Le souper de Beaucaire

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Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 163-188).

II

LE SOUPER DE BEAUCAIRE.[1]


Je me trouvais à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le hasard me fit avoir pour convives à souper deux négociants marseillais, un Nîmois et un fabricant de Montpellier.

Après plusieurs moments employés à nous reconnaître, l’on sut que je venais d’Avignon, et que j’étais militaire. Les esprits de mes convives, qui avaient été toute la semaine fixés sur le cours du négoce qui accroît les fortunes, l’étaient dans ce moment sur l’issue des événements présents, d’où en dépend la conservation ; ils cherchaient à connaître mon opinion, pour, en la comparant à la leur, pouvoir se rectifier et acquérir des probabilités sur l’avenir, qui nous affectait différemment ; les Marseillais surtout paraissaient être moins pétulants ; l’évacuation d’Avignon leur avait appris à douter de tout. Il ne leur restait qu’une grande sollicitude sur leur sort. La confiance nous eut bientôt rendus babillards et nous commençâmes un entretien à peu près en ces termes :

LE NÎMOIS.

L’armée de Carteaux est-elle forte ? L’on dit qu’elle a perdu bien du monde à l’attaque ; mais s’il est vrai qu’elle a été repoussée, pourquoi les Marseillais ont-ils évacué Avignon ?

LE MILITAIRE.

L’armée était forte de quatre mille hommes lorsqu’elle a attaqué Avignon, elle est aujourd’hui à six mille hommes, elle sera avant quatre jours à dix mille hommes.

Elle a perdu cinq hommes et onze blessés ; elle n’a point été repoussée, puisqu’elle n’a fait aucune attaque en forme : elle a voltigé autour de la place, a cherché à forcer les portes en y attachant des pétards ; elle a tiré quelques coups de canon pour essayer la contenance de la garnison ; elle a dû ensuite se retirer dans son camp pour combiner son attaque pour la nuit suivante.

Les Marseillais étaient trois mille hommes ; ils avaient une artillerie plus nombreuse et de plus fort calibre, et cependant ils ont été contraints à repasser la Durance. Cela vous étonne beaucoup ; mais c’est qu’il n’appartient qu’à des vieilles troupes de résister aux incertitudes d’un siège.

Nous étions maîtres du Rhône, de Villeneuve et de la campagne ; nous eussions intercepté toutes les communications. Ils ont dû évacuer la ville.

La cavalerie les a poursuivis dans leur retraite ; ils ont eu beaucoup de prisonniers et ont perdu deux pièces de canon.

LE MARSEILLAIS.

Ce n’est pas là la relation qu’on nous a donnée ; je ne veux pas vous la contester, puisque vous étiez présent ; mais avouez que cela ne nous conduira à rien.

Notre armée est à Aix, trois bons généraux sont venus remplacer les premiers ; l’on lève à Marseille de nouveaux bataillons, nous avons un nouveau train d’artillerie, plusieurs pièces de vingt-quatre ; sous peu de jours nous serons dans le cas de reprendre Avignon, ou du moins nous resterons maîtres de la Durance.

LE MILITAIRE.

Voilà ce que l’on vous dit pour vous entraîner dans le précipice qui s’approfondit à chaque instant, et qui peut-être engloutira la plus belle ville de France, celle qui a le plus mérité des patriotes ; mais l’on vous a dit aussi que vous traverseriez la France, que vous donneriez le ton à la République, et vos premiers pas ont été des échecs. L’on vous a dit qu’Avignon pouvait résister longtemps à vingt mille hommes, et une seule colonne de l’armée, sans artillerie de siège, dans vingt-quatre heures, en a été maîtresse ; l’on vous a dit que le Midi était levé, et vous vous êtes trouvés seuls ; l’on vous a dit que la cavalerie nîmoise allait écraser les Allobroges, et ceux-ci étaient déjà au Saint-Esprit et à Villeneuve ; l’on vous a dit que quatre mille Lyonnais négociaient leur accommodement.

Reconnaissez donc que l’on vous trompe, concevez l’impéritie de vos meneurs, et méfiez-vous de leurs calculs.

Le plus dangereux conseiller, c’est l’amour-propre : vous êtes naturellement vifs, l’on vous conduit à votre perte par le même moyen qui a ruiné tant de peuples, en exaltant votre vanité ; vous avez des richesses et une population considérables, l’on vous les exagère ; vous avez rendu des services éclatants à la liberté. L’on vous les rappelle, sans faire attention que le génie de la République était avec vous alors, au lieu qu’il vous a abandonnés aujourd’hui.

Votre armée, dites-vous, est à Aix avec un grand train d’artillerie et de bons généraux ; eh bien ! quoi qu’elle fasse, je vous assure qu’elle sera battue.

