Lettre *867, 1680 (Sévigné)

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1680

*867. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN[1].

[À Paris… novembre ? ]

Monsieur de Vendôme arrivera affamé, et fort bien intentionné d’écumer ce qui reste d’argent dans cette province, et l’on y marchande à vous donner cent aunes de damas. Si ce n’étoit la conscience, on feroit bien mieux de les traiter comme ils vont être. Vous verrez la belle vie que va faire ce gouverneur, et comme il se moquera de leur amitié, pourvu qu’il ait de l’argent ; et peut-être même on ne laissera pas de l’aimer ; au moins, que 1680 M. de Grignan ne soit pas contre lui, voilà tout ce que je demande.

Ne voulez-vous pas bien me permettre présentement de passer derrière le rideau, et de vous faire venir sur le théâtre ? Votre rôle est héroïque, et d’un cothurne[2] qui passe toutes mes forces ; il me semble que vous avez le monde à soutenir, et si vous n’aviez cette maxime de l’Évangile, qu’à chaque jour et à chaque heure suffit son mal[3] (c’est ce que vous y avez ajouté), vous ne soutiendriez pas tout ensemble les peines et les soins, les prévoyances, les ordres à donner, mais surtout les impossibilités dont vous me paroissez surchargée et accablée. Quelle force Dieu vous a donnée ! Vous me faites souvenir d’Horace, qui sépara ses ennemis, pour les combattre séparément[4] : ils étoient trop forts ensemble ; cette pensée lui réussit, et à vous celle de la patience chrétienne, qui vous fait combattre et souffrir, jour à jour, heure à heure, ce que la Providence a commis à vos soins et à vos ordres. Cet état est tellement au-dessus de ma portée que je joins l’admiration à la part que mon cœur m’y fait prendre, que vous ne doutez pas qui ne soit grande et sincère. Vous admirez que nous répondions à toutes les fantaisies que vous nous présentez ; hélas ! nous sommes trop heureux que vous nous attaquiez ; nous n’avons que cela à faire : mais que vous, avec vos deux Grignans à soutenir, accablée de toutes sortes d’affaires de tous côtés, et quelles affaires ! votre esprit soit assez étendu et assez universel pour passer de ces tristes pensées à Rochecourbières, à des bouts-rimés, à des conversations plaisantes, qui feraient croire que vous êtes toute libre et toute désoccupée, voilà ce qui est très-miraculeux, très-aimable, très-admirable, et c’est aussi ce que j’admire et que je loue sans cesse, et ce que je ne comprendrois pas, si on me le contoit d’une autre, et que je ne le visse pas en vous.


  1. Lettre 867 (revue sur une ancienne copie). — 1. Nous laissons ce fragment, que notre manuscrit nous donne sans date, au mois où il a été placé dans le volume des Lettres inédites de 1827 ; mais il nous paraît probable qu’il faisait partie d’une lettre antérieure. Il est question du meuble de damas dans la lettre du 25 mai (tome VI, p. 420), et l’on prévoyait déjà vers ce temps-là l’arrivée du duc de Vendôme (même tome, p. 443, et note 19).
  2. 2. Ce mot manque dans le Dictionnaire de l’Académie de 1694. Furetière n’en donne que le sens propre et ce seul sens figuré : « Cothurne se dit figurément du style pompeux et tragique. »
  3. 3. Évangile de saint Matthieu, chapitre VI, verset 34.
  4. 4. Dans l’édition de 1827, pour éviter la répétition, on avait substitué à séparément, les mots l’un après l’autre. — Six lignes plus bas, on avait ainsi corrigé la tournure : « … à la part que mon cœur m’y fait prendre ; vous ne doutez pas qu’elle ne soit grande et sincère. » — Dans la dernière phrase, on avait remplacé « et que je loue sans cesse, » par « ce que je loue sans cesse. »