Lettre à M. Buttafuoco

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 143-162).

I

Lettre de M. Buonaparte à M. Matteo Buttafuoco[1], député de la Corse à l’Assemblée nationale.

Monsieur[2],

Depuis Bonifacio au cap Corse, depuis Ajaccio à Bastia, ce n’est qu’un chorus d’imprécations contre vous. Vos amis se cachent, vos parents vous désavouent, et le sage lui-même, qui ne se laisse jamais maîtriser par l’opinion populaire, est entraîné cette fois par l’effervescence générale.

Qu’avez-vous donc fait ? Quels sont donc les délits qui peuvent justifier une indignation si universelle, un abandon si complet ? C’est, Monsieur, ce que je me plais à rechercher en m’éclairant de vos lumières.

L’histoire de votre vie, depuis au moins que vous vous êtes lancé sur le théâtre des affaires, est connue. Ses principaux traits en sont tracés ici en (lettres) caractères de sang. Cependant, il est des détails plus ignorés : je pourrais alors me tromper ; mais je compte sur votre indulgence et espère dans vos renseignements.

Entré au service de France, vous revîntes voir vos parents ; vous trouvâtes les tyrans battus, le gouvernement national établi, et les Corses maîtrisés par les grands sentiments, concourant à l’envi, par des sacrifices journaliers, à la prospérité de la chose publique. Vous ne vous laissâtes pas séduire par la fermentation générale, bien loin de là, vous ne vîtes qu’avec pitié ce bavardage de patrie, de liberté, d’indépendance, de constitution, dont on avait boursouflé jusqu’à nos derniers paysans. Une profonde méditation vous avait dès lors appris à apprécier ces sentiments factices qui ne se soutiennent qu’au détriment commun. Dans le fait, le paysan doit travailler et non pas faire le héros, si l’on veut qu’il ne meure pas de faim, qu’il élève sa famille, qu’il respecte l’autorité.

Quant aux personnes appelées par leur rang et leur fortune au commandement, il n’est pas possible qu’elles soient longtemps assez dupées pour sacrifier à une chimère leurs commodités, leur considération, et qu’elles s’abaissent à courtiser un savetier, pour finale, de faire les Brutus. Cependant, comme il entrait dans vos projets de captiver Paoli, vous dûtes dissimuler ; M. Paoli était le centre de tous les mouvements du corps politique. Nous ne lui refuserons pas du talent, même un certain génie ; il avait en peu de temps mis les affaires de l’île dans un bon système ; il avait fondé une Université, où, la première fois peut-être depuis la création, l’on enseignait dans nos montagnes les sciences utiles au développement de notre raison. Il avait établi une fonderie, des moulins à poudre, des fortifications, qui augmentaient les moyens de défense ; il avait des ports qui, encourageant le commerce, perfectionnaient l’agriculture ; il avait créé une marine qui protégeait nos communications, en nuisant extrêmement aux ennemis. Tous ces établissements dans leur naissance n’étaient que le présage de ce qu’il eût fait un jour. L’union, la paix, la liberté étaient les avant-coureurs de la prospérité nationale, si toutefois un gouvernement mal organisé, fondé sur de fausses bases, n’eût été un présage encore plus certain des malheurs, de l’anéantissement total où tout serait tombé.

Le rêve de Paoli était de faire le Solon ; mais il avait mal copié son original. Il avait tout mis entre les mains du peuple ou de ses représentants, de sorte que l’on ne pouvait exister qu’en lui plaisant. Étrange erreur ! qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l’homme qui, par son éducation, l’illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner. À la longue, un bouleversement de raison si palpable ne peut manquer d’entraîner la ruine et la dissolution du corps politique, après l’avoir tourmenté par tous les genres de maux. Vous réussîtes à souhait. M. Paoli, sans cesse entouré d’enthousiastes ou de têtes exaltées, ne s’imagina pas que l’on pût avoir une autre passion que le fanatisme de la liberté et de l’indépendance. Vous trouvant de certaines connaissances de la France, il ne daigna pas observer, de plus près que vos paroles, les principes de votre morale.

