Les voies de l’amour/09

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CHAPITRE IX

NOUVEL AMOUR

« Malgré mon peu de science, la clientèle augmentait continuellement. J’étais chanceux, voilà tout. Étant le seul médecin de la place, on était bien obligé de recourir à mes services plutôt que d’aller courir à quelques lieues plus loin. Je m’étais mis hardiment au travail et à l’étude. Le sort s’en mêlait et me favorisait d’une manière toute spéciale. L’hiver s’était mal comporté et le printemps pluvieux, humide, froid même, était malsain, engendrait toutes sortes de maladies et les aggravait d’une manière atroce. Un jour, je fus appelé auprès d’une dame souffrant d’une pneumonie. Je ne ménageai ni mes soins, ni mes visites auprès de cette patiente, épouse de l’homme le plus considérable du village. Si je sauvais cette malade ma réputation était établie d’une façon éclatante. La maladie céda-t-elle à mon traitement ou aux bons soins que la patiente reçut de sa jeune fille remplissant l’office de garde-malade ? Je l’ignore, cependant je serais plus porté à croire que la jeune fille a fait plus que moi pour obtenir la guérison de sa mère. Jour et nuit elle a été à son chevet, la soignant avec le dévouement d’une garde-malade intelligente, et l’amour d’une enfant dont le plus grand trésor est la vie de sa mère. J’admirais le courage de cette jeune fille que ni les fatigues, ni les veilles ne rebutaient. Je la voyais à toute heure du jour et de la nuit dans les moments critiques de la maladie. Elle semblait toujours impassible comme ces âmes fortes que la douleur ou la misère ne peuvent abattre, ni démoraliser. Ses paroles douces, son sourire aimable relevaient le courage de sa pauvre mère, apaisaient les craintes de son père attristé. Mais quelles angoisses ne devait-elle pas endurer moralement quand sa bouche souriait et que ses beaux yeux respiraient toujours le calme ? Plus tard, quand je pénétrai plus profondément dans son intimité, elle me racontait, les larmes aux yeux, le cœur encore tout attristé, les transes mortelles qui l’agitaient, les inquiétudes qui l’accablaient quand elle pensait que la mort pouvait lui ravir sa chère mère. C’est au chevet d’une mourante que j’appris la sublimité de l’amour filial, la grandeur du sacrifice de soi-même, du sacrifice qui sait sourire quand le cœur pleure, la noblesse de l’âme qui fait toujours espérer quand tout autour de soi porte à la désespérance. N’est-ce pas par cet espoir qu’elle a toujours eu et qu’elle savait inspirer si profondément que cette jeune fille a sauvé sa mère ? Souvent aussi elle a relevé mon courage qui faiblissait devant les progrès de la maladie. Quand je voyais cette jeune fille si forte, je me sentais plus d’énergie pour lutter.

« Le dévouement de la jeune fille m’avait touché le cœur, et sa beauté, que les fatigues n’avaient pas altérée, avait frappé mes sens. J’avais appris à l’aimer autant pour sa bonté que pour sa beauté. Ses cheveux avaient la couleur des épis qui ont mûri aux rayons ardents d’un soleil toujours beau ; ses yeux avaient la teinte et l’humidité d’un ciel d’un bleu pur qui se mire dans les eaux d’un lac tranquille ; ses cils longs et châtains faisaient admirer la douceur de son regard ; ses lèvres minces rappelaient ces belles cerises qu’on croque avec délices ; son nez était droit et fin ; ses joues ressemblaient à des pétales de rose blanche ; sa taille avait la flexibilité du roseau ; sa voix résonnait comme une clochette d’argent ; c’était la voix qui avait encore tout le charme de la plus tendre jeunesse.


« Je prolongeai longtemps mes visites auprès de la convalescente, peut-être un peu plus que je ne l’aurais fait auprès de toute autre patiente, non pas pour en retirer un bénéfice pécuniaire, mais surtout parce que la jeune fille me plaisait beaucoup. Cette jeune personne m’était si sympathique que je ne pouvais faire autrement que de l’aimer. Je m’attachai vite à elle. Elle paraissait m’y encourager par ses invitations pressantes. Sa mère elle-même, qui m’appelait son sauveur et avait conservé un bon souvenir de mon dévouement — qu’elle ne savait pas si intéressé — favorisait les sentiments affectueux que sa jeune fille me manifestait parfois. Le père même, qui n’était pourtant pas des plus communicatifs parce que toujours tout à ses affaires, multipliait ses invitations. Il aimait, disait-il, me rencontrer souvent, me recevoir à sa table. Nos conversations variées le reposaient et lui faisaient oublier pour une heure les questions d’affaires et d’argent souvent ennuyeuses. Je me gardai bien de refuser aucune invitation quand le soin de mes malades me laissait quelque loisir. La table était si bonne, les gens si aimables, et Léontine — c’était le nom de la jeune fille — si affectueuse que j’étais tenté parfois de demander la main de la jeune fille à ses parents que je croyais tout disposés à me l’accorder. J’étais établi depuis si peu de temps dans le village et je craignais tant qu’on ne m’accusât de courtiser la jeune fille par intérêt parce que le père était le grand manitou, que je retardais toujours ma demande. Les suggestions de la mère et les allusions de Léontine auraient dû m’inspirer plus de hardiesse et me faire espérer le meilleur accueil.

« Un jour, dans une famille où je donnais mes soins à de petits enfants, je rencontrai une bonne vieille commère. Elle m’avertit charitablement que la jeune fille que je courtisais était déjà fiancée à un jeune homme, voyageur de commerce. Elle m’assura qu’à son retour je serais évincé de plus belle de la maison.

