Lettre 158, 1671 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
◄  157
159  ►

158. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 17e avril.

Cette lettre du vendredi est sur la pointe d’une aiguille ; car il n’y a point de réponse à faire, et pour moi, je ne sais point de nouvelles. D’Hacqueville me contoit l’autre jour les sortes de choses qu’il vous mande, et qu’il appelle des nouvelles ; je me moquai de lui, et je lui promis de ne jamais charger mon papier de ce verbiage. Par exemple, il vous mande qu’on dit que M. de Verneuil donne son gouvernement[1] à M. de Lauzun, et qu’il prend celui de Berry avec la survivance pour M. de Sully. Tout cela est faux et ridicule, et ne se dit point dans les bons lieux. Il vous apprend que le Roi partira le 25e : voilà qui est beau. Je vous déclare, ma fille, que je ne vous manderai rien que de vrai ; et quand il ne vient rien à ma connoissance que de ces lanternes-là, je les laisse passer, et vous conte autre chose. Je suis fort contente de d’Hacqueville, aussi bien que de vous : il a grand soin de votre mère en votre absence ; et dès qu’il y a un brin de dispute entre l’abbé et moi, c’est toujours lui que je prends pour juge. Cela fait plaisir au cœur, de songer qu’on a un ami comme lui, à qui rien de bon et de solide ne manque, et qui ne vous peut jamais manquer lui-même. Si vous nous aviez défendu de parler de vous ensemble, et que cela vous fût fort désagréable, nous serions extrêmement embarrassés ; car cette conversation nous est si naturelle, que nous y tombons insensiblement :

C’est un penchant si doux qu’on y revient sans peine ;

et quand par hasard, après en avoir bien parlé, nous nous détournons un moment, je reprends la parole d’un bon ton, et je lui dis : « Mais disons donc un pauvre mot de ma fille ; vraiment nous sommes bien ingrats ; » et là-dessus nous recommençons sur nouveaux frais. Je lui jurerois plus de vingt fois à lui-même que je ne vous aime point, qu’il ne me croiroit pas. Je l’aime comme un confident qui entre dans mes sentiments, je ne saurois mieux dire.

Marphise et Hélène vous sont très-obligées ; mais pour Hébert[2], hélas ! je ne l’ai plus. J’eus l’esprit l’autre jour en riant de le donner à Gourville[3], et de lui dire qu’il falloit qu’il le plaçât dans cet hôtel de Condé, qu’il s’en trouveroit bien, qu’il m’en remercieroit, que je répondois de lui. M. de la Rochefoucauld et Mme de la Fayette se mirent sur les perfections d’Hébert : cela demeura là, il y a trois semaines. Je fus tout étonnée que Gourville l’envoya querir hier. Il s’habilla en gentilhomme, il y alla. Gourville lui dit qu’il lui donneroit une place à l’hôtel de Condé, qui lui vaudroit deux cent cinquante livres de rente, logé, nourri, et tout cela en attendant mieux ; mais que présentement il l’envoyoit à Chantilly pour distribuer tout le linge par compte pendant que le Roi y sera. Il prit donc dix coffres de linge sur son soin, et partit pour Chantilly. Le Roi y doit aller le 25e de ce mois[4] ; il y sera un jour entier. Jamais il ne s’est fait tant de dépense au triomphe des Empereurs qu’il y en aura là ; rien ne coûte ; on reçoit toutes les belles imaginations sans regarder à l’argent. On croit que Monsieur le Prince n’en sera pas quitte pour quarante mille écus. Il faut quatre repas ; il y aura vingt-cinq tables servies à cinq services, sans compter une infinité d’autres qui surviendront. Il nourrit tout, c’est à dire nourrir la France et la loger. Tout est meublé : de petits endroits, qui ne servoient qu’à mettre des arrosoirs, deviennent des chambres de courtisans. Il y aura pour mille écus de jonquilles : jugez à proportion. Voyez un peu où le discours d’Hébert m’a jetée : voilà donc comme j’ai fait sa fortune en badinant ; car je la compte faite, dans la pensée qu’il s’acquittera fort bien de ces commencements-ci.

Nous ne dînons point aujourd’hui en Bavardin ; ils sont embarrassés pour faire partir l’équipage du marquis[5]. Je mange donc ici mes petits œufs frais à l’oseille. Après dîner, j’irai un peu au faubourg[6], et je joindrai à cette lettre ce que j’apprendrai, pour vous divertir.

J’ai reçu une fort jolie lettre du Coadjuteur ; il est seulement fâché que je l’appelle Monseigneur ; il veut que je l’appelle Pierrot ou Seigneur Corbeau. Je vous recommande toujours bien, ma fille, d’entretenir l’amitié qui est entre vous. Je le trouve fort touché de votre mérite, prenant grand intérêt à toutes vos affaires ; en un mot, d’une application et d’une solidité qui vous sera d’un grand secours.

Mon[7] fils n’est pas encore guéri de ce mal qui fait douter ses précieuses maîtresses de sa passion. Il me disoit hier au soir que, pendant la semaine sainte, il avoit été si véritablement dévergondé, qu’il lui avoit pris un dégoût de tout cela, qui lui faisoit bondir le cœur ; il n’osoit y penser, il avoit envie de vomir. Il lui sembloit toujours de voir autour de lui des panerées de tetons, et quoi encore ? des tetons, des cuisses, des panerées de baisers, des

panerées de toutes sortes de choses, en telle abondance, qu’il en avoit l’imagination frappée et l’a encore, et ne pouvoit pas regarder une femme : il étoit comme les chevaux rebutés d’avoine. Ce mal n’a pas été d’un moment. J’ai pris mon temps pour faire un petit sermon là-dessus : nous avons fait ensemble des réflexions chrétiennes ; il entre dans mes sentiments[8], et particulièrement pendant que son dégoût dure encore. Il me montra des lettres qu’il a retirées de cette comédienne ; je n’en ai jamais vu de si chaudes ni de si passionnées : il pleuroit, il mouroit. Il croit tout cela quand il écrit, il s’en moque un moment après : je vous dis qu’il vaut son pesant d’or.