Il vous fit nommer pour traiter à Versailles de l’accommodement qui s’entamait sous la médiation de ce cabinet. M. de Choiseul vous vit et vous connut : les âmes d’une certaine trempe sont d’abord appréciées. Bientôt, au lieu du représentant d’un peuple libre, vous vous transformâtes en commis d’un satrape : vous lui communiquâtes les instructions, les projets, les secrets du cabinet de Corté.

Cette conduite, qu’ici l’on trouve basse et atroce, me paraît à moi toute simple ; mais c’est qu’en toutes espèces d’affaires, il s’agit de s’entendre et de raisonner avec sang-froid.

La prude juge la coquette et en est persiflée ; c’est en peu de mots votre histoire. L’homme à principes vous juge au pire, mais vous ne croyez pas l’homme à principes. Le vulgaire toujours séduit par de vertueux démagogues, ne peut être apprécié par vous, qui ne croyez pas à la vertu. Il n’est permis de vous condamner que par vos principes, comme un criminel par les lois ; mais ceux qui en connaissent le raffinement ne trouvent dans votre conduite rien que de très simple. Cela revient donc à ce que nous avons dit que, dans toute espèce d’affaire il faut d’abord s’entendre, et puis raisonner avec flegme. Vous avez d’ailleurs par devers vous une sous-défense non moins victorieuse, car vous n’aspirez pas à la réputation de Caton ou de Catinat : il vous suffit d’être comme un certain monde, et dans ce certain monde, il est convenu que celui qui peut avoir de l’argent et qui n’en profite pas, est un nigaud ; car l’argent procure tous les plaisirs des sens, et les plaisirs des sens sont les seuls estimables. Or, M. de Choiseul, qui était très libéral, ne vous permettait pas de lui résister, lorsque surtout votre ridicule patrie vous payait de vos services, selon sa plaisante coutume, par l’honneur de la servir.

Le traité de Compiègne conclu, M. de Chauvelin et vingt-quatre bataillons débarquèrent sur nos bords. M. de Choiseul, à qui la célérité de l’expédition importait majeurement avait des inquiétudes que, dans ses épanchements, il ne pouvait vous dissimuler. Vous lui suggérâtes de vous y envoyer avec quelques millions. Comme Philippe prenait les villes avec sa mule, vous lui promîtes de tout soumettre sans obstacle… Aussitôt dit, aussitôt fait, et vous voici, repassant la mer, jetant le masque, l’or et le brevet à la main, entamant des négociations avec ceux que vous jugeâtes les plus faciles.

N’imaginant pas qu’un Corse pût se préférer à la patrie, le cabinet corse vous avait chargé de ses intérêts. N’imaginant pas, de votre côté, qu’un homme pût ne pas préférer l’argent et soi à la patrie, vous vous vendîtes et espérâtes les acheter tous. Moraliste profond, vous saviez ce que le fanatisme de chacun valait ; quelques livres d’or de plus ou de moins nuançant à vos yeux la disparité des caractères.

Vous vous trompâtes, cependant : le faible fut bien ébranlé, mais fut épouvanté par l’horrible idée de déchirer le sein de la patrie. Il s’imagina voir le père, le frère, l’ami, qui périt en la défendant, lever la tête de la pierre sépulcrale, pour l’accabler de malédiction. Ces ridicules préjugés furent assez puissants pour vous arrêter dans votre course ; vous gémîtes d’avoir affaire à un peuple enfant. Mais, Monsieur, ce raffinement de sentiments n’est pas donné à la multitude ; aussi vit-elle dans la pauvreté et la misère, tandis que l’homme bien appris, pour peu que les circonstances le favorisent, sait bien vite s’élever. C’est à peu près la morale de votre histoire.

En rendant compte des obstacles qui s’opposaient à la réalisation de vos promesses, vous proposâtes de faire venir le régiment Royal-Corse. Vous espériez que son exemple désabuserait nos trop bons et trop simples paysans ; les accoutumant à une chose où ils trouvaient tant de répugnance : vous fûtes encore trompé dans cette espérance. Les Rossi, Marengo et quelques autres fous, ne vont-ils pas enthousiasmer ce régiment, au point que les officiers réunis protestent, par un acte authentique, de renvoyer leurs brevets plutôt que de violer leurs serments ou des devoirs plus sacrés encore.