« Je ne me le tins pas pour dit. J’étais orgueilleux, et je ne me sentais pas la pusillanimité de lâcher une proie si alléchante, qui me promettait par-dessus le marché une si belle clientèle. Que m’importaient les dires de cette commère ? Était-elle chargée par la famille de Léontine de m’avertir de laisser le champ libre à un ci-devant amoureux ? Cette nouvelle ne fit qu’augmenter mon désir de posséder Léontine, la belle fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus si doux. Oh ! non ; elle était trop belle, trop aimable, trop dévouée, pour que je l’abandonnasse à un homme que je ne croyais pas digne d’elle. Moi seul pouvais la rendre heureuse et lui faire la vie belle et grande, et elle seule pouvait me donner le bonheur. Je l’aimais trop pour céder ma place à un simple voyageur de commerce. Mon cœur était trop rempli de son amour pour l’oublier jamais dans les bras d’un autre. Léontine m’avait trop dit son amour pour ne pas la croire sincère dans ses affections. J’avais trop appris à l’aimer et à goûter les plaisirs de sa conversation pour me priver à jamais des joies que j’en attendais dans l’avenir. Léontine, c’était désormais mon seul amour, mon seul espoir. Elle seule maintenant remplissait toutes mes pensées et tous mes rêves. Elle seule était le but de ma vie. Penser seulement que je ne la posséderais jamais me déchirait le cœur, me torturait l’âme. Parfois, quand elle me donnait les plus grandes preuves de son amour, le doute envahissait mon esprit. Parfois je craignais que son amour ne fût simulé ou ne fût inspiré que par esprit de remerciement ou de dévouement au sauveur de sa mère. L’ayant vue au chevet de sa mère, si attentive, si dévouée, je me l’imaginais capable d’un aussi grand sacrifice. Je ne voulais pas de cet amour par sacrifice. Je voulais un amour vrai, sincère, affectueux, partant du cœur. Je voulais que Léontine fût à moi de corps, de cœur et d’esprit. Je voulais, quand je la presserais entre mes bras, qu’elle n’eût d’autre pensée que la mienne, d’autre amour que le mien.


« Oui, me disait-elle un jour que j’avais fait allusion à son amour pour le voyageur de commerce, j’ai aimé ce jeune homme parce qu’il était le premier qu’il me fut permis de voir librement. Je le crus beau, je le crus aimable parce qu’il était le premier homme qui osât m’adresser la parole. Je n’avais jamais entendu d’autre voix masculine que celle de mon père qui résonnait comme une grosse cloche d’airain, et tout à coup j’entendais celle d’un étranger qu’on me permettait d’écouter. N’en ayant jamais entendu d’autre, je la croyais suave et persuasive. Elle me semblait l’écho d’un chant que mon imagination avait souvent perçu. Il était le premier homme dont la main touchât la mienne ; elle me semblait douce comme le velours qu’on aime à caresser. Je n’avais jamais vu d’autres yeux d’homme que ceux de mon père, qui me paraissaient bien sévères à travers les broussailles de ses sourcils épais, et tout à coup des yeux d’un beau bleu me regardaient ; c’était comme une caresse qui m’allait au cœur. Élevée comme une recluse dans un couvent ou dans la maison paternelle, je n’avais jamais joué avec les petits garçons ou même les petites filles de mon âge ; je n’avais jamais rencontré de jeunes gens pendant mon adolescence avec qui j’aurais pu flirter. Ma jeunesse semblait destinée à s’étioler dans l’isolement, sans plaisirs, sans joies, sans amour. J’étais toujours seule devant un papier de musique qui accompagnait ma mélancolie et ma tristesse au piano, ou devant une toile, tendue dans un cadre sur un chevalet, sur laquelle j’essayais de peindre les figures des jeunes garçons que mon imagination me montrait toujours à travers un voile. Ma mère se reconnaissait toujours dans chaque portrait, parce que la tête que je peignais était toujours efféminée. Elle n’avait rien des traits caractéristiques de l’homme. J’excellais dans la reproduction des tableaux de la nature. Peindre un cheval, aux naseaux ouverts et frémissants, à l’œil en feu, une vache avec ses grands yeux mélancoliques, un chien près de la barrière, qui aboie au passage d’un mendiant, des poules qui picorent et un coq qui se promène majestueusement au milieu de sa cour, c’était mon seul plaisir et mon seul talent. Je n’avais jamais vu autre chose que des arbres, des terrasses, des clôtures, des haies et des animaux. Parfois sur mes toiles, je peignais une jeune fille à qui je cherchais à donner ma ressemblance. Je la mettais debout sur le perron, jetant des miettes de pain ou des grains de blé aux nombreux poussins qui becquetaient les perles de ses souliers ou se faufilaient dans les plis de sa robe, s’étalant en un large cercle autour d’elle. Près d’elle, j’essayais de reproduire l’image d’un beau jeune homme qui l’aurait contemplée avec ravissement, tout prêt à lui tendre les bras pour l’enlacer dans un élan d’amour. J’aurais voulu mettre sur la bouche du jeune homme un sourire invitant et dans ses yeux l’appel qui fit passer un frisson sur la peau sensible de la jeune fille. Mais toujours mon pinceau barbouillait des figures mâles d’une laideur affreuse, rébarbative. Il me semblait alors voir la jeune fille s’animer, grimacer et détourner la tête dans un mouvement de crainte. Je peignais toujours la tête du seul homme qu’il me fût permis de voir, l’homme de cour de mon père. Comment aurais-je fait autrement, je ne voyais d’homme que lui et il était si laid. Et de colère je lui jetais à la tête mon éponge qui l’éclaboussait.

« J’étais cependant une jeune fille comme toutes celles qui peuvent aimer. Parfois dans le bonheur de ma famille, entre l’amour de mon père et celui de ma mère, il me semblait qu’il y avait place pour un autre amour qui n’aurait nullement diminué l’amour de mes parents. Parfois les battements de mon cœur s’accéléraient à certaines pensées que je prenais pour des divagations de mon imagination. J’avais soif et faim d’amour, mais mon père éloignait de la maison tous les jeunes gens du village parce qu’il ne les croyait pas dignes de ma main. Un jour il invita à sa table un monsieur qui le venait voir souvent à sa maison d’affaires. C’était un voyageur de commerce. Mon père paraissait l’estimer beaucoup et se plaire dans sa conversation. Cet étranger était mis avec recherche ; il était joli garçon, beau parleur, très flatteur car il m’adressait souvent des compliments que je croyais vrais tant ils étaient nouveaux pour moi. Quand il me parlait en souriant, je rougissais et je n’osais relever les yeux sur lui. J’étais si émue devant ce jeune homme qu’il me semblait qu’il pouvait entendre, voir et compter les battements précipités et violents de mon cœur, soulevant à chaque pulsation le tissu léger recouvrant ma gorge.