Vous aviez trois mille six cents hommes, une bonne moitié s’est dispersée ; Marseille et quelques réfugiés du département peuvent vous offrir quatre mille hommes : cela est beaucoup ; vous aurez donc cinq à six mille hommes sans ensemble, sans unité, sans être aguerris.

Vous avez de bons généraux ; je ne les connais pas ; je ne puis donc leur contester leur habileté ; mais ils seront absorbés par les détails, ne seront pas secondés par les subalternes, ils ne pourront rien faire qui soutienne la réputation qu’ils pourraient s’être acquise, car il leur faudrait deux mois pour organiser passablement leur armée, et dans quatre jours Carteaux sera au-delà de la Durance, et avec quels soldats !

Avec l’excellente troupe légère des Allobroges, le vieux régiment de Bourgogne, un bon régiment de cavalerie, le brave bataillon de la Côte-d’Or, qui a vu cent fois la victoire le précéder dans les combats, et six ou sept autres corps, tous de vieilles milices, encouragés par leurs succès aux frontières et sur votre armée.

Vous avez des pièces de vingt-quatre et de dix-huit, et vous vous croyez inexpugnables, vous suivez l’opinion vulgaire ; mais les gens du métier vous diront, et une fatale expérience va vous le démontrer, que des bonnes pièces de quatre et de huit font autant d’effet pour la guerre de campagne, et sont préférables sur bien des points de vue aux gros calibres. Vous avez des canonniers de nouvelle levée, et vos adversaires ont des artilleurs des régiments de ligne, qui sont, dans leur art, les maîtres de l’Europe.

Que fera votre armée, si elle se concentre à Aix ? Elle est perdue : c’est un axiome dans l’art militaire, que celui qui reste derrière ses retranchements est battu : l’expérience et la théorie sont d’accord sur ce point, et les murailles d’Aix ne valent pas le plus mauvais retranchement de campagne, surtout si l’on fait attention à leur étendue, aux maisons qui les environnent extérieurement à la portée du pistolet. Soyez donc bien sûrs que ce parti, qui vous semble le meilleur, est le plus mauvais. Comment pouvez-vous d’ailleurs approvisionner la ville en si peu de temps de ce qu’elle aurait besoin ?

Votre armée ira-t-elle à la rencontre des ennemis ? Mais elle n’a pas de cavalerie, mais elle est moins nombreuse, mais son artillerie est moins propre pour la campagne ; elle serait rompue, dès lors défaite sans ressources, car la cavalerie l’empêchera de se rallier.

Attendez-vous donc à voir la guerre dans le territoire de Marseille : un parti assez nombreux y tient pour la République, ce sera le moment de l’effort ; la jonction se fera ; et cette ville, le centre du commerce du Levant, l’entrepôt du midi de l’Europe, est perdue… Souvenez-vous de l’exemple récent de Lisle[2] et des lois barbares de la guerre.

Mais quel esprit de vertige s’est tout d’un coup emparé de votre peuple ? quel aveuglement fatal le conduit à sa perte ? comment peut-il prétendre résister à la République entière ? Quand il obligerait cette armée à se replier sur Avignon, peut-il douter que sous peu de jours de nouveaux combattants ne viennent remplacer les premiers. La République, qui donne la loi à l’Europe, la recevra-t-elle de Marseille ?

Unis avec Bordeaux, Lyon, Montpellier, Nîmes, Grenoble, le Jura, l’Eure, le Calvados, vous avez entrepris une révolution, vous aviez une probabilité de succès, vos instigateurs pouvaient être mal intentionnés, mais vous étiez une masse imposante de forces ; au contraire, aujourd’hui Lyon, Nîmes, Montpellier, Bordeaux, le Jura, l’Eure, Grenoble, Caen, ont reçu la Constitution, aujourd’hui qu’Avignon, Tarascon, Arles ont plié, avouez qu’il y a dans votre opiniâtreté de la folie ; c’est que vous êtes influencés par des personnes qui, n’ayant plus rien à ménager, vous entraînent dans leur ruine.

Votre armée sera composée de tout ce que vous avez de plus aisés, des riches de votre ville, car les sans-culottes pourraient trop facilement être tournés contre vous. Vous allez donc compromettre l’élite de votre jeunesse accoutumée à tenir la balance commerciale de la Méditerranée, et à vous enrichir par leur économie et leurs spéculations contre de vieux soldats, cent fois teints du sang du furibond aristocrate ou du féroce Prussien.