Vous vous trouvâtes réduit à votre seul exemple. Sans vous déconcerter, à la tête de quelques amis et d’un détachement français, vous vous jetâtes dans Vescovato ; mais le terrible Clément[3] vous en dénicha. Vous vous repliâtes sur Bastia avec vos compagnons d’aventure et leur famille. Cette petite affaire vous fit peu d’honneur ; votre maison et celles de vos associés furent brûlées. En lieu de sûreté, vous vous moquâtes de ces efforts impuissants.

L’on veut ici vous imputer à défi d’avoir voulu armer Royal-Corse contre ses frères. L’on veut également entacher votre courage du peu de résistance de Vescovato. Ces accusations sont très peu fondées ; car la première est une conséquence immédiate, c’est un moyen d’exécution de vos projets, et, comme nous avons prouvé que votre conduite était toute simple, il s’ensuit que cette inculpation incidente est détruite.

Quant au défaut du courage, je ne vois pas que l’action de Vescovato puisse l’arrêter ; vous n’allâtes pas là pour faire sérieusement la guerre, mais pour encourager, par votre exemple, ceux qui vacillaient dans le parti opposé. Et puis, quel droit avait-on d’exiger que vous eussiez risqué le fruit de deux ans de bonne conduite, pour vous faire tuer comme un soldat. Mais vous deviez être ému de voir votre maison et celles de vos amis en proie aux flammes. Bon Dieu ! quand sera-ce que les gens bornés cesseront de vouloir tout apprécier ? Laissant brûler votre maison, vous mettiez M. de Choiseul dans la nécessité de vous indemniser. L’expérience a prouvé la justesse de vos calculs, on vous remit bien au delà de l’évaluation des pertes. Il est vrai que l’on se plaint que vous gardâtes tout pour vous, ne donnant qu’une bagatelle aux misérables que vous aviez séduits.

Pour justifier si vous l’avez dû faire, il ne s’agit que de savoir si vous l’avez pu faire avec sûreté. Or, de pauvres gens, qui avaient si besoin de votre protection, n’étaient ni dans le cas de réclamer, ni même dans celui de reconnaître bien clairement le tort qu’on leur faisait. Ils ne pouvaient pas faire les mécontents, et se révolter contre votre autorité ; en horreur à leurs compatriotes, leur retour n’eût pas été plus sincère. Il est donc bien naturel qu’ayant ainsi trouvé quelques millions d’écus, vous ne les ayez laissé échapper ; c’eût été une duperie.

Les Français, battus malgré leur or, leurs brevets, la discipline de leurs nombreux bataillons, la légèreté de leurs escadrons, l’adresse de leurs artilleurs ; défaits à la Penta, à Vescovato, à Loretto, à Saint-Nicolao, à Borgo, à Barbaggio, à Oletta, se retranchèrent excessivement découragés. L’hiver, le moment de leur repos, fut pour vous, Monsieur, celui du plus grand travail ; et si vous ne pûtes triompher de l’obstination des préjugés profondément enracinés dans l’esprit du peuple, vous parvîntes à en séduire quelques chefs auxquels vous réussîtes, quoique avec peine, à inculquer les bons sentiments ; ce qui, joint aux trente bataillons qu’au printemps suivant M. de Vaux conduisait avec lui, soumit la Corse au joug, obligea Paoli et les plus fanatiques à la retraite.

Une partie des patriotes étaient morts en défendant leur indépendance, l’autre avait fui une terre proscrite, désormais hideuse, nid des tyrans ; mais, un grand nombre n’avait dû mourir ni fuir ; ils furent l’objet des persécutions. Des âmes que l’on n’avait pu corrompre étaient d’une autre trempe.

L’on ne pouvait asseoir l’empire français que sur leur anéantissement absolu. Hélas ! ce plan ne fut que trop ponctuellement exécuté. Les uns périrent victimes des crimes qu’on leur supposa ; les autres, trahis par l’hospitalité, par la confiance, expièrent sur l’échafaud les soupirs, les larmes surprises à leur dissimulation. Entassés en grand nombre par M. Narbonne-Fritzlar dans la tour de Toulon, empoisonnés par les aliments, torturés par les chaînes, accablés par les plus indignes traitements, ils ne vécurent quelque temps dans leurs soupirs que pour voir la mort s’avancer à pas lents… Dieu, témoin de leur innocence, comment ne te rendis-tu pas leur vengeur !