« Après le repas, mes parents me laissèrent seule au salon avec ce jeune homme. Je parlai peu car j’étais bien timide et bien gênée, mais lui ne l’était pas. Il me racontait ses voyages à travers les différents pays qu’il avait parcourus ; il me dépeignait les personnages qu’il avait rencontrés partout. Je le trouvai si aimable que je l’invitai à revenir. Il n’abusa pas de l’invitation ; cependant je le revis souvent, même quand il n’avait pas affaire avec mon père. Il m’apportait quelquefois des cadeaux, que je refusais, et des souvenirs que j’acceptais. Un jour je lui demandai de poser devant ma toile ; il s’y prêta de bonne grâce. Ce jour-là je peignis une vraie tête d’homme avec une figure anguleuse, un menton carré, un front haut et puissant, un nez aquilin, une expression virile mais douce en même temps. Le jeune homme me complimenta sur mon habileté et mon talent. Ses félicitations me flattèrent beaucoup et je crus que je l’aimais. Comment aurais-je fait autrement que de l’aimer ? C’était le premier jeune homme que je rencontrais. Il me paraissait aimable parce que ses paroles étaient charmantes, son regard plein de douceur, son sourire attrayant. Oui, j’ai cru qu’il était l’amour personnifié me promettant le bonheur.

« Voilà, monsieur, ajouta encore Léontine, comment j’ai aimé le voyageur de commerce que mon père me présentait et m’offrait comme époux. Était-ce là le véritable amour comme toutes les jeunes filles le rêvent ? Était-ce là l’amour qui crée le bonheur et la paix dans la famille ? Oh ! non. Je sais aujourd’hui ce qu’est l’amour, cet attrait de deux âmes qui se croient sœurs, ces pulsations de deux cœurs qui sont synchrones. Depuis que je vous ai vu, depuis que je vous connais, mon papier de musique n’a plus que des notes gaies, des chants d’allégresse et sur mes toiles je ne sais plus que peindre des figures d’anges, des amours ailés. Connaissez-vous maintenant la profondeur de mon amour ? Comprenez-vous quel feu consume mon cœur ? Si votre âme était un détecteur assez puissant, elle recevrait à tout instant les effluves qui se dégagent de mes pensées toujours toutes à vous ! »


« N’en avais-je pas assez entendu pour me convaincre de la sincérité de ma douce amie ? Avait-elle réellement aimé ce premier homme qu’elle avait eu le bonheur de connaître ? Oh ! non ; c’était le premier hochet qu’on donne au bébé qui fait ses dents, le premier cerceau qu’on met entre les mains de l’enfant qui court, le premier roman anodin qu’on permet à l’adolescent de lire. L’avait-elle aimé plus que ce premier hochet, ce premier cerceau, ce premier roman ? Elle l’avait cru tout d’abord, mais en lisant et relisant le second roman, elle crut en avoir lu beaucoup et, plus elle le relisait, plus elle sentait les douceurs de l’amour, mieux elle comprenait l’ardeur du feu qui s’allumait en son cœur. « Oh ! me disait-elle souvent, je comprends aujourd’hui les sentiments qui m’animaient auparavant auprès de cet homme que je considérais plutôt comme un camarade. C’était l’ami de mon père qui avait voulu en faire l’ami de la famille. Mon cœur près de lui avait toujours les mêmes pulsations tranquilles, régulières. J’aimais entendre ce beau parleur. Quand il me racontait et me décrivait ses voyages, mon esprit s’intéressait à ses récits, mais mon âme n’en éprouvait aucune émotion, les fibres de mon cœur ne résonnaient pas ; aucun son n’en sortait. Mais près de vous, Monsieur !… Oh ! ne parlez pas ; prenez mon bras, tâtez mon pouls, et vous reconnaîtrez, par la rapidité et la force de ses pulsations, les battements violents de mon cœur. Vous percevrez ce que mon âme éprouve et vous verrez comment elle peut traduire ses sensations sur les fibres de mon cœur, qui résonnent comme les cordes de la harpe sous les doigts déliés de l’artiste qu’une pensée divine inspire. Quand vous parlez, je bois vos paroles ; elles sont comme une liqueur douce qui circule dans mes veines, qui me donne d’abord des frissons et puis qui m’engourdit, m’enivre et me met dans la tête des rêves comme en ont les fumeurs d’opium. Oui, je vous vois m’accompagnant dans un paradis terrestre, me cueillant les plus belles fleurs, me tressant des couronnes et des guirlandes, me présentant les fruits les plus savoureux et me préparant, avec les mousses les plus moelleuses, une couche autour de laquelle les amours dansent en souriant. Oh ! parlez, parlez, j’aime votre voix ; ses notes me sont douces ; elles vibrent à mes oreilles comme celles d’une romance si suave. Oh ! laissez-moi lire dans vos yeux ; non, non, lisez plutôt dans les miens et voyez-y les caresses qu’ils implorent. Oh ! Monsieur, je vous aime comme la colombe aime son compagnon, vous savez avec quel amour jaloux ! »

« Ne m’aimait-elle pas réellement celle qui pouvait me parler ainsi ? Moi aussi, je buvais ses paroles enivrantes. Comment aurais-je fait pour ne pas l’aimer ? Oui, j’étais le compagnon de la colombe qui aime jalousement.


