre des Morts.