Les Éblouissements/Les îles bienheureuses

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 156-158).

LES ILES BIENHEUREUSES


S’éveiller le matin sous le large éventail
Qu’agite une jeune négresse,
Et voir autour de soi rouler le ciel d’émail
Comme une bleuâtre caresse.

Vivre étendu, joyeux, entre les frais carreaux
Et les stores de cotonnade,
Et pour horloge avoir le tintement des eaux
Qui coulent par fraîches saccades.

Avoir un perroquet, éployant comme un dais
Ses ailes d’azur et d’orange,
Et contempler au loin les voiliers hollandais
Partant au royaume d’Orange.

Être l’hôte ébloui, le maître fabuleux,
De l’or, du parfum, de l’épice,
Se promener et voir errer les homards bleus
Aux rochers de l’île Maurice ;

S’asseoir près d’un étang et d’un petit talus,
Contempler le clocher de pierre,
Et lorsque le soir vient, écouter l’angelus
Avec Bernardin de Saint-Pierre.

Quand la nuit aux rayons d’argent irradiés
Fait rêver de pirateries,
Diner sous les gommiers et sous les muscadiers
Dans un jardin des Canaries.

Et puis soudain, hardi, tenir le gouvernail
Sur la frégate « La Colombe »
Voir la mer du Bengale et la mer de Corail
Où le soleil de juillet tombe ;

Visiter une ancienne et rustique maison
Près du cap de Bonne-Espérance,
Humble demeure où git la défunte saison
Du roi Louis quinze de France :

Meubles en bois de rosé et d’orme posés là
Par des voyageurs, dans la case,
Vieux cartel vert et blanc, odeur de falbala,
Tulipes peintes sur un vase ;

Petit livre fané de Denis Diderot,
Laissé dans la véranda blanche
Par quelque adolescent en feu, qu’oppressait trop
La paix torride du dimanche.

 
Souvenir des aïeux partis d’Angers, de Tours
Avec monsieur de Bougainville,
Et dont les doux objets, les songes, les amours,
Dorment là leur somme tranquille.

– Je pense au soir limpide et chaud, au soir d’argent
Où vint dans l’ile de Manille
La nouvelle soudain courant, se propageant,
De la prise de la Bastille.

Oh ! plaisir d’avoir pu, dans le matin si bon,
Dépeindre sur son écritoire
Les jardins de Madère ou de l’île Bourbon
A l’époque du Directoire !

Avoir pu rencontrer, enfant brune à l’œil vif,
Joséphine qui joue et danse,
Ou bien l’adolescent romanesque et pensif
Qui rêvait à la reine Hortense.

Iles, beaux paradis, instants de bonheur bleu
Luisant sur les mers onduleuses,
Je suspens mes désirs à vos flancs nébuleux
Petites îles bienheureuses…