« Les mois et les années qui suivirent firent époque dans ma vie. Je croyais avoir trouvé l’oiseau bleu qui m’apporterait le bonheur avec l’amour. Partageant mon temps entre le soin de mes malades et mes assiduités auprès de Léontine, je vécus des jours heureux comme je croyais n’en avoir jamais eu. Souvent le soir, seul dans mon bureau, fatigué de feuilleter mes gros livres d’études ou de chercher les nouveautés dans les revues médicales, j’allumais ma pipe et, quand les volutes de fumée grise déroulaient leurs spirales, mes pensées me reportaient aux temps écoulés, des souvenirs les plus lointains jusqu’aux jours les plus proches, et je souriais à toutes les joies enfantines du gamin et de la gamine qui couraient à travers les allées et les plates-bandes de nos jardins, se cachant dans les bosquets ou les grosses touffes des hortensias ou des boules-de-neige, s’appelant de leur voix claire de piccolo, se cherchant, se retrouvant et s’allant reposer sur le perron pour y entendre caqueter la grosse poule, autour de laquelle s’assemblaient les poussins tout couverts de duvet. Je souriais aux deux enfants se tenant par la main dans le sentier de l’école ou de l’église. Je les revoyais avec plaisir au parloir du collège, dans leurs promenades sur la plage sablonneuse de l’océan. Je les retrouvais dans leur première idylle, et je souriais encore. C’était de ces souvenirs qu’on aime à rappeler même quand un bonheur plus grand nous sourit, comme si ces souvenirs nous aidaient à grandir la joie présente sans jamais y mettre la moindre trace d’ombre. Et je me disais : chaque jour, chaque année, chaque âge a ses joies ; les premières préparent les secondes et celles-ci embellissent les dernières. Toutes les joies s’en vont toujours grandissant à chaque étape. Les souvenirs de l’enfance ne gâtent pas les plaisirs de l’adolescence ; ceux de la jeunesse n’amoindrissent pas le bonheur de l’âge plus avancé. J’ai aimé autrefois dans un premier amour que je me rappelle comme le voyageur aime se souvenir des beaux paysages qu’il a parcourus au début de sa course. Ce premier amour, cet amour ancien n’était que le noviciat qui préparait au bonheur suprême, à cet amour que j’éprouvais pour Léontine. Comparer l’affection que j’avais eue pour Andrée à l’amour que je ressentais pour Léontine, c’était voir toute la différence qui existe entre le bouton de rose presque entièrement caché dans le calice vert et la rose dans tout son épanouissement, dans toute sa beauté, avec son parfum si délicieux. Et puis c’étaient les souvenirs de la vie de bohème pendant ma cléricature qui me revenaient avec le parfum de l’amour de Lucille. Et ces souvenirs et cet amour ne jetaient ni ombre, ni tristesse dans ma vie présente. Et qu’était-ce que cet amour de Lucille, jeune fille de la pension, comparé à cette nouvelle passion affectueuse qui m’enflammait pour les beaux yeux de Léontine ? L’amour de Lucille, simple marguerite des prés, ne pouvait jamais être mis en parallèle avec celui de Léontine, reine-marguerite ou chrysanthème cultivée en serre chaude. Je revivais tous ces plaisirs, toutes ces joies de mon passé qui m’avaient acheminé vers le bonheur suprême, vers l’idéal de la beauté et de la tendresse. Et mes pensées revenaient sans cesse vers Léontine, buisson ardent.


« Je passais presque toutes mes veillées avec Léontine à causer dans le boudoir ou sur la véranda quand la température le permettait. Souvent elle m’accompagnait dans mes visites du soir à mes malades à qui elle servait souvent d’infirmière. Mes patients l’estimaient beaucoup. Ils aimaient entendre les douces consolations qu’elle savait leur prodiguer avec à-propos. Ils préféraient sa main à la mienne dans les pansements de leur plaie. Ils souriaient même quand ses doigts insuffisamment expérimentés leur causaient quelque douleur. Ils craignaient de se plaindre de peur d’être abandonnés d’une si aimable infirmière. Ils aimaient mieux souffrir en silence plutôt que de perdre le contact d’une main si douce et de voir se détourner d’eux des yeux si sympathiques. Nous causions souvent longtemps chez certains patients qui semblaient oublier leur mal quand l’ange gardien de leur médecin — comme ils l’appelaient — veillait sur eux. Après la veillée quand je la reconduisais chez elle, Léontine était toute joyeuse de la charité qu’elle avait faite, toute radieuse des bienfaits qu’elle avait répandus. Elle semblait m’aimer davantage pour les occasions que je lui donnais de prodiguer ses consolations aux malheureux. Les sentiments qu’elle me manifestait étaient alors plus affectueux. Sa charité semblait donner plus d’élan, plus de vivacité à son amour. Son cœur s’ouvrait plus franchement et il m’était plus facile d’y voir toute l’ardeur de sa passion pour moi. Oh ! que je l’aimais et comme ma passion répondait à la sienne ! Quand je la quittais pour revenir à mon bureau, j’aurais voulu chanter un poème d’amour à la nature entière. Mais comment traduire en vers ce que mon cœur ressentait. Je ne trouvais pas de mots assez sublimes, de notes assez touchantes pour extérioriser mes pensées. J’invoquais la lune, j’implorais cette idole des amants ; elle a inspiré tant de poètes. Pourquoi ne me renvoyait-elle pas seulement l’écho des chants divins qu’elle devait entendre, car elle est si près du ciel ? Elle restait sourde à ma prière et les paroles me manquaient pour chanter Léontine et son amour comme je l’aurais désiré. Et les étoiles qui brillaient par milliards pourquoi se taisaient-elles aussi ? Ne pouvaient-elles me dire ce qu’elles entendent là-haut, elles sont encore plus près du ciel ; mais non, encore et toujours muettes. Oh ! étoiles ! yeux brillants des amoureux et des amants, pourquoi n’entend-on pas la voix que vos scintillements et vos palpitations semblent vous donner dans l’hymne d’amour que vous chantez à Celui qui vous gratifie de la vie et de la beauté, je répéterais, avec vous à celle que j’aime, les paroles qui conviennent à l’idole que chacun adore.

