Lesage (Linthilhac)/Sa postérité littéraire

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(p. 187-202).

CHAPITRE IV

SA POSTÉRITÉ LITTÉRAIRE

I

Écartons vite toute cette littérature parasite qui se greffe sur les chefs-d’œuvre, envers laquelle la critique est quitte après une lecture rapide, et dont il lui suffit de constater l’existence précaire. Ce sont d’abord les traductions et les adaptations qui rendent de bonne ou de mauvaise grâce à l’hauteur du Gil Blas l’honneur qu’il avait fait à ses modèles étrangers, dans sa première manière. Passons, pour en venir plus vite à la postérité du Gil Blas, qui a une vie propre.

En tête de Roderick Random, son chef-d’œuvre, Smollett, rendant un public hommage à « l’humour et à la sagacité infinis » de l’auteur du Gil Blas, dans sa peinture « des ridicules et des faiblesses de la vie », ajoute : « Je me suis modelé sur son plan ». C’est un aveu que Marivaux aurait pu renouveler. L’idée première de son Paysan parvenu est empruntée au Gil Blas, et son roman finit juste où Turcaret commence, avec Jacob entrant dans la finance. Sans doute Marivaux a une psychologie singulièrement plus fine et plus nuancée que celle de Lesage, et, arrêtant son héros presque au bord de toutes les pentes sur lesquelles glisse Gil Blas, il prêche mieux d’exemple, mais au fond l’emporte-t-il tant par l’élévation morale ? En tout cas, il reste au-dessous de son modèle pour le mérite de l’invention, l’étendue de l’observation, et la qualité du style. Le Jacob de Marivaux a beaucoup prêté au Tom Jones de Fielding, mais ce dernier ne doit pas moins à « ce spirituel coquin de Gil Blas », comme l’appelle à ce sujet Walter Scott, avec plus d’à-propos que d’indulgence. En désignant parmi les ancêtres du petit Benjamin, plaisant factoton de son héros, « le barbier de Bagdad et celui de don Quichotte », Fielding nous semble un peu ingrat envers Fabrice et le joyeux garçon-barbier du Gil Blas. Enfin, lorsqu’il revendique avec un humour si plaisant son droit aux digressions, en ces termes : « J’ai l’intention de faire dans le cours de cette histoire autant de digressions que l’occasion s’en présentera, ce dont je suis meilleur juge que pas un de ces misérables critiques », son critique et émule W. Scott a encore raison d’invoquer ici l’autorité de Lesage à côté de celle de Cervantès. On pourrait pousser loin le parallèle entre les héros picaresques du Gil Blas et ceux des romans anglais, depuis Joseph Andrews du même Fielding, et le colonel Jack de Daniel de Foë, jusqu’à l’Olivier Twist de Dickens. Certes ce dernier s’inspire directement du Lazarille de Tormes, mais on relèverait encore dans les aventures de Twist, en la compagnie de Silkes et des « matois » de la Cité, assez d’analogies avec celles de Gil Blas en la compagnie de Rolando, pour prouver que Dickens avait les premiers livres du roman de Lesage sous les yeux en composant le sien.

En France, après le Paysan parvenu, l’influence directe du Gil Blas sur l’évolution du roman au dernier siècle est bien moindre et plus difficile à suivre qu’en Angleterre. En même temps qu’achève de paraître le Gil Blas, la vogue lui est disputée par les romans psychologiques de Marivaux et les romans romanesques de Prévost, comme on le voit nettement dans les articles de Desfontaines. Puis c’est le flot toujours montant des prêches moraux de Richardson, des prêches philosophiques de Voltaire, en attendant les professions d’athéisme de Diderot, et les professions de foi de Rousseau, et les contes dits moraux de Marmontel, et ainsi de suite jusqu’au bout du siècle, sans que Lesage ait rien à réclamer formellement dans cette foule de romans-manifestes et de moralités lubriques. N’y a-t-il pas pourtant un rapport notable entre sa conception de la vie et celle de son plus illustre détracteur, au moins dans le roman de Candide, dont la morale pratique est si voisine de celle du Gil Blas ? Sa manière réaliste de peindre le monde se retrouverait d’ailleurs, tout échauffée qu’elle y est, dans les Confessions de Jean-Jacques. On peut l’accuser encore, si l’on veut, d’avoir, par ses malins chapitres sur les comédiennes de Madrid, suggéré les méchancetés de la Chronique arétine.