Laissez les pays pauvres se battre jusqu’à la dernière extrémité : l’habitant du Vivarais, des Cévennes, de la Corse, s’exposer sans crainte à l’issue d’un combat : s’il gagne, il a rempli son but ; s’il perd il se trouve comme auparavant dans le cas de faire la paix et dans la même position… Mais vous !… perdez une bataille, et le fruit de mille ans de fatigues, de peines, d’économies, de bonheur, devient la proie du soldat.

Voilà cependant les risques que l’on vous fait courir avec autant d’inconsidération.

LE MARSEILLAIS.

Vous allez vite et vous m’effrayez ; je conviens avec vous que la circonstance est critique, peut-être vraiment ne songe-t-on pas assez à la position où nous nous trouvons, mais avouez que nous avons encore des ressources immenses à vous opposer.

Vous m’avez persuadé que nous ne pouvions pas résister à Aix, votre observation du défaut de subsistances est peut-être sans réplique pour un siège de longue durée, mais pensez-vous que toute la Provence peut voir longtemps, de sang-froid, le blocus d’Aix ; elle se lèvera spontanément, et votre armée, cernée de tous côtés, se trouvera heureuse de repasser la Durance.

LE MILITAIRE.

Que c’est mal connaître l’esprit des hommes et celui du moment. Partout il y a deux partis ; dès le moment que vous serez assiégés le parti sectionnaire aura le dessous dans toutes les campagnes ; l’exemple de Tarascon, de Saint-Remy d’Orgon, d’Arles, doit vous en convaincre : vingt dragons ont suffi pour rétablir les anciens administrateurs et mettre les autres en déroute. Désormais, tout grand mouvement en votre faveur est impossible dans votre département, il pouvait avoir lieu lorsque l’armée était au delà de la Durance et que vous étiez entiers… À Toulon, les esprits sont très divisés, et les sectionnaires n’y ont pas la même supériorité qu’à Marseille, il faut donc qu’ils restent dans leur ville, pour contenir leurs adversaires… Quant au département des Basses-Alpes, vous savez que presque la totalité a accepté la Constitution.

LE MARSEILLAIS.

Nous attaquerons Carteaux dans nos montagnes où sa cavalerie ne lui sera d’aucun secours.

LE MILITAIRE.

Comme si une armée qui protège une ville était maîtresse du point d’attaque ; d’ailleurs il est faux qu’il existe des montagnes assez difficiles auprès de Marseille pour rendre nul l’effet de la cavalerie ; seulement vos collines sont assez rapides pour rendre plus embarrassant le service de l’artillerie et donner un grand avantage à vos ennemis. Car, c’est dans les pays coupés que par la vivacité des mouvements, l’exactitude du service et la justesse de l’évaluation des distances, le bon artilleur a la supériorité.

LE MARSEILLAIS.

Vous nous croyez donc sans ressources :serait-il possible qu’il fût dans la destinée de cette ville qui résista aux Romains, conserva une partie de ses lois sous les despotes qui les ont suivis, qu’elle devînt la proie de quelques brigands ? Quoi ! l’Allobroge, chargé des dépouilles de Lisle, ferait la loi dans Marseille ! Quoi ! Dubois de Crancé, Albitte seraient sans contradicteurs ! Ces hommes altérés de sang, que les malheurs des circonstances ont placés au timon des affaires, seraient les maîtres absolus ! Quelle triste perspective vous m’offrez. Nos propriétés, sous différents prétextes, seraient envahies ; à chaque instant nous serions victimes d’une soldatesque que le pillage réunit sous le même drapeau. Nos meilleurs citoyens seraient emprisonnés et périraient par le crime. Le club relèverait sa tête monstrueuse pour exécuter ses projets infernaux ! Rien de pis que cette horrible idée ; mieux vaut-il s’exposer à vaincre que d’être victime sans alternative.

LE MILITAIRE.

Voilà ce que c’est que la guerre civile, l’on se déchire, l’on s’abhorre, l’on se tue sans se connaître… Les Allobroges !… Que croyez-vous que ce soit ? Des Africains, des habitants de la Sibérie. Eh ! point du tout, ce sont vos compatriotes, des Provençaux, des Dauphinois, des Savoyards ; on les croit barbares parce que leur nom est étranger. Si l’on appelait notre phalange, la phalange phocéenne, l’on pourrait accréditer sur leur compte toute espèce de fable.

Il est vrai que vous m’avez rappelé un fait, c’est celui de Lisle, je ne le justifie pas, mais je l’explique.

Les Lislois ont tué le trompette qu’on leur avait envoyé, ils ont résisté sans espérance de succès, ils ont été pris d’assaut, le soldat, est entré au milieu du feu et des morts, il n’a plus été possible de le contenir, l’indignation a fait le reste. Ces soldats que vous appelez brigands, sont nos meilleures troupes et nos bataillons les plus disciplinés, leur réputation est au-dessus de la calomnie.

