Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/peint4
DORBON-AINÉ, (1, p. 72-74).
Chapitre IV. — Comment on doit unir les couleurs à l’huile, à fresque età détrempe. Comment les chairs, les draperies, et tout ce que l’on peint, doivent être unis dans l’œuvre, de manière que les figures n’aient pas l’air en plusieurs morceaux, qu’elles aient relief et vigueur, et rendent l’œuvre claire et franche.
L’unité dans la peinture est le contraste des couleurs juxtaposées,
qui, par la diversité des extrêmes, montrent nettement distinctes l’une
de l’autre les parties d’une figure, comme, par exemple, les chairs
diffèrent des cheveux, et une draperie d’une certaine couleur diffère
d’une autre. Quand ces couleurs sont mises en œuvre vives et ardentes
avec un contraste déplaisant, si de plus elles ont beaucoup de corps,
comme les faisaient autrefois certains peintres, le dessin en souffre,
au point que les figures sont plutôt des plaques de couleurs qu’une
peinture faite au pinceau, qui doit les éclairer ou les ombrer, les faire
apparaître naturelles et de relief. Par conséquent, toutes les peintures
à l’huile, à fresque ou à détrempe, doivent être tellement unies dans
leurs couleurs, que les figures, qui, d’après le sujet, sont les principales,
soient exécutées très claires, en ne les couvrant pas de draperies de couleur tellement foncée que les figures qui viennent après en aient
de plus claires que les premières. Au contraire, de même qu’elles
vont en diminuant peu à peu et en s’éloignant, pareillement doivent-elles
aller en teinte foncée progressive, pour la couleur des carnations
et des vêtements. Que l’on ait surtout grande attention d’affecter
toujours les couleurs les plus belles, les plus riantes et les plus agréables
aux figures principales, particulièrement à celles qui dans le tableau
sont entières et non pas à mi-corps. Ce sont celles que l’on considère
toujours le plus, celles qui sont plus en vue que les autres, qui servent
en quelque sorte de fond au coloris des premières. Une couleur plus
amortie fait paraître plus vive celle qui lui est juxtaposée ; les teintes
pâles et tristes font paraître plus gaies celles qui sont à côté et leur
donnent un certain éclat. On ne doit pas couvrir un nu d’une couleur
si riche de corps qu’elle différencie les chairs des draperies, quand
celles-ci séparent deux parties nues. Au contraire, que les couleurs des
parties éclairées de ces draperies soient claires, semblables à celles
des chairs, jaunâtres ou tirant sur le rouge, violet pourpre ou couleur
de violette, avec des fonds changeants, quelque peu foncés, verts ou
azurés violets ou jaunes, pourvu qu’ils tirent sur le foncé, qu’ils
soient unis et s’accordent avec les ombres des figures dans leurs
rondeurs. Il faut que ce soit analogue à ce que nous voyons dans la
réalité, car les parties qui s’offrent plus proches à l’œil sont plus
éclairées, et les autres qui s’éloignent de la vue perdent d’autant plus
de lumière et de couleur. Pareillement doit-on employer en peinture
les couleurs avec tant d’union que l’on n’ait pas un foncé et un clair
ombré et éclairé d’une manière déplaisante, au point qu’il en résulte
discordance et contraste désagréable. Il faut excepter les ombres
projetées, c’est à dire les ombres portées par une figure sur une autre,
quand une seule lumière vient frapper la première. Même quand ce
cas se produit, ces ombres doivent être peintes avec douceur et union.
En effet, celui qui les reproduit sans ordre fait en sorte que sa peinture
paraît plutôt un tapis de couleurs ou un jeu de cartes que de la
chair unie, des draperies souples, ou d’autres objets soyeux, doux et
délicats. De même que l’oreille est offensée par une musique qui n’est
que vacarme, dissonances et duretés (exception faite pour quelques
lieux et temps, comme par exemple des ombres projetées), de même
l’œil ne supporte pas des couleurs trop chargées ou trop crues. Le
ton trop ardent nuit au dessin, le ton trouble, éteint, amorti, ou trop
doux paraît une chose morte, vieille et enfumée. Mais la couleur unie,
qui tient le milieu entre le vif et l’éteint, est parfaite et flatte l’œil, comme une musique harmonieuse et délicate est agréable à l’oreille.
Certaines parties des figures doivent se perdre dans les noirs et les
fonds du tableau ; si, en effet, elles apparaissaient trop vives et trop
ardentes, elles nuiraient à la perspective, et, d’autre part, restant dans
l’obscurité et éteintes comme les fonds, elles donnent d’autant plus
de vigueur aux figures qui sont devant elles. On ne saurait croire
combien, en variant les couleurs des chairs, en donnant des teintes
plus fraîches aux jeunes gens qu’aux vieillards, en réservant le jaunâtre
et le verdâtre aux personnes d’âge moyen, combien, dis-je, on
donne de grâce et de beauté à l’œuvre, à peu près de la même manière
qu’on opère dans le dessin pour différencier les têtes des vieilles
femmes et des jeunes, des petites filles et des enfants. En faisant une
figure tendre et joufflue, l’autre brillante et fraîche, on obtient des
contrastes d’un rapport parfait. On doit donc, pendant l’exécution du
tableau, mettre les foncés dans les parties où ils blessent moins l’œil
et ne font pas de disparate, pour servir de repoussoir aux figures ;
c’est ce que l’on voit dans les figures de Raphaël d’Urbin et d’autres
peintres excellents, qui ont pratiqué cette manière. Mais on ne doit
pas employer cette disposition dans les tableaux où l’on représente
l’éclairage du soleil ou de la lune, de feux enflammés ou de scènes
nocturnes, parce qu’ils nécessitent des ombres portées vigoureuses et
crues, comme on en voit dans la réalité. Au sommet du tableau où
règne une pareille lumière, il devra y avoir toujours de la douceur et
de l’unité dans la couleur. Dans les peintures qui renferment de
pareilles parties, on reconnaîtra que Tintelligence du peintre, s’aidant
de l’unité du coloris, a conservé la bonté du dessin, donné de la grâce
à la peinture, ainsi que du relief et une vigueur extrême aux figures.