Enfin ce ne serait pas déshonorer le Gil Blas que de s’en souvenir avec le prince de Ligne, en parcourant les Mémoires de Casanova, ou encore les polissonneries de Faublas, où il y a en outre plus d’une réminiscence évidente du Bachelier de Salamanque et d’Estévanille. Ne suffirait-il pas d’ailleurs de ce nom de Faublas pour nous avertir que Louvet était hanté par le souvenir du héros de Lesage, comme le sera Victor Hugo quand il accolera le nom pompeux de Ruy à celui de Blas, ce diminutif picaresque de Blaise, pour désigner son valet-ministre, et condenser ainsi dans une sorte de calembour l’idée fondamentale de son drame ?

Mais mettons le pied sur un terrain plus solide. Voici, au bout du siècle, le grand homme de la postérité de Gil Blas, celui qui en a toute la philosophie, qui répétera avec lui sur tous les tons : « Vive l’esprit ! Quand on en a, on fait bien tous les personnages qu’on veut. » Ajoutez à cela la métromanie et la finesse de Fabrice, sans oublier la guitare, les rasoirs et l’humeur chantante du barbier Diego, et vous verrez qu’outre son accoutrement, Figaro trouvait dans le Gil Blas les modèles de son esprit et de sa gaieté. Ne sont-ce pas ses plus belles qualités, et ne lui doit-il pas par là autant et plus qu’à l’ambitieux et caustique Crispin ? Et de quel autre descendant le père de Gil Blas eût-il été plus fier ?

Il n’eût pas désavoué non plus tous ceux que notre siècle allait lui donner. L’effrayant Gaudet de Restif de la Bretonne n’est qu’un Rolando qui aurait lu pêle-mêle l’Émile, Jacques le Fataliste et l’infâme Histoire de dom B***, pour en farcir cette cynique tirade du livre III, où il découvre à Gil Blas le fond de son âme. Et son Edouard est un Gil Blas qui se laisserait persuader par ce brigand ainsi perverti, si on peut dire. On reconnaîtra ensuite la même paire d’aventuriers, un peu moins cyniques, mais tout aussi redoutables, dans le Vautrin et le Rastignac de la Comédie humaine, cette transcription romantique du roman de Gil Blas. Dès lors tous deux font école, Rastignac surtout. Les voilà encore très reconnaissables dans la caricature minuscule qu’en fait l’ironique auteur de l’Éducation sentimentale. Deslauriers conseille à Frédéric de devenir l’amant de la riche Mme Dambreuse, et comme l’autre se récrie : « Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! » Deslauriers a raison, c’est classique : demandez plutôt à Montpavon et à tous nos modernes « professeurs de débauche », comme les appelait notre auteur, et à leurs élèves, les petits féroces, les struggleforlifers, les Fauchery et les Paul Astier, dont nous avons vu de si authentiques prototypes un peu partout, dans l’œuvre de Lesage, depuis les petits -maîtres du Gil Blas jusqu’aux « enfants de la joie » du Beauchêne. Mais que n’y a-t-il pas dans les romans de Lesage ? N’y trouve-t-on pas jusqu’à la Famille Cardinal, et n’y est-elle pas peinte, deux fois au moins, dans le Gil Blas et dans le Bachelier, avec une naïveté narquoise qui est frappée au même coin que celle de son moderne historiographe ? Et de fait, quels sont — les ouvriers et les paysans exceptés — les types de nos romans de mœurs, plus ou moins réalistes, dont on ne puisse montrer des ancêtres authentiques dans le Gil Blas et, au besoin, dans le Diable boiteux, le Bachelier, Beauchêne ou Estévanille Gonzalez ?