Dubois de Crancé et Albitte, constants amis du peuple, n’ont jamais dévié de la ligne droite… ils sont scélérats aux yeux des mauvais. Mais Condorcet, Brissot, Barbaroux, aussi étaient scélérats lorsqu’ils étaient purs ; l’apanage des bons sera d’être toujours mal famés chez le méchant. Il vous semble qu’ils ne gardent aucune mesure avec vous ; et au contraire, ils vous traitent en enfants égarés… Pensez-vous que, s’ils eussent voulu, Marseille eût retiré les marchandises qu’elle avait à Beaucaire ? ils pouvaient les séquestrer jusqu’à l’issue de la guerre, ils ne l’ont pas voulu faire, et, grâce à eux, vous pouvez vous en retourner tranquillement chez vous.

Vous appelez Carteaux un assassin : eh bien ! sachez que ce général se donne les plus grandes sollicitudes pour l’ordre et la discipline, témoin sa conduite au Saint-Esprit et à Avignon. Il a fait emprisonner un sergent parce qu’il avait violé l’asile d’un citoyen qui recélait un soldat de votre armée : aux yeux du général, ce sergent était coupable d’être entré, sans ordre motivé, sur une réquisition, dans une maison particulière. L’on a puni des Avignonnais qui s’étaient permis de désigner une maison comme aristocrate. L’on instruit le procès d’un soldat qui est accusé de vol… Votre armée, au contraire, a tué, assassiné plus de trente personnes, a violé l’asile des familles, a rempli les prisons de citoyens, sous le prétexte vague qu’ils étaient des brigands.

Ne vous effrayez point de l’armée, elle estime Marseille, parce qu’elle sait qu’aucune ville n’a tant fait de sacrifices à la chose publique ; vous avez dix-huit mille hommes à la frontière et vous ne vous êtes point ménagés dans toutes les circonstances. Aussi secouez le joug du petit nombre d’aristocrates qui vous conduisent, reprenez des principes plus sains, et vous n’aurez pas joui de plus vrais amis qu’elle.

LE MARSEILLAIS.

Ah ! votre armée, elle a bien dégénéré de l’armée de 1789 ; celle-ci ne voulut pas prendre les armes contre la nation, la vôtre devrait imiter un si bel exemple et ne pas tourner ses armes contre les citoyens.

LE MILITAIRE.

Avec ces principes, la Vendée aurait aujourd’hui planté le drapeau blanc sur les murs de la Bastille relevée, et le camp de Jalès dominerait à Marseille.

LE MARSEILLAIS.

La Vendée veut un roi, la Vendée veut une contre-révolution déclarée ; la guerre de la Vendée, du camp de Jalès, est celle du fanatisme, du despotisme ; la nôtre, au contraire, est celle des vrais républicains, amis des lois, de l’ordre, ennemis de l’anarchie et des scélérats. N’avons-nous pas le drapeau tricolore ? quel intérêt aurions-nous à vouloir l’esclavage ?

LE MILITAIRE.

Je sais bien que le peuple de Marseille est bien loin de celui de la Vendée, en fait de contre-révolution. Le peuple de la Vendée est robuste, sain, celui de Marseille est faible et malade, il a besoin de miel pour avaler la pilule ; pour y établir la nouvelle doctrine, l’on a besoin de le tromper ; mais depuis quatre ans de Révolution, après tant de trames, de complots, de conspirations, toute la perversité humaine s’est développée sous différents aspects, les hommes ont perfectionné leur tact naturel ; cela est si vrai, que, malgré la coalition départementale, malgré l’habileté des chefs, le grand nombre de ressorts de tous les ennemis de la Révolution, le peuple partout s’est réveillé au moment où on le croyait ensorcelé.

Vous avez, dites-vous, le drapeau tricolore ? Paoli aussi l’arbora en Corse, pour avoir le temps de tromper le peuple, d’écraser les vrais amis de la liberté, pour pouvoir entraîner ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels ; il arbora le drapeau tricolore, et il fit tirer contre les bâtiments de la République, et il fit chasser nos troupes des forteresses, et il désarma tous les détachements qu’il put surprendre, et il fit des rassemblements pour chasser la garnison de l’île, et il pilla les magasins, en vendant à bas prix tout ce qu’il y avait, afin d’avoir de l’argent pour soutenir sa révolte, et il ravagea et confisqua les biens des familles les plus aisées, parce qu’elles étaient attachées à l’unité de la République, et il se fit nommer généralissime, et il déclara ennemis de la patrie tous ceux qui resteraient dans nos armées ; il avait précédemment fait échouer l’expédition de Sardaigne. Et cependant, il avait l’impudeur de se dire ami de la France et bon républicain, et cependant il trompa la Convention qui rapporta son décret de destitution ; il fit si bien enfin, que lorsqu’il a été démasqué par ses propres lettres, trouvées à Calvi, il n’était plus temps, les flottes ennemies interceptaient toutes les communications.