« Dans mon bureau j’allais m’asseoir dans le grand fauteuil où j’aimais tant rêver à celle dont je regardais avec amour le portrait placé sur ma table de travail. Parfois je m’imaginais être au sommet d’une haute montagne que j’avais gravie étape par étape. De cette cime je contemplais de tous côtés des horizons superbes. Si mes regards se portaient au pied de la montagne, dans le vallon verdoyant, je voyais un enfant sortir d’un palais entouré de jardins spacieux. L’enfant gambadait, poursuivait les papillons, cueillait des fleurs dont il jetait au vent les pétales multicolores. Il gravissait des montées douces, s’arrêtait au bord des ruisseaux pour en entendre le murmure, ou aux pieds des chutes pour en admirer les arcs-en-ciel. Il grandissait au fur et à mesure qu’il s’élevait dans la montagne. Près des lacs il contemplait les naïades qui l’invitaient à se jouer avec elles dans les eaux limpides. À l’orée des bois, il entendait les sirènes dont la voix l’appelait près des amours. À chaque étape il voulait se reposer, mais les demi-déesses des eaux et des bois l’entraînaient sans cesse dans des temples où tous les plaisirs se courtisaient. Plus il montait, plus la nature était prodigue de beautés, de plaisirs et d’enchantements. Le soleil répandait une plus douce chaleur ; l’air devenait plus limpide, plus pur. Le jeune homme montait, montait et le ciel était plus près. Il s’approchait de moi ; il m’enlaçait ; c’était mon double. Nous ne formions plus qu’un même corps, une même âme, un même cœur. J’avais joui, à travers tous les sentiers de la montagne, dans ses bois, sur ses lacs, de tous les plaisirs, connu toutes les joies, aimé les naïades et les sirènes qui m’avaient fait connaître l’amour et ses délices. Enfin j’étais à la cime, tout près, tout près du ciel, et c’était là que m’apparaissait la vraie déesse pour qui je voulais élever une tente pour l’y retenir seule à jamais. J’avais Léontine près de moi. Quand mes rêveries s’évanouissaient comme les nuages qui s’effilochent et disparaissent au souffle de la brise, j’allais me coucher et j’étais à peine endormi que déjà Léontine m’apparaissait et remplissait tous les rêves de mes nuits comme elle avait eu toutes mes pensées pendant le jour. Chère Léontine, je l’ai aimée comme la lune aime les amants, comme le soleil aime les fleurs dont il emplit les corolles de ses rayons caressants.


« Ma mère m’écrivait très fréquemment et venait souvent passer quelques jours chez moi. Dans ses lettres et pendant ses promenades, elle me parlait constamment d’Andrée qu’elle prenait en pitié parce qu’elle la voyait dépérir de jour en jour surtout depuis quelques mois. Mes amours pour Lucille, pendant ma cléricature, avaient affecté énormément Andrée. Cependant alors la pauvre petite affligée ne perdait pas complètement l’espoir de me voir revenir un jour au bercail de nos anciennes amours. Andrée avait-elle l’intuition que le plus souvent l’amour des étudiants n’a aucune conséquence et qu’il s’éteint vite après la cléricature, quand le jeune avocat ou le jeune médecin doit se caser à son avantage dans une société qui le relèvera ? Elle excusait même mon oubli et mon abandon. Elle se disait : c’est un étudiant, il est frivole, volage comme la plupart des étudiants ; mais un jour il deviendra sérieux et quand il ne verra plus le regard enchanteur, qu’il n’entendra plus la voix charmeuse de la jeune fille de la maîtresse de pension, il l’oubliera vite et me reviendra. C’est la première jeune fille qu’il rencontre dans une grande ville. Il habite la même maison qu’elle. Il la voit tous les jours, presqu’à chaque instant. Elle folâtre constamment autour de lui comme le papillon qui s’éprend de la même fleur ou du même bosquet et ne les quitte plus. Mais un jour, reçu médecin, il ne reverra plus le papillon ; il en oubliera les charmes et la beauté de ses ailes aux couleurs variées. Peu à peu les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse se mêleront aux regrets de l’éloignement et de la séparation. Le velouté des yeux de Lucille perdra de sa fraîcheur ; le teint mat de ses joues s’affadira ; ses lèvres de carmin pâliront ; sa taille fine et élégante s’épaissira ; de loin sa voix n’aura plus la même suavité ; l’auréole de sa beauté s’évanouira ; son haleine n’aura plus de chaleur ; le contact perdu de sa main ne l’ensorcellera plus. L’éloignement, l’absence de sa Lucille n’exerceront plus de prestige sur lui. Peut-être se souviendra-t-il alors de sa petite villageoise qu’il désirera revoir dans les belles allées de nos jardins, sous les tonnelles ombragées ou au pied du gros érable en face du fleuve. Quelquefois le soir, en revenant des malades à travers la campagne, quand la lune projette de grandes ombres au pied des arbres, quand le bleu du ciel pâlit à la lumière des étoiles, quand les aurores boréales secouent leurs immenses draperies, quand tout est calme dans la nature, que les bœufs et les moutons dorment aussi, peut-être que le cri strident des grillons réveillera les souvenirs de nos belles soirées. Oh ! dans la nuit brillante de la campagne, il oubliera vite la faible clarté du bec de gaz ou de la simple ampoule électrique de sa chambre d’étudiant. Il trouvera fades ses conversations et ses plaisirs auprès de la jeune fille de la pension, pendant des nuits sans sommeil, si seulement il se les remémore encore. En imagination pourra-t-il revoir dans sa chambre le grand disque argenté de la lune, admirer et compter les étoiles les plus brillantes, respirer ces parfums agréables des foins nouvellement fauchés ou des fleurs sauvages qui embaument plus que les odeurs synthétiques, sentir sur ses joues le souffle rafraîchissant de la brise des nuits. Oh ! non, les douceurs d’une belle nuit à la campagne ne rappellent plus rien de l’étroit espace d’une chambre d’étudiant. Seuls les souvenirs de nuits semblables se réveillent en foule. Et c’est pendant ces nuits qu’il ne retrouvera plus Lucille qu’il n’a jamais vue que dans des lumières artificielles, et c’est là qu’il reverra sa petite Andrée comme autrefois sous les rayons argentés de la belle lune ; il l’entendra l’appeler de nouveau, et il lui tendra les bras comme dans le passé, qui revivra avec toutes ses joies. »

« C’est ainsi qu’Andrée se consolait quand je l’oubliais près de Lucille pendant les quatre années de ma cléricature. À travers ses larmes, la pauvre petite Andrée voyait alors l’espérance lui sourire. Mais plus tard, quand je fus reçu médecin et que je pratiquai mon art à la campagne, son inquiétude se changea en un désespoir sombre, car elle n’ignorait pas que j’avais rejeté loin dans l’oubli l’amour de Lucille et qu’au crépuscule de cette fantaisie avait succédé l’aurore d’un amour plus grand et plus dangereux pour elle. En effet j’aimais sérieusement, avec le jugement d’un homme fait, une jeune fille de l’endroit où j’étais établi avantageusement.