Et que d’évidentes conformités entre la conception de l’art chez l’auteur du Gil Blas et chez tous ceux de nos romanciers qui se sont piqués de mettre en œuvre a des documents humains », des « canevas de traits remarquables » comme en demandait Restif de la Bretonne à ses correspondants mondains ! Ces conformités sautent aux yeux, dès le fatras des préfaces où Restif se déclare simplement « l’historien de ses personnages », et dans l’énorme fumier de ses romans, où l’on trouve çà et là des perles, comme les lettres de Fanchon, avec une sorte de caricature des petits défauts et des grandes qualités de tout le réalisme de Lesage ; dans le Paysan perverti par exemple, cette imitation pessimiste du Paysan parvenu, lequel était lui-même une imitation un peu optimiste de ce Gil Blas qui est si près d’être adéquat à la vie. D’ailleurs, à l’exemple de son illustre devancier, Restif était allé d’instinct retremper son réalisme dans la vieille source du Quévédisme, comme le prouve curieusement sa traduction libre du Gran Tacano. Mais nous pouvons heureusement nous dispenser d’interroger davantage le Rousseau du ruisseau, pour nous en rapporter, sur cette question d’influence, à l’épique historien des Rougon-Macquart, au théoricien du « roman expérimental ». Il déclare nettement, quand on l’interroge là-dessus, avoir conçu et exécuté en partie son épopée naturaliste, alors qu’il n’avait encore rien lu de Restif, mais il ne fait aucune difficulté de saluer dans le Gil Blas un des livres qui ont le plus influé, dès la première heure, sur l’orientation de son robuste talent. Un hommage si décisif, dans l’espèce, nous dispense de tout autre argument.

II

La postérité de Turcaret n’est ni moins nombreuse ni moins illustre que celle de Gil Blas, et sa filiation est beaucoup plus facile à établir. Avec la même hâte et la même suffisance qu’il avait mises à porter le Diable boiteux à la scène, mais avec plus de bonheur, Dancourt, dès 1710, visa à compléter Turcaret, en développant, dans ses Agioteurs, ces « mystères des affaires » que Lesage avait volontairement abrégés. Arlequin Traitant fut ensuite un hommage remarquable de d’Orneval à son maître et ami. Et puis, — comme si la question d’argent, ainsi posée, avait semblé trop grave à la comédie du XVIIIe siècle —, après le malin Belphégor de Legrand (1721), Turcaret cesse brusquement de provoquer des copies, car peut-on le reconnaître dans l’anodin séducteur du Triomphe de Plutus, ou dans le benêt Jaquin du Triomphe de l’Intérêt ou encore dans le bourgeois du Glorieux qui fait sonner haut le million d’écus dont il est « seigneur suzerain », mais qui borne son faste à bâtir, son libertinage à vouloir mettre Lisette dans ses meubles, et son insolence à appeler son noble gendre « mon cher garçon », exactement comme M. Poirier, et avec le même succès ? Turcaret est plus reconnaissable dans le Morand des Mœurs du jour de Collin d’Harleville, où Basset rappelle d’ailleurs M. Rafle ; il l’est surtout dans le Duhautcours de Picard, et encore, si l’on veut, dans le Piffart des Actionnaires de Scribe.