Adieu, mon aimable enfant. Comment vous êtes-vous portée le 6e de ce mois ? Je souhaite, ma petite, que vous m’aimiez toujours : c’est ma vie, c’est l’air que je respire. Je ne vous dis point si je suis à vous : cela est au-dessous du mérite de mon amitié. Voulez-vous bien que j’embrasse ce pauvre Comte ? Mais ne vous aimons-nous point trop tous deux ?

Vendredi au soir, 17e avril.

Je fais mon paquet chez Mme de la Fayette, à qui j’ai donné votre lettre. Nous l’avons lue ensemble avec plaisir ; nous trouvons que personne n’écrit mieux que vous. Vous la flattez très-agréablement, et moi en passant j’y trouve un petit endroit qui me va droit au cœur : c’est un lieu que vous possédez d’une étrange manière. Mme de la Fayette fut hier à Versailles ; Mme de Thianges lui avoit mandé d’y aller. Elle y fut reçue très-bien, mais très-bien, c’est-à-dire que le Roi la fit mettre dans sa calèche avec les dames, et prit plaisir à lui montrer toutes les beautés de Versailles, comme un particulier que l’on va voir dans sa maison de campagne. Il ne parla qu’à elle, et reçut avec beaucoup de plaisir et de politesse toutes les louanges qu’elle donna aux merveilleuses beautés qu’il lui montroit. Vous pouvez penser si l’on est contente d’un tel voyage. M. de la Rochefoucauld que voilà vous embrasse sans autre forme de procès, et vous prie de croire qu’il est plus loin de vous oublier, qu’il n’est prêt à danser la bourrée : il a un petit agrément de goutte à la main, qui l’empêche de vous écrire dans cette lettre. Mme de la Fayette vous estime et vous aime, et ne vous croit pas si dépourvue de vertus que le jour que vous étiez couchée au coin de son feu, et dont vous vous souvenez si bien.


  1. Lettre 158 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Le gouvernement du Languedoc. « M. et Mme de Verneuil, dit Mademoiselle dans ses Mémoires (tome IV, p. 275, 276), vinrent faire leur cour à Chantilly au Roi et à la Reine. Nous causâmes fort, Mme de Verneuil et moi, sur un bruit qui couroit que M. de Verneuil vouloit se défaire du gouvernement du Languedoc, entre les mains de M. de Lauzun, et que M. de Sully auroit celui du Berry avec quelque autre récompense ; elle me dit qu’elle le souhaiteroit fort… » Sur M. de Verneuil et M. de Sully, voyez la note 1 de la lettre 132.
  2. 2. Voyez la note 2 de la lettre 149.
  3. 3. Jean Hérault de Gourville, conseiller d’État en décembre 1660, avait eu de très-petits commencements. D’abord valet de chambre du duc de la Rochefoucauld, il devint son ami, et il rendit aussi de très-grands services à la maison de Condé, dont il devint le factotum. Il fut employé par Mazarin et mêlé aux affaires de Foucquet. Il était resté fort riche, même après s’être racheté, moyennant 500 000 francs, des poursuites de la chambre de justice. On a de lui des mémoires importants. Il était né en 1625, et mourut en juin 1703. — Hébert fut renvoyé de l’hôtel de Condé en 1679 : voyez la lettre du 4 octobre 1679.
  4. 4. Il y alla dès le 23 : voyez la lettre 160.
  5. 5. Du marquis de Lavardin, fils unique de la marquise : voyez la note 7 de la lettre 131. — Henri-Charles, sire de Beaumanoir, marquis de Lavardin, était lieutenant général aux huit évêchés de Bretagne et commissaire du Roi aux états : le premier personnage après le duc de Chaulnes, gouverneur. Il fut de novembre 1687 à mai 1689 ambassadeur extraordinaire à Rome. Veuf depuis l’année 1670 de Françoise-Paule d’Albert (fille du duc de Luynes et de Marie-Louise Seguier marquise d’O), il se remaria le 12 juin 1680 avec Louise-Anne de Noailles, fille d’Anne, premier duc de Noailles, et sœur d’Anne-Jules et de Louis-Antoine, qui devinrent l’un maréchal, l’autre cardinal archevêque de Paris. Le marquis de Lavardin mourut le 29 août 1701 ; sa seconde femme huit ans avant lui, en 1693. Voyez sur lui la Notice, p. 158.
  6. 6. Chez Mme de la Fayette : voyez la note 7 de la lettre 132 et ci-après la reprise de la lettre.
  7. 7. Cet alinéa, jusqu’aux mots : il mouroit, est la seule partie de cette lettre qui se trouve dans notre manuscrit. L’une des éditions de 1726, celle de la Haye, ne donne aussi que ce morceau, plus long seulement de quelques lignes (jusqu’à la fin de l’alinéa suivant). Les éditeurs de la Haye ont tempéré l’incroyable confidence par les mêmes retranchements que le chevalier Perrin. Ils n’ont de plus que lui que la fin de la phrase : « Il étoit comme les chevaux rebutés d’avoine. » — Voyez la Notice, p. 119 et 120.
  8. 8. Charles de Sévigné vécut dans une grande piété après son mariage. Voyez la Notice, p. 260 et suivante.