Lettre 159, 1671 (Sévigné)

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159. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 22e avril.

Avez-vous bien peur que j’aime mieux Mme de Brissac que vous ? Craignez-vous, de la manière dont vous me connoissez, que ses manières ne me plaisent plus que les vôtres ? que son esprit ait trouvé le chemin de me plaire ? Avez-vous opinion que sa beauté efface vos charmes ? Enfin pensez-vous qu’il y ait quelqu’un au monde qui puisse, à mon goût, surpasser Madame de Grignan, étant même dépouillée de tout l’intérêt que j’y prends ? Songez à tout cela un peu à loisir, et puis soyez assurée qu’il en est justement ce que vous en croyez. Voilà toute ma réponse que vous connoîtrez par la vôtre, si vous répondez sincèrement.


1671 Parlons un peu de votre frère, ma fille : il est tout ce qui plaît aux autres ; il est d’une foiblesse à faire mal au cœur. Il plut hier à trois de ses amis de le mener souper dans un lieu d’honneur : il y fut. Ces messieurs sont trop habiles pour vouloir courir la fortune ; ils disent à votre frère de payer, je dis payer de sa personne : tout misérable qu’il est encore, il paye, et puis il me vient tout conter, en disant qu’il se fait mal au cœur à lui-même. Je lui dis qu’il me fait mal au cœur aussi, je lui fais honte ; je lui dis que ce n’est point là la vie d’un honnête homme, qu’il trouvera quelque chape-chute, et qu’à force de s’exposer il aura son fait. Je prêche un peu ensuite ; il demeure d’accord de tout, et n’en fait ni plus ni moins. Il a quitté la comédienne[1], après l’avoir aimée par-ci par-là. Quand il la voyoit, quand il lui écrivoit, c’étoit de bonne foi ; un moment après, il s’en moquoit à bride abattue. Ninon l’a quitté : il étoit malheureux quand elle l’aimoit ; il est au désespoir de n’en être plus aimé, et d’autant plus qu’elle n’en parle pas avec beaucoup d’estime : « C’est une âme de bouillie, dit-elle, c’est un corps de papier mouillé, un cœur de citrouille fricassé dans de la neige : » je vous l’ai déjà dit. Elle voulut l’autre jour lui faire donner les lettres de la comédienne ; il les lui donna ; elle en a été jalouse. Elle vouloit les donner à un amant de la princesse, afin de lui faire donner quelques petits coups de baudrier. Il me le vint dire ; je lui dis que c’étoit un infâme que de couper ainsi la gorge à cette petite créature pour l’avoir aimé ; qu’elle n’avoit point sacrifié ses lettres, comme on vouloit lui faire croire pour l’animer ; qu’elle les lui avoit rendues ; que c’étoit une vilaine trahison et basse et indigne d’un homme de qualité, et que même dans les choses malhonnêtes, il y avoit de l’honnêteté à observer. Il entra dans mes raisons, il courut chez Ninon, et moitié figue et moitié raisin, moitié par adresse, moitié par force, il retira les lettres de cette pauvre diablesse : je les ai fait brûler. Vous voyez par là combien le nom de comédienne m’est de quelque chose. Cela est un peu de la Visionnaire de la comédie[2] ; elle en eût fait autant, et je fais comme elle. Mon fils a conté ces folies à M. de la Rochefoucauld, qui aime les originaux. Il approuva ce que je lui dis l’autre jour, que mon fils n’étoit point fou par la tête, c’est par le cœur : ses sentiments sont tout vrais, sont tout faux, sont tout froids, sont tout brûlants, sont tout fripons, sont tout sincères ; enfin son cœur est fou. Nous rîmes fort de tout cela, et avec mon fils même, car il est de bonne compagnie, et dit tôpe à tout. Nous sommes très-bien ensemble, je suis sa confidente, et je conserve cette vilaine qualité, qui m’attire de si vilaines confidences, pour être en droit de lui dire mes sentiments sur tout. Il me croit autant qu’il peut, il me prie que je le redresse : je le fais comme une amie. Il veut venir avec moi en Bretagne pour cinq ou six semaines : s’il n’y a point de camp en Lorraine, je l’emmènerai. Voilà bien des folies ; mais comme vous y prenez intérêt, il m’a semblé qu’elles ne vous ennuieroient pas.