Mais, à dire vrai, la postérité de Turcaret commence avec Robert Macaire, qui a d’ailleurs lu le Gil Blas, témoin la scène plaisante où, s’approchant du bourgeois qu’il veut voler, il dit, le pistolet au poing : « Ah ! mettons-y des formes,… Monsieur ! » Avec son inséparable Bertrand, il fait un plaisant pendant au couple de Turcaret et de M. Rafle, et Lesage les eût accueillis l’un et l’autre avec une joie toute paternelle sur son théâtre forain. Il n’eût même pas fait fi de M. Gogo qui, renouvelé du Clairénet des Actionnaires, symbolise à merveille les dupes de Turcaret, et notamment le serrurier auquel ce dernier fait le plaisir « de prendre au denier quatorze cinq mille francs amassés par son travail et par ses épargnes ». Balzac s’empare ensuite de ces vivantes caricatures, dans son Faiseur, et nous rend Turcaret dans Mercadet, comme il avait ressaisi Gil Blas à travers l’Edmond de Restif. Sans doute ce Turcaret de sa façon est démesurément enflé et un peu confus, comme tous ses héros, mais il pose avec une singulière ampleur « la question d’argent » qui va désormais s’imposer à la scène moderne. Il joue déjà en maître de la publicité du journalisme pour mettre en actions jusqu’au blanchissage. Il fonde l’apologie de l’usure sur la nécessité du capital, avec une effronterie spirituelle, l’usurier n’étant selon lui qu’« un capitaliste qui se fait sa part d’avance ». En affaires on a le droit d’être habile jusqu’au bout, et « pourvu qu’on s’arrête jusqu’au code, si le succès arrive !…. » Il tire et montre une pièce de cinq francs avec cette saillie : « Voici l’honneur moderne ». En un mot, il veut être « le Napoléon des affaires ». Aussi quel dédain pour les Frontins qui n’ont pas su recueillir, comme lui, la succession de Turcaret : « Ce garçon-là, déclame-t-il, est un demi-Frontin, car aujourd’hui ceux qui sont des Frontins tout entiers deviennent des maîtres. Nos parvenus d’aujourd’hui sont des Sganarelles sans place qui se sont mis en maison chez la France. » C’est en ces termes qu’il salue le règne de Frontin, qu’annonçait le dénouement de Turcaret.

Il disait vrai et prophétisait encore mieux, du moins si l’on en croit les mordantes comédies où l’on peut suivre les modernes incarnations de Turcaret, sous l’influence directe de son prototype, depuis Verdier, le « loup-cervier » des Aristocraties qui deviendra baron du Saint-Empire. Le Capitaliste pour tenter George, dans l’Honneur et l’Argent, lui dira :

L’argent, mon cher, l’argent, c’est la seule puissance ;
On a quelque respect encore pour la naissance,
Pour le talent fort peu, point pour la probité.


Et pour soulager son indignation, c’est à Lesage que George en appellera :

Salut, ô Turcaret ! salut, ô parasite !
Qui souris des bons mots que Turcaret débite,…
Nous comprenons l’esprit positif de l’époque….


Et devant cet esprit positif, l’autre va s’incliner, et dans la Bourse nous verrons des poètes et des journalistes évoluer autour de Turcaret pour grappiller à sa suite :

La prime a transformé Turcaret en Mécène,


y déclare le financier Simonnet. Enfin, dans les Effrontés, nous assisterons à une formidable coalition que Balzac avait prévue, mais qui eût exaspéré Lesage. L’esprit et l’argent y scellent leur alliance sous la forme du journalisme, aux dépens de qui il appartiendra, et les Paganinis du journal vont faire la parade pour les banquistes, sous les yeux naïfs de M. Gogo. « Ils achètent un journal comme nous achetions un régiment », constate d’Auberive, ce niarquis de la Tribaudière qui a fini de rire.

Mais quoi ! il y a beau temps que les parchemins ont fait litière aux sacs d’écus. Ce n’est plus chez des baronnes douteuses que Turcaret a ses grandes et petites entrées :

La prime ! devant elle il n’est point d’inhumaine….
La prime tenant lieu d’antique parchemin
Vous ouvre à deux hattants le faubourg Saint-Germain,


s’écrie encore Simonnet. On ne déguise même plus la bassesse de son extraction, comme Turcaret, et bien loin d’en rougir devant les fils des marquis dont on a été les laquais, on en fait un titre de plus à l’insolence. Jean Giraud de la Question d’argent rappellera avec affectation à René de Charzay que son père fut jardinier au château de Charzay. Ils tiennent à leurs noms, nos Turcarets, et c’est encore, selon la remarque du marquis d’Auberive, « un trait de l’aristocratie financière ». Le Simonnet de la Bourse refusera même, comme trop cher, un duc qui offrait son nom pour le mettre en tête des prospectus. Insiste-t-on,

Ah ! nous ne sommes plus alors des Turcarets !


riposte-t-il, narquois. Hélas ! non, mais quelle revanche pour Turcaret ! Voici même qu’au lieu d’acheter l’esprit, les descendants de Turcaret commencent aussi à être en fonds de ce côté. Balardier, par exemple, dans Ceinture dorée, n’aurait pas besoin de M. Gloutonneau pour tourner des quatrains qui ne prêteraient pas à rire. Et Jean Giraud qui dit : « Les affaires, c’est bien simple, c’est l’argent des autres », a tout l’esprit de Frontin, celui qui manquait à Turcaret. C’est que la « routine » dont ce dernier entretient Frontin confidentiellement ne suffirait plus en affaires.