Au milieu de ce désastre général, au sein des cris et des gémissements de cet infortuné peuple, vous, cependant, commençâtes à jouir du fruit de vos peines : honneurs, dignités, pension, tout vous fut prodigué. Vos prospérités se seraient encore plus rapidement accrues, lorsque la Dubarry, culbutant M. de Choiseul, vous priva d’un protecteur, d’un appréciateur de vos services. Ce coup ne vous découragea pas : vous vous tournâtes du côté des bureaux ; vous sentîtes seulement la nécessité d’être plus assidu.

Ils en furent flattés, vos services étaient si notoires !… Tout vous fut accordé. Non content de l’étang de Biguglia, vous demandâtes une partie des terres de plusieurs communautés. Pourquoi les vouliez-vous dépouiller, dit-on ? Je demande, à mon tour, quels égards deviez-vous avoir pour une nation que vous saviez, vous, détester ?

Votre projet favori était de partager l’île entre dix barons. Comment ! Non content d’avoir aidé à forger les chaînes où votre patrie était retenue, vous vouliez encore l’assujettir à l’absurde régime féodal ! mais je vous loue d’avoir fait aux Corses le plus de mal que vous pouviez ; vous étiez dans un état de guerre avec eux, et, dans l’état de guerre, faire du mal pour son profit est un axiome.

Mais passons sur toutes ces misères-là ; arrivons au moment actuel, et finissons une lettre qui, par son épouvantable longueur, ne peut manquer de vous fatiguer.

L’état des affaires de France présageait des événements extraordinaires. Vous en craignîtes le contre-coup en Corse. Le même délire dont nous étions possédés avant la guerre, à votre grand scandale, commença à ématir cet aimable peuple. Vous en comprîtes les conséquences ; car, si les grands sentiments maîtrisaient l’opinion, vous ne deveniez plus qu’un traître au lieu d’un homme de bon sens. Pis encore, si les grands sentiments revenaient à agiter le sang de nos chauds compatriotes, si jamais un gouvernement national s’ensuivait, que deveniez-vous ? Votre conscience alors commença à vous épouvanter. Inquiet, affligé, vous ne vous y abandonnâtes pas. Vous résolûtes de jouer le tout pour le tout, mais vous le fîtes en homme de tête. Vous vous mariâtes pour accroître vos appuis.

Un honnête homme qui avait, sur votre parole, donné sa sœur à votre neveu, se trouva abusé. Votre neveu, dont vous aviez englouti le patrimoine pour accroître un héritage qui devait être le sien, s’est trouvé réduit à la misère avec une nombreuse famille. Vos affaires domestiques arrangées, vous jetâtes un coup d’œil sur le pays. Vous le vîtes fumant du sang de ses martyrs, jonché de victimes multipliées, n’inspirer à chaque pas que des idées de vengeance.

Mais vous y vîtes l’atroce militaire, l’impertinent robin, l’avide publicain, y régner sans contradictions, et le Corse accablé sous ses triples chaînes, n’oser ni penser à ce qu’il fut, ni réfléchir sur ce qu’il pouvait être encore. Vous vous dîtes dans la joie de votre cœur : les choses vont bien, il ne s’agit que de les maintenir et aussitôt vous vous liguâtes avec le militaire, le robin et le publicain.

Il ne fut plus question que de s’occuper à avoir des députés qui fussent animés de ces sentiments ; car pour vous, vous ne pouviez pas soupçonner qu’une nation, votre ennemie, vous choisît pour la représenter. Mais vous dûtes changer d’opinion, lorsque les lettres de convocation, par une absurdité peut-être faite à dessein, déterminèrent que le député de la noblesse serait nommé dans une assemblée composée seulement de vingt-deux personnes : il ne s’agissait que d’obtenir douze suffrages. Vos coassociés du conseil supérieur travaillèrent avec activité : menaces, promesses, caresses, argent, tout fut mis en jeu. Vous réussîtes. Les vôtres ne furent pas si heureux dans les communes : le premier président échoua, et deux hommes, exaltés dans leurs idées, l’un fils, frère, neveu des plus zélés défenseurs de la cause commune, l’autre avait vu Sionville et Narbonne ; en gémissant sur son impuissance, son esprit était plein des horreurs qu’il avait vu commettre. Ces deux hommes furent proclamés, et rencontrèrent le vœu de la nation dont ils devinrent l’espoir. Le dépit secret, la rage que votre nomination fit dévorer à tous, fait l’éloge de vos manœuvres et du crédit de votre ligue.

