Lettre 112, 1670 (Sévigné)

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112. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 6e août 1670.

Est-ce qu’en vérité je ne vous ai pas donné la plus jolie femme du monde ? Peut-on être plus honnête, plus régulière ? Peut-on vous aimer plus tendrement ? Peut-on avoir des sentiments plus chrétiens ? Peut-on souhaiter plus passionnément d’être avec vous ? Et peut-on avoir pus d’attachement à tous ses devoirs ? Cela est assez ridicule que je dise tant de bien de ma fille ; mais c’est que j’admire sa conduite comme les autres ; et d’autant plus que je la vois de plus près, et qu’en vérité, quelque bonne opinion que j’eusse d’elle sur les choses principales, je ne croyois point du tout qu’elle dût être exacte sur toutes les autres au point qu’elle l’est. Je vous assure que le monde aussi lui rend bien justice, et qu’elle ne perd aucune des louanges qui lui sont dues. Voilà mon ancienne thèse, qui me fera lapider un jour : c’est que le public n’est ni fou ni injuste ; Mme de Grignan en doit être trop contente pour disputer contre moi présentement. Elle a été dans des peines de votre santé qui ne sont pas concevables ; je me réjouis que vous soyez guéri, pour l’amour de vous, et pour l’amour d’elle. Je vous prie que si vous avez encore quelque bourrasque à essuyer de votre bile, vous obteniez d’elle d’attendre que ma fille soit accouchée. Elle se plaint encore tous les jours de ce qu’on l’a retenue ici, et dit tout sérieusement que cela est bien cruel de l’avoir séparée de vous. Il semble que ce soit par plaisir que nous vous ayons mis à deux cents lieues d’elle. Je vous prie sur cela de calmer son esprit, et de lui témoigner la joie que vous avez d’espérer qu’elle accouchera heureusement ici. Rien n’étoit plus impossible que de l’emmener dans l’état où elle étoit ; et rien ne sera si bon pour sa santé, et même pour sa réputation, que d’y accoucher au milieu de ce qu’il y a de plus habile, et d’y être demeurée avec la conduite qu’elle a. Si elle vouloit après cela devenir folle et coquette, elle le seroit plus d’un an avant qu’on le pût croire, tant elle a donné bonne opinion de sa sagesse. Je prends à témoin tous les Grignans qui sont ici, de la vérité de tout ce que je dis. La joie que j’en ai a bien du rapport à vous ; car je vous aime de tout mon cœur, et suis ravie que la suite ait si bien justifié votre goût. Je ne vous dis aucune nouvelle ; ce seroit aller sur les droits de ma fille. Je vous conjure seulement de croire qu’on ne peut s’intéresser plus tendrement que je fais à ce qui vous touche.