Vous me parlez très-tendrement et très-obligeamment du voyage de Provence. Soyez assurée une bonne fois que l’abbé et moi, nous le souhaitons, et que c’est une des plus agréables espérances que nous puissions avoir. Il est question de le placer à propos et pour vous et pour nous. Notre d’Hacqueville nous disoit l’autre jour, en nous entendant parler de notre pérégrination de Bretagne en Provence, qu’il ne nous conseilloit point d’y aller cette année ; que nous allassions en Bretagne ; que nous y fissions toutes nos affaires ; que nous revinssions ici à la Toussaint revoir un peu mon fils, et ma petite d’Adhémar que je commence à aimer ; que nous changeassions de maison, c’est-à-dire moi ; que je m’établisse dans un lieu où je vous puisse ramener ; et que vers le printemps je m’en allasse en Bourgogne, où j’ai mille affaires, et de là en Provence : Chalon, la Saône, Lyon, le Rhône, me voilà à Grignan ; ce n’est pas une affaire que cela. Je serois avec vous sans crainte de vous quitter, puisqu’apparemment je vous ramènerois, qu’il ne seroit point question d’une seconde séparation qui m’ôte la vie ; que pour lui, il trouveroit un arrangement mille fois meilleur que l’autre, où il voyoit un voyage d’une longueur ridicule, placé dans le milieu du vôtre, pressée de revenir pour mes affaires et par mon fils, à qui je ne suis pas inutile, avec la douleur de vous quitter encore. Il ne trouva nulle raison à ce premier dessein, et en trouva beaucoup à celui qu’il nous proposoit. Nous écoutâmes ces raisonnements, nous les approuvâmes. Il me dit qu’il vous conseilleroit d’y consentir, et moi je m’y confirme par votre dernière lettre, où vous me faites voir que vous trouveriez fort désagréable que je vous quittasse après avoir été quelque temps avec vous. Je suis persuadée que vous entrerez dans cet arrangement. Pour moi, ce ne sera jamais sans douleur que je verrai reculer le temps et la joie de vous voir ; mais ce ne sera jamais aussi sans quelque douceur intérieure que je conserverai de l’espérance. Ce sera sur elle seule que je fonderai toute ma consolation, et par elle que je tâcherai d’apaiser une partie de mon impatience et de ma promptitude naturelle. Mandez-moi comme cela vous paroît, et soyez assurée que la différence ou d’aller en Provence sans avoir une maison ici, ou d’en avoir une toute rangée, où votre appartement soit marqué, fait la plus grande force de nos raisons.

Tout ce que vous me mandez de la Marans est divin, et des punitions qu’elle aura dans l’enfer ; mais savez-vous bien que vous irez avec elle ? vous continuerez à la haïr. Songez que vous serez toute l’éternité ensemble ; il n’en faut pas davantage pour vous mettre dans le dessein de faire votre salut. Je me suis avisée bien heureusement de vous donner cette pensée : c’est une inspiration de Dieu. Elle vint l’autre jour chez Mme de la Fayette ; M. de la Rochefoucauld y étoit, et moi aussi. La voilà qui entre sans coiffe : elle venoit d’être coupée, mais coupée en vrai fanfan ; elle étoit poudrée, bouclée ; le premier appareil avoit été levé, il n’y avoit pas un quart d’heure ; elle étoit décontenancée, sentant bien qu’elle alloit être improuvée. Mme de la Fayette lui dit : « Vraiment il faut que vous soyez folle ; mais savez-vous bien, Madame, que vous êtes complétement ridicule ? » M. de la Rochefoucauld : « Ma mère, ha ! par ma foi, mère, nous n’en demeurerons pas là : approchez un peu, ma mère, que je voie si vous êtes comme votre sœur[3] que je viens de voir. » Elle venoit aussi d’être coupée. « Ma foi, ma mère, vous voilà bien. » Vous entendez ces tons-là ; et pour les paroles, elles sont d’après le naturel ; pour moi, je riois sous ma coiffe. Elle se décontenança si fort, qu’elle ne put soutenir cette attaque ; elle remit sa coiffe, et bouda jusqu’à ce que Mme de Schomberg la vint reprendre, car il n’y a plus de voiture que celle-là. Je crois que ce récit vous divertira.

Nous passâmes l’autre jour une après-dînée à l’Arsenal[4] fort agréablement : il y avoit des hommes de toutes grandeurs ; Mmes  de la Fayette, de Coulanges, de Méri[5], la Troche, et moi, On se promena, on parla de vous à plusieurs reprises et en très-bons termes. Nous allons aussi quelquefois à Luxembourg[6] ; M. de Longueville[7] y étoit hier, qui me pria de vous assurer de ses très-humbles services. Pour M. de la Rochefoucauld, il vous aime très-tendrement.

J’ai reçu vos gants par le gentilhomme ; vous m’accablez de présents ; ceux-ci font partie de ma provision pour Bretagne : ils sont excellents. Je vous baise de tout mon cœur, en vous remerciant, ma très-chère petite.

Je suis ravie que vous ayez approuvé mes lettres : vos approbations et vos louanges sincères me font un plaisir qui surpasse tout ce qui me vient d’ailleurs ; et pourquoi les filles comme vous n’oseroient-elles louer une mère comme moi ? Quelle sorte de respect ! Vous savez si j’estime votre goût. J’approuve fort votre loterie ; j’espère que vous me manderez ce que vous aurez gagné. Vos comédies doivent aussi vous divertir. Laissez-vous amuser, ma bonne ; suivez le courant des plaisirs qu’on peut avoir en Provence. Je vous loue fort que vous ne reconduisiez point : c’étoit pour mourir ; que les dames s’en vengent, qu’elles ne vous reconduisent point aussi, et voilà une maudite coutume abolie.