Ce n’est plus aux paroles qu’il faut s’en tenir, il faut analyser les actions ; et avouez qu’en appréciant les vôtres, il est facile de vous démontrer contre-révolutionnaire.

Quel effet a produit dans la République le mouvement que vous avez fait ? Vous l’avez conduite près de sa ruine ; vous avez retardé les opérations de nos armées ; je ne sais pas si vous êtes payés par l’Espagnol et l’Autrichien ; mais certes, ils ne pouvaient désirer de plus heureuses diversions : que feriez-vous de plus si vous l’étiez ? Vos succès sont l’objet des sollicitudes de tous les aristocrates reconnus, vous avez placé à la tête de vos sections et de vos armées des aristocrates avoués, un Latourette, ci-devant colonel, un Sonis, ci-devant lieutenant-colonel du génie, qui ont abandonné leurs corps, au moment de la guerre, pour ne pas se battre pour la liberté du peuple.

Vos bataillons sont pleins de pareilles gens, et votre cause ne serait pas la leur, si elle était celle de la République.

LE MARSEILLAIS.

Mais, Brissot, Barbaroux, Condorcet, Buzot, Vergniaud, Guadet, etc., sont-ils aussi aristocrates ? Qui a fondé la République ? qui a renversé le tyran ? qui a enfin soutenu la patrie à l’époque périlleuse de la dernière campagne ?

LE MILITAIRE.

Je ne cherche pas si vraiment, ces hommes qui avaient bien mérité du pays dans tant d’occasions, ont conspiré contre lui : ce qu’il me suffit de savoir, c’est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s’étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les Brissotins étaient perdus, sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi à leurs ennemis. C’est donc pour eux vraiment que votre guerre était utile.

S’ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté les armes à l’aspect de la Constitution, ils auraient sacrifié leur intérêt au bien public ; mais il est plus facile de citer Décius que de l’imiter ; ils se sont aujourd’hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes, ils ont, par leur conduite, justifié leur décret… Le sang qu’ils ont fait répandre a effacé les vrais services qu’ils avaient rendus.

LE FABRICANT DE MONTPELLIER.

Vous avez envisagé la question sous le point de vue le plus favorable à ces Messieurs ; car il paraît prouvé que les Brissotins étaient vraiment coupables ; mais coupables ou non, nous ne sommes plus dans le siècle où l’on se battait pour les personnes.

L’Angleterre a versé des torrents de sang pour les familles de Lancastre et d’Yorck ; la France pour les Lorrains et les Bourbons. Serions-nous encore à ces temps de barbarie !!!

LE NÎMOIS.

Aussi avons-nous abandonné les Marseillais, dès que nous nous sommes aperçus qu’ils voulaient la contre-révolution, et qu’ils se battaient pour des querelles particulières. Le masque est tombé dès qu’ils ont refusé de publier la Constitution, nous avons alors pardonné quelques irrégularités à la Montagne. Nous avons oublié Rabaut et ses jérémiades, pour ne voir que la République naissante, environnée de la plus monstrueuse des coalitions qui menace de l’étouffer à son berceau, pour ne voir que la joie

des aristocrates et l’Europe à vaincre.
LE MARSEILLAIS.

Vous nous avez lâchement abandonnés après nous avoir excités par vos députations éphémères.

LE NÎMOIS.

Nous étions de bonne foi, et vous aviez le renard sous les aisselles ; nous voulions la République, nous avons dû accepter une Constitution républicaine. Vous étiez mécontents de la Montagne et de la journée du 31 mai, vous deviez donc encore accepter la Constitution pour la renvoyer, et faire terminer sa mission.

LE MARSEILLAIS.

Nous voulons aussi la République, mais nous voulons que notre Constitution soit formée par des représentants libres dans leurs opérations ; nous voulons la liberté, mais nous voulons que ce soit des représentants que nous estimons qui nous la donnent ; nous ne voulons pas que notre Constitution protège le pillage et l’anarchie. Notre première condition est : point de club, point d’assemblées primaires si fréquentes, respect aux propriétés.

LE FABRICANT DE MONTPELLIER.