Mais que lui manque-t-il donc à Frontin-Turcaret ? La considération, la vraie, l’estime publique, celle que les Deux Mondes refusaient hier encore à un « roi de l’or », et non celle qui ouvre les salons d’une clientèle aussi besogneuse que titrée à M. Simonnet. « On ne l’achète pas, on l’obtient », disait noblement un personnage de la Considération ; nos Turcarets sont d’un autre avis. Les uns ont là-dessus un cynisme effronté, comme Vernouillet ou Jean Giraud, d’autres un cynisme candide, comme le Roussel de Ceinture dorée qui constate, avec étonnement, que cette considération dont il est avide « se dérobe sous lui ». On l’étonné même beaucoup en lui disant qu’on attaque l’origine de sa fortune : « C’est bien vague », répond-il. Il a perdu jusqu’à la conscience de ses voleries ; du moins, en cas pareil, le Millioni de Lesage répondait : « Nos richesses nous ressemblent, elles sont sans origine ». Donc, pour achever le règne de Frontin sur la scène, il lui faut la considération, comme aux parvenus de jadis il fallait un blason. La savonnette à vilain sera ici la vieille honnêteté d’une famille où il s’introduira par ruse ou par force. Jean Giraud de la Question d’argent, Valette du Duc Job ont été repoussés, mais patience ! « L’argent est la seule puissance qu’on ne discute jamais », disait Giraud un peu trop tôt et visant trop haut. Mais viendra le vieux Teissier des Corbeaux qui, plus sage, se contentera de la jeunesse de Marie, et l’épousera, aidé de maître Bourdon, son Raffe. Voilà le vieux coquin, cette dernière incarnation de Turcaret, qui se croit alors blasonné d’honnêteté, et déclare avec l’impudence de son ancêtre, quand il allait donner à la tête de sa compagnie l’exclusion à des pieds-plats : « Vous êtes entourée de fripons, mon enfant, depuis la mort de votre père ». Le fils de Teissier et de Marie jouira d’une certaine considération, et, plus heureux que Giraud, il pourra mener à l’autel, la tête haute, Elisa de Roncourt, à moins que de la Brive, qui commençait à se dire socialiste, communiste même, dès Mercadet, ne vienne le barrer. C’est bien possible : ne l’entendons-nous pas crier sus à Turcaret, tous les jours, et faire de ce nom sa plus cruelle injure, tant il sonne haut encore, après deux siècles et sept ou huit révolutions ! Faisons des vœux cependant pour que le fils de Giboyer réalise le rêve de son père, qui était aussi celui de Lesage, en face des insolences de Turcaret, et suscite la seule « aristocratie du mérite ».

On voit en tout cas que la postérité de Turcaret n’est pas près de s’éteindre. Mais ce n’est pas seulement par son personnage principal que le chef-d’œuvre dramatique de Lesage a influé sur notre comédie de mœurs. Elle y trouve l’exemple d’une autre de ses plus grandes hardiesses. À côté de la tyrannie de l’argent, on y voit poindre la puissance de la fille, qui allait s’installer bientôt sur le trône même. Dans cette baronne au douaire douteux qui plume M. Turcaret, et dans ce chevalier de lansquenet qui fait mine de l’y aider, et ne vise qu’à tirer pied ou aile de sa complice, l’Aventurière, la baronne d’Ange et Monsieur Alphonse peuvent saluer leurs ancêtres.

