Lettre *833, 1680 (Sévigné)

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1680

*833. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE ET À LA COMTESSE DE GUITAUT.

Aux Rochers, mercredi 17e juillet.

Pour vous voir un moment
J’ai passé par Essonne[1].

Il me paroît que c’est ce que vous aviez fait, en courant vers Fontainebleau et revenant sur vos pas, pour voir, trois jours, toutes ces deux grandes familles. Je crois que vous n’y avez point eu de regret : ce sont de bonnes et honnêtes personnes. Le mariage de M. de Boissy[2] est assorti en perfection ; c’est justement le contraire de sottes gens, sotte besogne ; le bon esprit y paroît en tout et partout. Je ne crois pas que nous fassions encore, cette année, ce voyage de Grignan que nous devons faire ensemble : il nous suffit d’apprendre qu’effectivement ma fille se porte mieux, et que par un effet tout contraire à celui que nous craignions, l’air de Provence 1680 lui a plutôt fait du bien que du mal. Je n’ose espérer de la revoir cet hiver ; elle ne sait point encore de ses nouvelles ; cela tient à tant de circonstances, qu’il ne faut point compter sûrement sur son retour. Il y a bien des choses à dire sur tout ce qui se passe dans le monde : j’ai vu une lettre du pape, un peu sèche, à son fils aîné ; c’est un style si nouveau à nous autres François, que nous croyons que c’est à un autre qu’il parle. Tous les évêques lui ont écrit après l’assemblée[3], et disent en général que le Roi est le protecteur de l’Église, bien loin d’anticiper sur ses droits : ce discours général à un homme qui parle précisément de la régale, pourroit ne pas plaire :

Vous parlez de respect, quand je parle d’amour[4].

Cela me fait souvenir de l’opéra, Dieu me pardonne ! Et cette belle Fontanges qui est tristement à Chelles, perdant tout son sang ! Ayez-vous jamais vu une créature si heureuse et si malheureuse ? Elle ne veut plus de quarante mille écus de rente et d’un tabouret qu’elle a, et voudroit le cœur du Roi et de la santé, qu’elle n’a plus. Voilà ce qui entretient mes réflexions dans ces bois, où je rêve souvent ; ce seroit bien une litière si nous y étions ; j’ai des allées où je défie aucun secret de ne pas sortir, entre chien et loup principalement. Jugez ce que ce seroit pour nous, qui avons déjà de si belles dispositions à la confiance ! Je pense souvent à notre pauvre d’Hacqueville, qui avoit ôté de sa vie, d’ailleurs si pleine de vertu, toute la douceur de la communication. Et combien avons-nous perdu d’amis depuis peu de temps ! et nous allons après eux. Sans de certains attachements, 1680 qui me sont encore trop sensibles, je mettrois bien volontiers sur ma cheminée :

Loin de gémir et de me plaindre
Des Dieux, des hommes et du sort,
C’est ici que j’attends la mort,
Sans la désirer ni la craindre[5].

Je ne sais si le premier vers est bien ; tant y a, c’est le sens ; mais je tiens encore trop à une créature qui m’est plus chère qu’elle n’a jamais été. Vous comprenez ce goût sans peine ; c’est pourquoi je vous fais cette confidence.

Adieu, Monsieur : aimons-nous toujours bien, et entretenons quelque espèce de commerce pour n’être pas entièrement dans l’ignorance de ce qui nous touche. Ne le voulez-vous pas bien, Madame, et que je vous embrasse de tout mon cœur ? Notre bon abbé vous honore tous deux parfaitement ; il se porte fort bien. Il s’amuse à bâtir un petit, car nous n’avons point d’argent ; mais enfin il a une truelle à la main et autour de lui toute sorte d’ouvriers ; et moi je fais encore de fort belles allées tout au travers des choux, c’est-à-dire dans un bois que vous aimeriez.

  1. Lettre 833 (revue sur l’autographe). — 1. Voyez ci-dessus, p. 495, où nous aurions dû également couper cette citation en deux vers. C’est le commencement et le refrain d’une chanson qui est au Recueil Maurepas, tome II, fol. 427.
  2. 2. Voyez la lettre du 30 juin précédent, p. 495, et la note 29.
  3. 3. Voyez ci-dessus, p. 535, note 34.
  4. 4. Vers du Thésée de Quinault (acte I, scène viii).
  5. 5. C’est le quatrain que le poëte Maynard (mort en 1646) avait placé sur la porte de son cabinet. Les deux premiers vers sont cités de diverses façons :

    Las d’espérer et de me plaindre
    Des grands, des belles et du sort ;

    ou bien :

    Des Muses, des grands et du sort ;

    ou encore :

    Rebuté des grands et du sort,
    Las d’espérer et de me plaindre.

    Nous n’avons pas trouvé ce quatrain dans la première édition des Poésies de Maynard.