Arrivé à Versailles, vous fûtes zélé royaliste. Arrivé à Paris, vous dûtes voir avec un sensible chagrin que le gouvernement, que l’on voulait organiser sur tant de débris, était le même que celui que l’on avait noyé, chez nous, dans tant de sang.

Les efforts des méchants furent impuissants ; la nouvelle constitution, admirée de l’Europe et devenue la sollicitude de tout être pensant, il ne vous restait plus qu’une ressource, ce fut de faire croire qu’elle ne convenait pas à notre île quand elle était exactement la même que celle qui opéra de si bons effets et qu’il fallut tant de sang pour nous l’arracher.

Tous les délégués de l’ancienne administration, qui entraient naturellement dans votre cabale, vous servirent avec toute la chaleur de l’intérêt personnel ; l’on dressa des mémoires, où l’on prétendit prouver l’avantage dont était pour nous le gouvernement actuel et où l’on établissait que tout changement contrarierait le vœu de la nation. Dans ce même temps, la ville d’Ajaccio eut indice de ce qui se tramait ; elle leva le front, forma sa garde nationale, organisa son comité. Cet incident inattendu vous alarma ; la fermentation se communiquait partout. Vous persuadâtes aux ministres, sur qui vous aviez pris de l’ascendant pour les affaires de Corse, qu’il était imminent d’y envoyer votre beau-père, M. Gaffori, avec un commandement ; et voici M. Gaffori, digne précurseur de M. Narbonne, qui prétend, à la tête de ses troupes, maintenir par la force la tyrannie que feu son père, de glorieuse mémoire, avait combattue et confondue par son génie.

Des bévues sans nombre ne permirent pas de dissimuler la médiocrité des talents de votre beau-père ; il n’avait que l’art de se faire des ennemis. L’on se ralliait de tous côtés contre lui. Dans ce pressant danger, vous levâtes vos regards et vîtes Narbonne ! Narbonne, mettant à profit un moment de faveur, avait projeté de fixer dans une île, qu’il avait dévastée par des cruautés inouïes, le despotisme qui le rongeait. Vous vous concertâtes : le projet est arrêté ; cinq mille hommes ont reçu les ordres ; les brevets, pour accroître d’un bataillon le régiment provincial, sont expédiés ; Narbonne est parti. Cette pauvre nation sans armes, sans courage, est livrée, sans espoir et sans ressources, aux mains de celui qui en fut le bourreau.

Ô infortunés compatriotes ! De quelle trame odieuse alliez-vous être victimes ! Vous vous en seriez aperçus lorsqu’ils n’eût plus été temps. Quel moyen de résister, sans armes, à dix mille hommes ? Vous eussiez vous-mêmes signé l’acte de votre avilissement ; l’espoir se serait enfui, l’espérance se serait éteinte, et des jours de malheurs se seraient succédé sans interruption.

La France, libre, vous eût regardés avec mépris ; l’Italie affligée, avec indignation ; et l’Europe, étonnée de ce degré d’avilissement, eût effacé de ses annales les traits qui font honneur à votre vertu.

Mais vos députés des communes pénétrèrent le projet et vous avertirent à temps. Un roi, qui ne désira jamais que le bonheur de ses peuples, éclairé par M. La Fayette, ce constant ami de la liberté, sut dissiper les intrigues d’un ministre perfide, que la vengeance poussait toujours à vous nuire. Ajaccio montra de la résolution dans son adresse, où était peint avec tant d’énergie l’état misérable auquel vous avait réduit le plus agressif des gouvernements. Bastia, engourdie jusqu’alors, se réveilla au bruit du danger et prit les armes avec cette résolution qui l’a toujours distinguée. Arena vint de Paris en Balagne, plein de ces sentiments qui portent à tout entreprendre, à ne craindre aucun danger. Les armes d’une main, les décrets de l’Assemblée nationale de l’autre, il fit pâlir les ennemis publics. Achille Murati, le conquérant de Capraja, qui porta la désolation jusque dans Gênes, à qui il ne manqua, pour être un Turenne, que des circonstances et un théâtre plus vaste, fit ressouvenir aux compagnons de sa gloire qu’il était temps d’en acquérir encore ; que la patrie en danger avait besoin non d’intrigues, où il ne s’entendît jamais, mais du fer et du feu.

