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Lesage (Linthilhac)/Conclusion

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(p. 203-205).

CONCLUSION

Tel nous apparaît Alain-René Lesage, dans son existence, dans son œuvre et dans sa postérité littéraire. Il eut une bonhomie et une adresse toutes bourgeoises, dans l’emploi de son talent comme dans la conduite de sa vie. Il chercha le bonheur à son foyer domestique, dans la pratique discrète de ses devoirs de chef de famille et d’ami, et il ne demanda au monde et aux tripots littéraires que des modèles vivants pour ses livres et des plastrons pour sa verve. Il est le premier écrivain français qui ait résolu le problème de vivre de sa plume avec honnêteté et indépendance. Il fit deux parts de son talent, dont il dépensait l’une tout autant qu’il le fallait pour nourrir l’autre. Il eut ainsi le loisir de consulter longtemps son esprit et ses forces, de choisir ses modèles dans les littératures anciennes et modernes, et surtout dans le grand livre du monde, d’évoluer lentement de l’imitation vers l’originalité, en passant, avec une prudence méthodique et une extraordinaire souplesse, par toutes les phases de la traduction et de l’adaptation, et enfin, osant être lui-même, d’écrire pour la postérité.

Elle lui doit le premier roman et la première comédie de mœurs qui méritent le nom de chefs-d’œuvre. Il s’y est montré à la fois l’héritier direct de Molière et l’évident précurseur de tous les novateurs réalistes de ce siècle. On peut estimer sans doute qu’en lui le penseur fut médiocre, le psychologue un peu superficiel, et l’artiste trop simple, mais n’a-t-il pas été tout ce qu’il a voulu être, c’est-à-dire un observateur des mœurs, un peintre de la vie et, sans fracas de théorie, un praticien du réalisme à peu près parfaits ? N’est-il pas sûr enfin de vivre à jamais dans la mémoire des hommes, avec les noms de Gil Blas et de Turcaret, aussi clairs et aussi populaires que ceux de Panurge, de Tartuffe et de Figaro ? Non content de divertir sans cesse, d’instruire beaucoup, et de corriger un peu les hommes de son temps et de tous les temps, par ses deux chefs-d’œuvre, il a aussi mêlé pour eux l’utile à l’agréable, dans des œuvres secondaires, dont aucune n’est indigne d’arrêter peu ou prou les regards de la postérité. Que de documents humains l’auteur du Diable boiteux et du Théâtre de la Foire a mis en œuvre avec une verve souvent exquise ! Que de contributions il a apportées partout à cette science de l’homme, de l’être ondoyant et divers, du monstre incompréhensible, qui est aujourd’hui pour la littérature une ambition plus haute que l’art même ! Que de titres enfin à être un des patrons du journalisme contemporain et, à vrai dire, l’Homère du naturalisme dont il devrait être plus souvent le modèle !

N’oublions pas en effet que s’il nous paraît aujourd’hui le plus moderne des classiques, par sa notation minutieuse des mœurs et par son tour d’esprit, il est d’abord un classique de race par la probité de tout son talent et particulièrement de son style. C’est même et surtout pour avoir manié la langue, avec autant de respect que d’aisance et de verve, jusque dans les rares excès de son réalisme, que l’auteur du Gil Blas et de Turcaret a droit à être placé parmi les grands écrivains français, dans le groupe de ces auteurs qu’il appelle « naturels », à une distance très honorable de Molière qui en est le centre. La postérité lui a assez souvent marchandé cette place, pour que nous ayons cru devoir faire ressortir ses moindres titres à l’occuper.

En sollicitant ainsi une part de l’attention du lecteur pour des opuscules d’un goût suranné ou pour d’obscures questions d’origine, et en multipliant les citations au besoin, nous visions bien moins à faire œuvre de science que de conscience. D’ailleurs l’auteur des deux chefs-d’œuvre où apparaît si clairement la valeur des menus faits pour l’histoire de l’homme moral, ne semblait-il pas commander pour celle de son esprit une exactitude minutieuse ? N’y avait-il pas là enfin un hommage à rendre à sa doctrine littéraire, et peut-être un nouveau moyen de servir sa gloire ?