« Le soin de mes malades et l’assiduité de mes visites à ma nouvelle fiancée prenaient tout mon temps, et j’eus rarement le loisir de revoir mon village natal et ma mère qui me reprochait constamment dans ses lettres mon manque de sentiment filial. Si parfois j’allais embrasser ma mère, je me gardais bien de l’avertir à l’avance de crainte de rencontrer chez elle l’amie de mon enfance. Andrée avait perdu alors toutes ses espérances, mais elle ne m’oubliait pas cependant. Elle était devenue d’une tristesse inénarrable qui décourageait son entourage. Elle ne sortait plus de sa chambre que pour aller à l’église se prosterner aux pieds de la Vierge des consolations, ou se rendre chez ma mère pour pleurer avec elle, lui ouvrir son cœur, lui raconter ses peines, son chagrin. Elle dormait peu, refusait presque toute nourriture. Sa santé s’altérait rapidement. Elle était devenue languissante. Quand elle traversait les deux jardins pour se rendre chez ma mère, elle se faisait accompagner par la bonne qui pleurait autant qu’elle de la voir si triste et si faible. Les lettres désolantes de ma mère me touchaient peu cependant. Que m’importaient les chagrins, les peines et la santé chancelante d’une personne que je n’aimais plus ? J’étais devenu si égoïste que mon amour seul importait à mon bonheur. Je ne pensais à rien autre. Quand ma mère me venait visiter et qu’elle implorait un peu de sympathie et de pitié pour sa petite amie, je détournais la conversation aussi adroitement que possible pour ne pas la froisser et je lui chantais mon nouvel amour et les qualités brillantes de ma fiancée. Pendant que je parlais ainsi, ma mère essuyait souvent de grosses larmes qui perlaient à ses paupières. J’avais de la peine de voir pleurer ma mère, mais il m’était impossible de soulager son chagrin par des mots d’espérance, car j’aimais trop ma fiancée pour la tromper même en pensées que mon cœur aurait désapprouvées. Ma mère s’en retournait triste sans emporter la moindre consolation et le plus petit espoir à sa petite amie si chérie.


« Un jour, ma mère vit Andrée traverser le jardin. Elle marchait péniblement, soutenue par la bonne. Ma mère descendit le grand perron et alla au-devant d’elle. Elles rentrèrent toutes trois dans le salon et Andrée s’affaissa dans un fauteuil, prête à défaillir. Elle ne pleurait plus, elle n’en avait pas la force. Après quelques instants de repos et d’hésitation, elle s’adressa, d’une voix faible et essoufflée, à ma mère qu’elle aimait autant que sa propre mère.

« Mère, dit-elle, je viens vous dire adieu. J’ai perdu deux fois tout espoir. J’aimais votre fils Michel de l’amour le plus sincère. Je lui avais juré que je n’appartiendrais jamais à un autre que lui et lui m’avait fait le même serment. Deux fois il a renié son amour et il a rejeté le mien. Une première fois, malgré son parjure et son infidélité, j’espérais encore et je n’ai jamais cessé de l’aimer et de penser à lui. Il est ma vie et sans lui plus de vie pour moi. Quand j’ai appris ses fiançailles, ma dernière espérance s’évanouissait et je voulus consacrer le reste de mes jours au service de mon Dieu, refuge des abandonnés. Je demandai mon entrée dans une communauté religieuse où j’espérais trouver la paix de mon cœur. Mais Dieu me refusa cette grâce parce que mes intentions étaient trop terrestres. Le désespoir me poussait à cette extrémité, et Dieu qui lit dans les cœurs ne voulait pas me recevoir dans son asile d’où toute pensée humaine est exclue. Ma ferveur nouvelle était entachée du désir d’aller près de ses autels prier constamment pour le bonheur de mon Michel. Je l’avais tant aimé et je l’aimais tant encore que je ne pouvais me faire à l’idée de l’oublier un seul instant. Quitter le monde, ne plus le revoir, m’enfermer pour ne plus vivre qu’avec sa pensée, prier pour lui pour qu’il soit toujours heureux, même dans les bras d’une autre, c’était le dernier sacrifice que je faisais à mon amour. Mais Dieu, qui est jaloux, qui me voulait tout entière, de corps, d’esprit et de cœur, n’a pas agréé ce sacrifice, le but en était trop humain. Je viens de recevoir une lettre de la Mère Supérieure de la communauté. Elle rejette ma demande sous prétexte que ma santé est trop chancelante. « Guérissez-vous, me dit-elle, et nous serons heureuses d’ouvrir les portes de la communauté à une nouvelle recrue. » Le moyen de me guérir, quand c’est l’amour, quand c’est le désespoir qui me tuent ! Ô mère, avez-vous jamais aimé autant que moi ? Pouvez-vous comprendre mon malheur ? Avez-vous jamais autant souffert que moi dans votre amour ? Mes jours se comptent désormais au rythme de mon cœur, aux battements de mes artères et je sens la vie qui m’échappe à la faiblesse de mes membres, qui, ne peuvent plus supporter mon corps si léger cependant. Mère, reconduisez-moi dans ma chambre, dans mon grand lit blanc où je veux attendre la mort que j’appelle de toutes les forces de mon âme. »