Il est palpable, pour qui veut réfléchir, qu’une partie de Marseille est contre-révolutionnaire ; l’on avoue vouloir la République, mais c’est un rideau que l’on rendait tous les jours plus transparent ; l’on vous accoutumait peu à peu à voir enfin la contre-révolution toute nue ; déjà le voile qui la couvrait n’était plus que de gaze ; votre peuple était bon, mais avec le temps on aurait perverti la masse, sans le génie de la Révolution qui veille sur elle.

Nos troupes ont bien mérité de la patrie pour avoir pris les armes contre vous avec autant d’énergie ; ils n’ont pas dû imiter l’armée de 1789, puisque vous n’êtes pas la nation. Le centre d’unité est la Convention, c’est le vrai souverain, surtout lorsque le peuple se trouve partagé.

Vous avez renversé toutes les lois, toutes les convenances ; de quel droit destituiez-vous votre département ? Était-ce Marseille qui l’avait formé ?

De quel droit le bataillon de votre ville parcourait-il les districts ? De quel droit vos gardes nationales prétendaient-elles entrer dans Avignon ? Le district de cette ville était le premier corps constitué, puisque le département était dissous. De quel droit prétendiez-vous violer le territoire de la Drôme ? et pourquoi croyez-vous que ce département n’ait pas le droit de requérir la force publique pour le défendre ? Vous avez donc confondu tous les droits, vous avez établi l’anarchie, et puisque vous prétendez justifier vos opérations par le droit de la force, vous êtes donc des brigands, des anarchistes.

Vous avez établi un tribunal populaire. Marseille seule l’a nommé, il est contraire à toutes les lois, ce ne peut être qu’un tribunal de sang, puisque c’est le tribunal d’une faction ; vous avez soumis par la force à ce tribunal tout votre département. De quel droit ? Vous usurpez donc cette autorité, que vous reprochez injustement à Paris ?

Votre comité des sections a reconnu des affiliations. Voilà donc une coalition pareille à celle des clubs contre qui vous vous récriez ? Votre comité a exercé des actes d’administration sur des communes du Var ; voilà donc la division territoriale méconnue ?

Vous avez, à Avignon, emprisonné sans mandat, sans décret, sans réquisition, des corps administratifs ; vous avez violé l’asile des familles, méconnu la liberté individuelle ; vous avez, de sang-froid, assassiné sur les places publiques ; vous avez renouvelé les scènes dont vous exagérez l’horreur, et qui ont affligé l’origine de la Révolution, sans information, sans procès, sans connaître les victimes, seulement sur la désignation de leurs ennemis ; vous les avez prises, arrachées à leurs enfants, traînées dans les rues, et les avez fait périr sous les coups de sabre ; l’on a compté jusqu’à trente que vous avez ainsi sacrifiés ; vous avez traîné la statue de la liberté dans la boue ; vous l’avez exécutée publiquement ; elle a été l’objet des avanies de toute espèce d’une jeunesse effrénée ; vous l’avez lacérée à coups de sabre, vous ne sauriez le nier ; il était midi, plus de deux cents personnes des vôtres assistèrent à cette profanation criminelle ; le cortège a traversé plusieurs rues, est arrivé à la place de l’Horloge, est passé par la rue de l’Épicerie, etc., etc. J’arrête mes réflexions et mon indignation. Est-ce donc ainsi que vous voulez la République ? Vous avez retardé la marche de nos armées, en arrêtant les convois ; comment pouvoir se refuser à l’évidence de tant de faits, et comment vous épargner le titre d’ennemis de la patrie ?

LE MILITAIRE.

Il est de la dernière évidence que les Marseillais ont nui aux opérations de nos armées, et voulaient détruire la liberté ; mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici ; la question est de savoir ce qu’ils pensent espérer, et quel parti il leur reste à prendre.

LE MARSEILLAIS.

Nous avons moins de ressources que je ne pensais, mais l’on est bien fort lorsque l’on est résolu à mourir, et nous le sommes plutôt que de reprendre le joug des hommes qui gouvernent l’État ; vous savez qu’un homme qui se noie s’accroche à toutes les branches, ainsi plutôt que de nous laisser égorger, nous… Oui, nous avons tous pris part à cette nouvelle révolution, tous nous serions sacrifiés par la vengeance. Il y a deux mois que l’on avait conspiré d’égorger quatre mille de nos meilleurs citoyens ; jugez à quel excès on se porterait aujourd’hui… l’on se ressouviendra toujours de ce monstre qui était cependant un des principaux du club ; il fit lanterner un citoyen, il pilla sa maison et viola sa femme, après

lui avoir fait boire un verre du sang de son mari…
LE MILITAIRE.

Quelle horreur ! mais ce fait est-il vrai ? je m’en méfie, car vous savez que l’on ne croit plus au viol aujourd’hui…

LE MARSEILLAIS.