Enfin une dernière curiosité de Turcaret, et non la moindre, est dans les analogies frappantes qu’offre la constitution de cette pièce avec la poétique du théâtre réaliste de nos jours. On sait avec quel sans-gène ces hardis novateurs hachent menu leur action, à coups de rideau, pour ainsi dire, remplaçant les actes traditionnels par une quantité de scènes cloisonnées ; combien ils se préoccupent de l’entière réalité des décors, du langage et des mœurs, ne reculant ni devant l’argot ni devant l’ordure ; combien peu ils se soucient de prendre parti dans la pièce, sous le masque d’un personnage toujours raisonnable ou nettement sympathique ; quel soin ils ont de conserver à chacun de leurs héros une individualité concrète, bien définie par son tempérament physiologique et psychologique, et par toutes les caractéristiques de sa condition sociale ; comment enfin ils se croient quittes envers l’art et envers le public, quand ils ont réussi à mettre en scène « des croquades de mœurs », selon l’expression des auteurs de Germinie Lacerteux, ou, comme on a dit depuis eux, « des tranches de vie ». Eh bien, n’y a-t-il pas un peu de tout cela en germe dans Turcaret ? N’avons-nous pas eu à faire des remarques expresses sur un certain laisser-aller dans la conduite de l’action ; sur une négligence jusque-là sans exemple, dans la comédie classique, relativement aux entrées et aux sorties ; sur une véritable indifférence touchant le sort ultérieur des personnages, que nous partageons avec Tautéuf au point de ne pas nous demander ce que deviendra Turcaret ; sur les crudités des mœurs ; et, par-dessus tout, sur une préoccupation visible de nous présenter le héros de la pièce bien défini par sa profession, par ses moindres goûts en meubles, en viande, en poésie et en musique, par sa sœur et par sa femme, par ses origines et par ses entours, tout autrement individualisé, en un mot, que ne l’avaient été les personnages analogues de Molière, tels que Harpagon, Harpin, M. Jourdain ou Tartuffe lui-même ? Et n’est-ce pas précisément sur ces dérogations à la tradition que portèrent les censures du temps, si bien qu’en lisant la Critique de Turcaret on croirait entendre les critiques conservateurs des saines traditions, au lendemain de telle ou telle pièce du Théâtre-Libre, où, au lieu de nous servir à point un dénouement bien cuit, comme dit Musset, on nous aurait offert quelques tranches de vie trop crues ? Et c’est ainsi qu’en vertu de sa conception réaliste de l’art, et par un bizarre effet des révolutions des genres, Lesage se trouve être, au théâtre comme dans le roman, le plus moderne des classiques, et le patron incontestable des audaces du réalisme contemporain.

Auprès de cet honneur et de cette responsabilité, on pourra trouver bien mince le mérite qu’eut son théâtre forain de ressusciter et presque de créer un genre, en naturalisant la farce italo-gauloise, en préparant les voies à Panard, à Favart, à Vadé, à Sedaine, à Beaumarchais, et à tous nos modernes et charmants auteurs de cette foule bigarrée d’opéras-comiques et bouffes, d’opérettes, de saynètes, de féeries, de turqueries et de parodies, qui vont de la Dame blanche et de la Belle Hélène au Klephte et à Miss Helyett, en passant par Orphée aux enfers, la Belle au bols dormant, la Mère Angot, l’Œil crevé, le Petit Faust et les Cloches de Corneville, sans oublier la renaissance actuelle et si vivace de la vieille chanson et du vaudeville toujours malin. Pourtant ce mérite n’est pas négligeable, aux yeux de quiconque aime l’esprit français et voudra savoir ses petites obligations envers le Breton Lesage. On sait les grandes. L’esprit de Lesage, dans Turcaret surtout, n’est plus seulement la naïveté de Molière aiguisée par Regnard. L’arme est d’une trempe plus dure. Forgée à nouveau par Montesquieu et Diderot, aiguisée par Marivaux, Piron, Chamfort, et deux ou trois douzaines de femmes d’esprit, empoisonnée par Rivarol et maniée par Beaumarchais, elle sera vraiment l’outil universel dont il est question dans le Gil Blas, et servira à une besogne qui eût fait hésiter Lesage. Et pourtant c’est lui qui, en faisant crier très haut par Frontin, au dénouement de Turcaret, et répéter maintes fois par Gil Blas : « Vive l’esprit ! » avait donné au nouveau siècle son mot d’ordre.