« Ma mère et la bonne reconduisirent chez elle la pauvre Andrée qui se soutenait à peine. Elles la couchèrent dans son grand lit blanc. Tous les jours ma mère la visitait et passait de longues heures près d’elle, l’entourant des soins les plus tendres, lui offrant toutes les consolations que sa vieille amitié pouvait lui suggérer. Tous les jours ma mère m’écrivait. Elle me dépeignait avec tristesse les progrès rapides de la maladie. Constamment ma mère me suppliait d’avoir un peu de pitié pour mon amie d’enfance qui me voulait dire un dernier adieu avant de quitter la terre. « Mère, disait la pauvre moribonde, appelez mon Michel ; dites-lui de venir ; je l’attends et je veux lui promettre, en lui disant mon dernier adieu, de ne pas plus l’oublier là-haut qu’ici-bas. Dites-lui de venir, d’accourir et là-haut je prierai pour lui, pour son bonheur ; là-haut je veillerai sur lui. Ah ! le revoir ! le revoir encore une fois et emporter là-haut son souvenir ; Dieu me le permettra, n’est-ce pas ? »


« Ah ! chers amis, je vous le dis franchement, cette visite à une moribonde, victime de l’amour, ne m’attirait nullement, malgré toute l’intimité, toute l’amitié, même tout l’amour qui eussent existé entre elle et moi. Je ne pouvais, il me semblait, abandonner les nombreux malades que j’avais sous mes soins pour accourir au chevet d’une ancienne amie pour qui mon art ne pouvait être d’aucune utilité. Je pouvais guérir les maux du corps, adoucir, autant qu’il est au pouvoir du médecin, les misères de l’âme, soulager de même les peines du cœur ; mais guérir ces dernières en sacrifiant mon bonheur et surtout celui de ma fiancée, je ne me sentais pas le courage d’une telle abnégation. Que pouvais-je pour cette petite dont l’amour était depuis longtemps disparu de mon cœur ? Revenir vers elle, était-ce assurer son bonheur ? La faire revivre par mon retour, était-ce lui rendre la vie heureuse, même supportable ? La revoir, lui donner d’autres espérances, lui mentir, je ne m’en sentais pas la force. Me sacrifier pour elle, c’était sacrifier l’autre que j’aimais plus que je n’avais jamais aimé, c’était sacrifier celle qui avait abandonné un premier fiancé pour l’amour de moi. Je n’en avais pas le droit. Non, c’était trop me demander. Ces appels réitérés de ma mère me touchaient peu ; ils m’ennuyaient, m’agaçaient même. Souvent je mettais de côté ses lettres avant d’en finir la lecture que je remettais à d’autres moments. Parfois je les oubliais complètement. Ah ! toujours les mêmes choses décourageantes, les mêmes expressions plaintives : la maladie, le désespoir, la fin de la vie. J’aimais trop la vie active avec tout son cortège de plaisirs et de joies, j’aimais trop ma fiancée avec tout le bonheur qu’elle me promettait, pour m’attacher de nouveau à cette petite amie des anciens jours qui ne tenait plus à la vie que par un fil ténu.

« J’aurais voulu obéir à ma mère que je respectais beaucoup, j’aurais voulu lui faire plaisir, mais il me semblait que mon premier devoir était de rester auprès de mes malades. Mais un jour je dus me rendre à son appel et répondre à sa lettre par ma présence auprès d’elle. Le médecin d’Andrée m’appelait d’urgence en consultation. La maladie d’Andrée, présentant des symptômes plus alarmants, il voulait avoir un confrère pour partager la responsabilité du traitement. Je ne pouvais plus refuser, et, médecin, je devais faire mon devoir. Je me rendis donc chez ma mère que j’amenai chez Andrée où le médecin m’attendait. Le médecin et ma mère pénétrèrent dans la chambre d’Andrée pour l’avertir de mon arrivée, afin de ne pas lui causer une émotion fatale. Après quelques minutes d’attente dans le boudoir, ma mère vint me chercher et m’ouvrit la porte de la chambre d’Andrée d’où le médecin s’était évadé. Je m’arrêtai tout interdit, les pieds rivés au seuil, les yeux démesurément ouverts sur le grand lit tout blanc où gisait ma petite Andrée, aussi pâle et blanche que les draps qui épousaient les formes grêles de son corps. Je ne voyais plus qu’un pauvre petit visage ravagé, des yeux brillants de fièvre, trop grands, qui empiétaient sur des joues creuses, des lèvres minces dont la couleur se confondait avec celle des dents, un teint flétri, des mains longues, fines, en marbre blanc veiné de bleu pâle. Elle n’était plus qu’une petite chose pitoyable dans ce grand lit blanc. Entre nous deux, seuls dans cette chambre, c’était un silence infini, le silence devant la mort.

« En l’espace de temps qu’un éclair met à parcourir le ciel, j’eus la vision de tout mon passé : la première rencontre des deux bambins au bord du lac artificiel ; la jolie petite fille aux cheveux bouclés, jetant, du haut du pont japonais, des miettes de pain au fretin que j’essaie d’attraper avec mes menottes ; la scène joyeuse de la petite Andrée qui reçoit le chaton tout enrubanné que j’ai sauvé des eaux ; ma petite amie qui pleure sa chatte disparue un soir et mangée par le gros matou ; nos jeux et nos dînettes dans la grande maison de mon père sous les regards débonnaires des bouddhas ventrus ; le garçonnet qui porte les livres de la fillette s’en allant à l’école ; le départ attristé pour le pensionnat ; nos promenades dans les belles allées de nos jardins ; la cueillette des fleurs qui dévoilent nos pensées et nos désirs ; nos vacances sur la plage ; nos serments dans la petite chapelle ; et puis c’était le parjure hideux qui cheminait insouciant, avec un cœur de bronze, dans une vallée de larmes, de plaintes et de lamentations. Le parjure était là devant la mourante qu’il a martyrisée. Des sanglots m’étouffaient qui ne pouvaient s’exhaler de ma gorge. Et la pauvre agonisante me regardait de ses grands yeux pleins de pardon. J’eus pitié de sa détresse et de son agonie. Je m’agenouillai près de son lit. Je saisis entre mes deux mains sa petite main brûlante de fièvre ; j’y collai mes lèvres et mes larmes coulèrent abondamment qui la rafraîchirent un peu. Je restai longtemps à genoux et mes yeux ne pouvaient se détacher de cette petite main que la mort semblait déjà immobiliser. Quand je relevai mon regard vers la petite tête enfouie dans les oreillers où ses cheveux ébouriffés faisaient une grande tache, ses yeux s’illuminaient en souriant, ses joues creuses se teintaient de rose et de ses lèvres s’échappait, comme un soupir, le pardon de mon infidélité.