Oui, plutôt que de nous soumettre à de pareilles gens, nous nous porterons à la dernière extrémité, nous nous donnerons aux ennemis, nous appellerons les Espagnols ; il n’y a point de peuple dont le caractère soit moins compatible avec le nôtre, il n’y en a point de plus haïssable. Jugez donc, par le sacrifice que nous ferons, de la méchanceté des hommes que nous craignons.

LE MILITAIRE.

Vous donner aux Espagnols !!… Nous ne vous en donnerons pas le temps.

LE MARSEILLAIS.

On les signale tous les jours devant nos ports.

LE NÎMOIS.

Pour voir lequel des Fédérés ou de la Montagne tient pour la République, cette menace seule me suffit ; la Montagne a été un moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle cependant jamais parlé d’appeler les ennemis ? Ne savez-vous pas que c’est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes de l’Europe ? Si donc vous espérez des secours de leur part, c’est que vos meneurs ont de bonnes raisons pour en être accueillis, mais j’ai encore trop bonne opinion de votre peuple, pour croire que vous soyez les plus forts à Marseille dans l’exécution d’un si lâche projet.

LE MILITAIRE.

Pensez-vous que vous feriez un grand tort à la République, et que votre menace soit bien effrayante. Évaluons :

Les Espagnols n’ont point des troupes de débarquement, leurs vaisseaux ne peuvent pas entrer dans votre port : si vous appeliez les Espagnols, ça pourrait être utile à vos meneurs pour se sauver avec une partie de leur fortune ; mais l’indignation serait générale dans toute la République ; vous auriez soixante mille hommes sur les bras avant huit jours, les Espagnols emporteraient de Marseille tout ce qu’ils pourraient, et il en resterait encore assez pour enrichir les vainqueurs.

Si les Espagnols avaient trente ou quarante mille hommes sur leurs flottes tout prêts à pouvoir débarquer, votre menace serait effrayante ; mais, aujourd’hui, elle n’est que ridicule, elle ne ferait que hâter leur ruine.

LE FABRICANT DE MONTPELLIER.

Si vous étiez capables d’une pareille bassesse, il ne faudrait pas laisser pierre sur pierre dans votre superbe cité, il faudrait que d’ici à un mois le voyageur, passant sur vos ruines, vous crût détruits

depuis cent ans.
LE MILITAIRE.

Croyez-moi, Marseillais, secouez le joug du petit nombre de scélérats qui vous conduisent à la contre-révolution ; rétablissez vos autorités constituées ; acceptez la Constitution ; rendez la liberté aux représentants ; qu’ils aillent à Paris intercéder pour vous ; vous avez été égarés, il n’est pas nouveau que le peuple le soit par un petit nombre de conspirateurs et d’intrigants ; de tout temps la facilité et l’ignorance de la multitude ont été la cause de la plupart des guerres civiles.

LE MARSEILLAIS.

Eh ! monsieur, qui mettra le bien ? Sera-ce les réfugiés qui nous arrivent de tous les côtés du département ? Ils sont intéressés à agir en désespérés. Sera-ce ceux qui nous gouvernent ? Ne sont-ils pas dans le même cas ? Sera-ce le peuple ? Une partie ne connaît pas sa position, elle est aveuglée et fanatisée ; l’autre partie est désarmée, suspectée, humiliée ; je vois donc, avec une profonde affliction, des malheurs sans remède.

LE MILITAIRE.

Vous voilà enfin raisonnable ; pourquoi une pareille révolution ne s’opérerait-elle pas sur un grand nombre de vos citoyens qui se sont trompés et de bonne foi ? Alors, Albitte qui ne peut que vouloir épargner le sang français, vous enverra quelque homme loyal et habile ; l’on sera d’accord ; et l’armée, sans s’arrêter un seul moment, ira sous les murs de Perpignan faire danser la Carmagnole, à l’Espagnol enorgueilli de quelques succès.

Et Marseille sera toujours le centre de gravité de la liberté, ce sera seulement quelques feuillets qu’il faudra arracher de son histoire.

Cet heureux pronostic nous remit en humeur : le Marseillais nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne, qui dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous allâmes nous coucher à deux heures du matin, nous donnant rendez-vous au déjeuner du lendemain, où le Marseillais avait encore bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes à lui apprendre.