Au bruit d’une secousse si générale, Gaffori rentra dans le néant, d’où, mal à propos, l’intrigue l’avait fait sortir, il trembla dans la forteresse de Corté. Narbonne, de Lyon, courut ensevelir dans Rome sa honte et ses projets infernaux. Peu de jours après, la Corse est annexée à la France, Paoli rappelé, et, dans un instant, la perspective change et vous offre une carrière que vous n’eussiez jamais osé espérer.

Pardonnez, Monsieur, pardonnez. J’ai pris la plume pour vous défendre ; mais mon cœur s’est violemment révolté contre un système si suivi de trahison et de perfidie. Eh quoi ! fils de cette même patrie, ne sentîtes-vous jamais rien pour elle ? Eh quoi ! votre cœur fut-il donc sans mouvement, à la vue des rochers, des arbres, des maisons, des sites, théâtre des jeux de votre enfance ! Arrivé au monde, elle vous porta sur son sein, elle vous nourrit de ses fruits. Arrivé à l’âge de raison, elle mit en vous son espoir, elle vous honora de sa confiance, elle vous dit : « Vous voyez l’état de misère où m’a réduite l’injustice des hommes ; concentrée dans ma chaleur, je reprends des forces qui me permettent un prompt et infaillible rétablissement, mais l’on me menace encore ? Volez, mon fils, volez à Versailles, éclairez le grand roi, dissipez ses soupçons ; demandez-lui son amitié. »

Eh bien ! un peu d’or vous fit trahir sa confiance, et bientôt, pour un peu d’or, l’on vous vit, le fer parricide à la main, entre-déchirer ses entrailles. Ah ! Monsieur, je suis loin de vous désirer du mal, mais craignez… il est des remords vengeurs ! Vos compatriotes, à qui vous êtes en horreur, éclaireront la France.

Les biens, les pensions, fruits de vos trahisons, vous seront ôtés. Dans la décrépitude de la vieillesse et de la misère, dans l’affreuse solitude du crime, vous vivrez assez longtemps pour être tourmenté par votre conscience.

Le père vous montrera à son fils, le précepteur à son élève, en leur disant : « Jeunes gens, apprenez à respecter la patrie, la vertu, la foi, l’humanité. »

Et vous, de qui l’on prostitua la jeunesse, les grâces et l’innocence, votre cœur pur et chaste palpite donc sous une main criminelle ? Femme respectable et infortunée ! Dans ces moments que la nature commande à l’amour, lorsqu’arrachés aux chimères de la vie, des plaisirs sans mélange se succèdent rapidement ; lorsque l’âme agrandie par le feu du sentiment, ne jouit que de faire jouir, ne sent que de faire sentir ; vous pressez contre votre cœur, vous vous identifiez à l’homme froid, à l’égoïste qui ne se démentit jamais, et qui, dans le cours de soixante ans, ne connut que les calculs de son intérêt, l’instinct de la destruction, l’oisiveté la plus infâme, les plaisirs, les vils plaisirs des sens !

Bientôt la cohue des honneurs, les lambris de l’opulence vont disparaître ; le mépris des hommes vous accablera. Chercherez-vous dans le sein de celui qui en est l’auteur une consolation indispensable à votre âme douce et aimante ? Chercherez-vous sur ses yeux des larmes pour mélanger aux vôtres ? Votre main défaillante, placée sur son sein, cherchera-t-elle à se retracer l’agitation du vôtre ? Hélas ! si vous lui surprenez des larmes, ce seront celles du remords. Si son sein s’agite, ce sera des convulsions du méchant qui meurt en abhorrant la nature, lui et la main qui le guide.