« J’avais reconquis la paix et le bonheur, et mon Andrée, l’espoir de revivre à l’amour. Je pris dans le bouquetier une jacinthe jaune, une marguerite et un œillet roses et je déposai, dans la petite main qui se tendait vers moi, ces trois fleurs qui disaient à ma chère Andrée retrouvée : mon amour vous rendra heureuse ; vous êtes la plus aimée car je vous aime avec ardeur. « Prends, mon Michel, me dit-elle de sa voix affaiblie, les deux dahlias jaune et rouge et la giroflée feu ; emporte-les ; les deux premières fleurs te diront combien mon cœur déborde parce que ton amour fait mon bonheur, et la giroflée te répétera constamment ce que je ne puis te dire trop souvent : je t’aime de plus en plus. »

« Je promis à mon Andrée chérie de revenir souvent, non plus pour la consoler, mais pour lui dire et répéter tout mon amour. Je lui demandai aussi si elle aimerait me voir revenir dans mon village natal, tout près d’elle, pour y pratiquer la médecine. « Oh ! viens, viens, me dit-elle d’une voix plus animée, car je sens déjà une vie nouvelle courir dans mes veines ». Et ses joues s’empourpraient, ses yeux brillaient et le drap blanc se soulevait aux battements plus accélérés de son cœur et aux mouvements plus profonds de sa respiration.


« De retour dans le village où je pratiquais, j’écrivis à un jeune médecin de mes amis, offrant de lui céder à titre gracieux ma clientèle certainement très avantageuse pour lui. Il accepta avec empressement et ne tarda pas à venir chez moi. Je le mis rapidement en rapports avec mes patients étonnés de me voir quitter la place si subitement. Restait ma fiancée dont je ne pouvais pas disposer aussi librement en la confiant aux soins de mon remplaçant ; il était déjà marié et père de quelques enfants. Cependant l’affaire se régla mieux que je ne l’espérais. J’avais l’habitude de rencontrer ma fiancée tous les jours quand le soin de mes malades m’en laissait le loisir et le temps, mais depuis six jours que j’étais de retour, je l’avais à peine entrevue dans mes courses empressées à mes malades, tout juste pour la saluer quand je n’étais pas trop absorbé par l’idée de mon départ. Elle avait vite appris mes intentions de retourner dans mon village natal et elle me supposait aussi d’autres intentions que je n’avais cependant dévoilées à personne ; mais dans un village que ne sait-on, que ne suppose-t-on ? Vu mon absence prolongée, ma fiancée me fit mander. Je me rendis chez elle, bien décidé à briser mon engagement.

« Monsieur, me dit-elle, vous pensiez me trouver triste, désolée à la nouvelle que vous venez m’annoncer. Voici votre anneau ; il était lourd à mon doigt depuis longtemps, et vous n’avez jamais été assez perspicace pour vous en douter. Je vous en fais mon compliment. Si votre intelligence n’est pas trop bornée, monsieur, j’espère que la leçon empêchera votre présomption de faire d’autres bévues semblables qui vous exposent à la risée de tous. Je vous dégage de votre parole à laquelle je n’ai jamais eu confiance. Dimanche prochain, au prône, vous entendrez la publication des bans entre Mademoiselle Léontine Caron et Monsieur Armand Lévesque que je n’ai jamais cessé d’aimer malgré vos assiduités chez moi. Monsieur, veuillez vous retirer, vous m’êtes un objet de dégoût ».

« Était-ce le dépit ou l’orgueil qui la faisaient parler ainsi ? Il était assez difficile d’en juger. Elle aurait voulu rester calme ou au moins le paraître, mais le son de sa voix indiquait parfois que l’orgueil prenait le dessus ; ses joues s’empourpraient, ses yeux lançaient des éclairs capables de paralyser un plus timide que moi. J’étais dans le tort, c’est vrai, mais j’étais content et fier que le monologue se terminât ainsi. Eût-elle eu moins d’orgueil, eût-elle persisté dans les sentiments d’amour qu’elle m’avait toujours manifestés, je ne sais comment je me serais tiré d’embarras. Je n’avais pas dit un mot ; je n’en avais pas eu le loisir, ni le temps. Comme l’enfant honteux qui pétrit sa casquette entre ses mains nerveuses, j’étais resté debout à la porte du salon, le chapeau à la main, écoutant la diatribe que mademoiselle débitait avec volubilité. À la dernière phrase elle tendait le bras, raidissait l’index et m’indiquait la porte avec plus d’orgueil et de colère que de majesté. En passant devant le bow-window, je la vis s’affaisser dans un fauteuil, la tête entre ses mains. Je m’arrêtai, et aux mouvements saccadés de ses épaules, je crus qu’elle sanglotait. Elle était secouée de spasmes qui ressemblaient à des déchirements du cœur. J’en fus attristé pendant un instant. Oh ! j’en ressentis une si vive douleur que je fus sur le point de revenir sur mes pas, de rentrer dans la maison, dans le salon, de l’attirer vers moi, de boire ses larmes sous des baisers ardents, de la consoler et de lui offrir de nouveau un amour inaltérable. Mais le souvenir et l’image de ma petite mourante dans son grand lit blanc me revinrent vite. Je me retournai en me disant : pleure-t-elle sur son amour-propre humilié, ou la colère la domine-t-elle encore ? La sortie tempestive et tempêtueuse de mon ex-fiancée, au lieu de m’accabler et de m’attrister, me réjouit et semblait me donner des ailes. Je regagnais ma demeure, plus souple, plus léger, le cœur content, l’esprit libre. Il me semblait que le pavé sur lequel je marchais était jonché de fleurs et de feuilles fraîchement tombées. Il me semblait que j’avais bu un cordial vivifiant ; aussi les lettres que j’adressai immédiatement à ma mère et à ma chère Andrée se ressentaient-elles de ma bonne humeur. Je leur annonçais avec joie mon arrivée prochaine auprès d’elles. J’avais grande hâte de revoir ma petite Andrée et de me dévouer à son bonheur et au retour de sa santé.