29 juillet 1793[3].
  1. Cette œuvre étrange, le plus célèbre, mais peut-être le moins connu, quoique souvent cité, des écrits de Napoléon Bonaparte, fut composée en juillet 1793 et publiée pour la première fois, au mois d’août suivant, chez Sabin Tournal, à Avignon. Tournal rédigeait le Courrier d’Avignon. Grâce à l’amitié du représentant Robespierre jeune pour le capitaine Bonaparte, la publication eut lieu aux frais du trésor public. Les exemplaires de cette édition originale atteignent des prix excessivement élevés dans les ventes publiques. L’œuvre est anonyme.
    La 2e édition du Souper de Beaucaire parut à Paris, en 1821, chez l’imprimeur Brasseur aîné (brochure de deux feuilles in-8o). Cette nouvelle édition était précédée d’une introduction par Frédéric Royou ; nous la reproduisons ici parce qu’elle forme un commentaire intéressant au Souper :
    « Le 26 juillet 1793, le général Carteaux, qui commandait en chef l’armée du Midi, marcha sur Avignon, et ayant attaqué les portes de cette ville, fut repoussé par les Marseillais qui l’occupaient et qui avaient du canon de douze, de seize et de trente-six, tandis que sa propre artillerie ne consistait qu’en deux pièces de huit et quelques-unes de quatre. Pendant qu’il se mettait en retraite, les canons des Marseillais qui étaient placés au château d’Avignon, lequel est situé sur un rocher, cessèrent leur feu, et Carteaux ne savait à quoi attribuer ce silence, lorsqu’on vint l’avertir sur le soir que les Marseillais évacuaient eux-mêmes la ville et se retiraient sur Aix.
    » Il apprit bientôt la cause de cette retraite inattendue. Une colonne de l’armée de Carteaux, ayant suivi la ligne droite du Rhône, était entrée sans résistance à Villeneuve, séparé d’Avignon seulement par le fleuve. Le lieutenant qui commandait l’artillerie de la colonne (Bonaparte) fit placer ses deux pièces de quatre de façon à découvrir la plate-forme du rocher Avignon ; il les pointa lui-même, démonta du premier coup une pièce aux Marseillais et leur tua ou blessa deux canonniers du second. Cela seul servit de prétexte aux artilleurs d’Aix et de Marseille, qui désapprouvaient les horreurs commises dans la réaction à laquelle ils avaient pris part, pour déclarer qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient lutter contre l’artillerie de la Convention, et que puisque le département du Gard se déclarait contre eux, ils s’exposaient à être fusillés en tenant plus longtemps. Cette résolution prise entraîna la retraite des Marseillais.
    » Ce fut là le premier fait d’armes de Napoléon Bonaparte.
    » Le 28 et le 29 juillet, les représentants du peuple en mission auprès de Carteaux firent successivement occuper Tarascon et Beaucaire par un détachement dont Bonaparte commanda l’artillerie. Le 29, Bonaparte soupant à Beaucaire avec des négociants de Montpellier, de Nîmes et de Marseille, il s’éleva entre eux une discussion sur la situation politique de la France ; cette discussion donna naissance au Souper de Beaucaire. »
    À part le grade de lieutenant donné à Bonaparte (il était capitaine au 4e régiment d’artillerie depuis le 6 février 1792) tout est exact dans cette introduction.
    Le Souper de Beaucaire a été reproduit : en 1821, dans les Œuvres de Napoléon de l’éditeur Pankouke (4 vol. in-8o) ; — en 1840, par le bibliophile Jacob ; — en 1879, par M. Iung, au tome 2e de Bonaparte et son temps. (Charpentier.)
  2. Lisle, petite ville à quatre lieues d’Avignon, ayant résisté à l’armée de Carteaux, fut emportée de vive force le 26 juillet.
  3. Après un voyage à Nice pour le service de son arme, Bonaparte prit part à la répression du mouvement insurrectionnel de Marseille, toujours avec la colonne Carteaux. Le 26 août 1793, un billet de logement l’envoyait habiter la maison de la famille Clary. Ce Clary, ancien fabricant de savons, était père de deux jeunes filles, Julie et Désirée. Le capitaine d’artillerie et, plus tard, son frère Joseph reçurent le meilleur accueil. Quant aux deux jeunes filles, la première, qui épousa Joseph Bonaparte, fut reine d’Espagne ; l’autre, mariée à Bernadotte, monta avec lui sur le trône de Suède. Mère des rois Oscar Ier et Charles XV, elle était l’aïeule du roi actuel Oscar II.
    Le 7 septembre, Bonaparte allait prendre part au siège de Toulon. Le 29, il passait chef de bataillon au 2e régiment d’artillerie. Le 22 décembre 1793, il était général de brigade.
    Les victoires d’Italie ayant mis Napoléon en vedette, le Souper de Beaucaire devint célèbre.Nous avons de Louis Bonaparte une lettre en date du 24 mars 1799, par laquelle il demande quelques exemplaires de cet opuscule au libraire Aurel, successeur de Sabin Tournal.