La lettre que vous écrivez à votre frère est admirable. Que j’aime vos lettres ! Je m’en vais de ce pas à Saint-Germain, et je l’eusse présentée à tous les courtisans. C’étoit à eux que le dessus s’adressoit.

J’ai vu le chevalier[8], plus beau qu’un héros de roman, digne d’être l’image du premier tome. Il avoit eu son point ; j’ai observé qu’il en a toujours quelque nouvelle attaque à la veille des voyages : d’où vient cela ? Monsieur le Duc va faire celui de Bourgogne, après avoir reçu le Roi à Chantilly ; je pense qu’il y fera de belles conquêtes. Vous aviez au moins eu une victoire sur M. de Monaco ; où avoit-il pris qu’on prononçât… ? Nous en savons plus que lui. J’entreprendrai après cela d’apprendre l’italien à notre ambassadeur de Venise. Hélas ! à propos, il s’en va, il en est au désespoir[9].

Je reviens de Saint-Germain avec la d’Arpajon et la d’Uxelles : toute la France y étoit. J’ai vu Gacé[10], je l’ai tiré à part, et je lui ai demandé de vos nouvelles avec un plaisir qui surpasse de beaucoup celui d’être à la cour. Il dit que vous êtes belle, que vous êtes gaie, que c’est un plaisir de voir l’intelligence qui est entre vous et M. de Grignan. Il parle même de votre retour. Enfin je ne pouvois le quitter. Il me viendra voir ; il a été à la campagne chez son frère[11], qui a perdu son fils aîné, dont il est affligé.

C’étoit une grande confusion que Saint-Germain. Chacun prenoit congé ou pour aller chez soi ou parce que le Roi s’en va[12]. La Marans a paru ridicule au dernier point : on rioit à son nez de sa coiffure. Elle n’a osé me parler ; elle étoit défaite à plate couture ; elle est achevée d’abîmer par la perte de vos bonnes grâces. On m’a conté d’elle deux histoires un peu épouvantables. Je les supprime pour l’amour de Dieu, et puis ce seroit courir sur le marché d’Adhémar : tant y a, elle me paroît débellée.

Il y a un portrait de vous chez Mme de la Fayette, elle ne lève pas les yeux dessus. Mon fils a congé de venir avec moi en Bretagne pour cinq semaines : cela me fera partir un peu plus tôt que je ne pensois.

Mille personnes m’ont priée de vous faire des baisemains : M. de Montausier, le maréchal de Bellefonds et mille autres. Monsieur le Dauphin[13] m’a donné un baiser pour vous, je vous l’envoie. Adieu, ma très-chère, il est tard ; je fais de la prose avec une facilité qui vous tue. Je vous embrasse, mon cher Grignan, et vous, ma mignonne, plus de mille fois.


  1. Lettre 159 (revue sur une ancienne copie). — 1. La Champmeslé.
  2. 2. Allusion à la Sestiane des Visionnaires de Desmarets. C’est celle des visionnaires qui est amoureuse de la Comédie. Il faut, dit-elle (acte II, scène iv),

    Que nous parlions aussi touchant la Comédie :
    C’est ma passion…

  3. 3. Mlle de Montallais, qui avait été fille d’honneur de Madame Henriette d’Angleterre. Elle fut très-compromise dans l’affaire de la lettre espagnole, et enfermée à Fontevrault en 1662. Voyez la Notice, p. 148, et Walckenaer, tome II, p. 301, 302.
  4. 4. Voyez la note 3 de la lettre 115.
  5. 5. Cousine de Mme de Sévigné, fille de Mme de la Trousse. Voyez la Notice, p. 159.
  6. 6. À Luxembourg, sans article : c’était ainsi qu’on disait alors. Sauval parle du Luxembourg comme d’une promenade. À cette date, il est possible aussi qu’il s’agisse d’une visite à Mademoiselle, qui était malade : voyez la note 9 de la lettre 155.
  7. 7. L’ancien comte de Saint-Paul : voyez la lettre 139, p. 83.
  8. 8. L’un des beaux-frères de Mme de Grignan, le chevalier de Malte Charles-Philippe Adhémar de Monteil de Grignan, celui qu’on appelait le grand chevalier, le beau chevalier. Il mourut jeune, le 6 février suivant. Voyez la Notice, p. 110, et les lettres du 29 janvier et du 12 février 1672.
  9. 9. Voyez la lettre de l’incendie, tome II, p. 73, note 4. La Gazette raconte que le 19 avril 1671 l’ambassadeur de Venise fut mené en cérémonie à son audience de congé.
  10. 10. Voyez la note 1 de la lettre 157.
  11. 11. Son frère aîné, Henri comte de Matignon. Le fils qu’il venait de perdre était âgé de onze ans.
  12. 12. Le Roi allait visiter la Flandre française et les travaux de Dunkerque. En passant, il s’arrêta à Chantilly.
  13. 13. Le Dauphin avait alors neuf ans et demi.