Lettre *759, 1679 (Sévigné)

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1679

*759. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GUITAUT.

À Paris, ce mercredi 6e décembre.

Il est vrai que je trouve toujours vos lettres admirables ; tout m’en plaît, et l’on peut dire qu’elles sont faites col senno e con la mano[1] ; car les plus belles choses du monde, cachées sous des pieds de mouche, ne me sont de rien ; elles se refusent à moi et je me refuse à elles : je ne puis déchiffrer ce qui n’est pas déchiffrable. Vous voyez donc bien que votre commerce a pour moi tout ce que je puis souhaiter ; cependant, avec toutes ces perfections, je vous promets de ne point montrer cette dernière ; j’en connois les beaux endroits, et cela me suffit. Vous avez bien fait d’adresser votre compliment pour M. de Pompone à M. de Caumartin ; le canal est tout naturel ; et comme vous dites, vous ne perdez rien de tout ce que je dirai au delà de la lettre. Je n’oublierai aucun de vos sentiments ; ceux que vous avez pour Mme de Vins, sur la parole de M. d’Hacqueville et de Mme de Grignan, sont fort raisonnables : vous avez dû vous en fier à leurs goûts et à leurs lumières. Je l’aurois fait comme vous ; mais ayant été en lieu de juger par moi-même, j’ai été de leur avis avec connoissance de cause. C’est une des plus aimables personnes que vous connoissiez, l’esprit droit et bien fait, fort orné et fort aisé, un cœur très-sensible, et dont tous les sentiments sont bons et nobles au delà de ce que vous pouvez imaginer. Elle m’aime un peu pour ma vade[2], et par-dessus cela, je 1679 suis la résidente de ma fille auprès d’elle : cela fait un assez grand commerce entre elle et moi. Le malheur ne me chassera pas de cette maison : il y a trente ans (c’est une belle date) que je suis amie de M. de Pompone ; je lui jure fidélité jusqu’à la fin de ma vie, plus dans la mauvaise que dans la bonne fortune. C’est, un homme d’un si parfait mérite, quand on le connoît, qu’il n’est pas possible de l’aimer médiocrement. Autrefois nous disions, chez Mme du Plessis, à Fresnes, qu’il étoit parfait ; nous ne trouvions pas qu’il lui manquât rien, et nous ne savions que lui ôter ni que lui souhaiter. Il s’en va reprendre le fil de toutes ces vertus morales et chrétiennes que les occupations nous avoient fait perdre de vue. Il ne sera plus ministre, il ne sera plus que le plus honnête homme du monde. Vous souvient-il de Voiture à Monsieur le Prince ?


Il n’avoit pas un si haut rang :
II n’étoit que prince du sang[3].

Il faudra donc se contenter de ce premier état de perfection. M. de Caumartin et moi étions à Pompone dans le temps que la Providence rompoit ses liens : nous le vîmes partir de cette maison, ministre et secrétaire d’État ; il revint le même soir à Paris, dénué de tout, et simple particulier. Croyez-vous que toutes ces conduites soient jetées au hasard ? Non, non, gardez-vous-en bien : c’est Dieu qui conduit tout, et dont les desseins sont toujours adorables, quoiqu’ils nous soient amers et inconnus. Ah ! que M. de Pompone regarde bien sa disgrâce par ce côté-là ! Et le moyen de perdre de vue cette


1679 divine Providence ? Sans cela il faudroit se pendre cinq ou six fois par jour. Je n’en suis pas moins sensible, mais j’en suis bien plus résignée. Notre pauvre ami est donc à Pompone ; cet abord a été dur : il a trouvé cinq garçons tout d’une vue, qui à mon sens font tout son embarras. La solitude est meilleure pour les commencements de ces malheurs. Je l’ai senti pour celui de la séparation de ma fille. Si je n’avois trouvé notre petit Livry tout à propos, j’aurois été malade : j’avalai là tout doucement mon absinthe. M. de Pompone et sa famille, et Mme de Vins, font tout de même ; quand ils reviendront ici, il n’y paroîtra plus. Si les accablements de bonheur de MM. de la Rochefoucauld ne vous consolent[4] point de la chute de M. de Pompone, croyez aussi que ce dérangement dans le ministère ne console point un autre ministre[5] de la paix.

Ah ! que nous aurions grand besoin de faire un petit voyage en litière, seulement jusques à Bourbilly ! En attendant, nous vous apprendrons les magnificences du mariage de Monseigneur le Dauphin, et l’habile conduite de celui de Mlle de Vauvineux, qui fut, comme vous savez, très-bien mariée la nuit de samedi à dimanche, à Saint-Paul, avec M. le prince de Guémené. Le secret a été gardé en perfection ; le Roi étoit de cette confidence. Les raisons qu’il avoit de l’improuver ayant cessé, il a changé aussi, et signé le contrat. Enfin rien n’a manqué à ce mariage, que de battre le tambour, d’être en parade sur le lit, et d’avoir des habits rebrochés d’or et d’azur ; car pour princesse de Guémené, on ne peut pas l’être davantage, ni toute la maison de Luynes plus ébobise[6] et plus fâchée. Je leur pardonne ; ils voient leur jolie fille oubliée au bout de trois mois ; mais l’autre dit : Primo amor del cor mio[7] ; voilà sa raison : il ne l’avoit jamais oubliée ; et sans savoir pourquoi, il étoit ravi qu’elle ne fût point mariée. Il faut avoir une espèce de mérite pour conserver un goût comme celui-là. Quoi qu’il en soit, j’entre dans la joie de la mère, et je vois avec plaisir tout ce que la Providence a fait et défait pour en revenir là. On me mande de Provence que notre pauvre comtesse est assez bien. Son fils a pensé mourir de la rougeole ; elle l’a gardé ; elle a été plus heureuse que sage : envoyez-lui de l’eau de Sainte-Reine quand elle vous en demandera. Adieu, Monsieur et Madame : je vous dis toujours : « Aimez-moi, aimez-moi sur ma parole. » Je sais bien ce que je vous dis, et je sens bien comme je vous aime.

Notre bon abbé vous honore et vous assure de ses services ; il a été fort enrhumé : il est mieux, Dieu merci.

  1. Lettre 759 (revue sur l’autographe). — 1. Avec l’esprit et avec la main. Voyez la Jérusalem délivrée, chant I, stance i.
  2. 2. Pour mon compte. — « Vade signifie figurément l’intérêt que chacun a dans une affaire à proportion de l’argent qu’il y a mis : Ce vaisseau a fait naufrage ; chacun y est pour sa vade. » (Dictionnaire de Furetiêre.)
  3. 3. Voyez plus haut, p. 102, note 11.
  4. 4. Mme de Sévigné a, par inadvertance, écrit console, au lieu de consolent.
  5. 5. Louvois voyez p. 99, note 36, et p. 136.
  6. 6. Tel est le texte de l’autographe, qui cinq lignes plus bas donne un espèce, pour une espèce.
  7. 7. Voyez ci-dessus, p. 120.