Ô Lameth ! ô Robespierre ! ô Pétion ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô La Fayette ! Voilà l’homme qui ose s’asseoir à côté de vous ! tout dégouttant du sang de ses frères, souillé par des crimes de toute espèce, il se présente avec confiance sous une veste de général, inique récompense de ses forfaits ! Il ose se dire représentant de la nation, lui qui la vendit, et vous le souffrez ! Il ose lever les yeux, prêter les oreilles à vos discours, et vous le souffrez ! Si c’est la voix du peuple, il n’eut jamais que celle de douze nobles. Si c’est la voix du peuple, Ajaccio, Bastia et la plupart des cantons ont fait à son effigie ce qu’ils eussent voulu faire à sa personne.

Mais vous, que l’erreur du moment, peut-être les abus de l’instant portent à vous opposer aux nouveaux changements, pouvez-vous souffrir un traître ; celui qui, sous l’extérieur froid d’un homme sensé, renferme, cache une avidité de valet ? Je ne saurais l’imaginer. Vous serez les premiers à le chasser ignominieusement dès que l’on vous aura instruits du tissu d’horreurs dont il a été l’artisan.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Buonaparte
.
De mon cabinet de Milelli, le 23 janvier 1790.
  1. Matteo Buttafuoco, né à Vascovato (Corse), chevalier des ordres du roi en 1762, aide-major au régiment Royal-Italien infanterie, colonel, puis maréchal de camp, député de la Corse à l’Assemblée nationale. Mort à Bastia en 1806. Il avait demandé que la Corse fût exceptée de la Constitution votée par l’Assemblée.
  2. Écrite en Corse en janvier 1790 ; publiée pour la première fois en 1791, chez François-Xavier Joly, imprimeur à Dôle. En 1805, l’autographe de cet écrit célèbre appartenait à l’abbé Sautet, de Besançon. La Lettre à Buttafuoco a été reproduite : en 1827, au tome 1er du recueil de la Librairie ancienne ; — en 1840, dans le Napoléon de P. Lacroix, bibliophile Jacob, (Delloye, éditeur) ; — en 1843, dans les Œuvres choisies de Napoléon, préface de A. Pujol (Charpentier, éditeur) ; — enfin, en 1879, au tome Ier de Bonaparte et son temps, le livre le plus passionné qu’on ait écrit contre Napoléon, et qui est dû à la plume de M. le général Iung.
    Stendhal raconte dans sa remarquable Vie de Napoléon que, au moment de l’impression de sa Lettre, Bonaparte, alors simple lieutenant en garnison à Auxonne, revoyait lui-même les dernières épreuves : « Il partait d’Auxonne à quatre heures du matin, arrivait à pied à Dôle ; après avoir vu les épreuves, il prenait chez M. Jolyun un déjeuner extrêmement frugal, et rentrait avant midi à son régiment, après avoir fait huit lieues. » L’ouvrage, tiré à 100 exemplaires qu’on fit passer en Corse, porta un coup terrible à la popularité de l’ancien agent du duc de Choiseul, de l’instigateur du fameux traité de Versailles, 15 mai 1768, qui cédait la Corse à la France.
    En novembre 1790, le club patriotique d’Ajaccio décida que Buttafuoco serait appelé l’Infâme ; et le président du club, M. Masséria, ami du général Paoli, envoya au jeune Bonaparte la lettre suivante :
    « Monsieur, le club patriotique ayant pris connaissance de l’écrit où vous dévoilez avec autant de finesse que de force et de vérité, les menées obscures de l’infâme Buttafuoco, en a voté l’impression. Il m’a chargé, par une déclaration dont je vous envoie copie, de vous prier d’y donner votre assentiment : il juge l’impression de cet écrit utile au bien public. C’est une raison qui ne vous permet point d’excuse.»
    Le procès-verbal de la délibération était rédigé comme suit :
    « Le club patriotique, profondément indigné de la conduite criminelle et scandaleuse, de l’impudence sans exemple, de la calomnie la plus atroce, que ce député de la défunte noblesse a osé afficher, même dans la tribune de l’Assemblée nationale ; considérant que journellement dans les brochures, il ne cesse de déchirer son pays et tout ce qu’il y a de plus précieux, a arrêté que désormais il ne serait plus appelé que l’infâme Buttafuoco. »
  3. Clemente Paoli, frère du général Paoli.