Lettre 160, 1671 (Sévigné)
1671
160. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.
Voilà le plus beau temps du monde ; il commença dès hier après des pluies épouvantables. C’est le bonheur du Roi, il y a longtemps que nous l’avons observé ; et c’est pour cette fois aussi le bonheur de Monsieur le Prince, qui a pris ses mesures à Chantilly pour l’été et le printemps ; la pluie d’avant-hier auroit rendu toutes ses dépenses ridicules. Sa Majesté y arriva hier au soir ; elle y est aujourd’hui. D’Hacqueville y est allé, qui vous fera une relation à son retour ; pour moi, j’en attends une petite ce soir, que je vous enverrai avec cette lettre, que j’écris le matin avant que d’aller en Bavardin[1] ; je ferai mon paquet au faubourg. Si l’on dit, ma bonne, que nous parlons dans nos lettres de la pluie et du beau temps, on aura raison : j’en ai fait d’abord un assez grand chapitre.
Vous ne me parlez point assez de vous : j’en suis nécessiteuse, comme vous l’êtes de folies ; je vous souhaite toutes celles que j’entends ; pour celles que je dis, elles ne sont plus bonnes depuis que vous ne m’aidez plus : vous m’en inspirez, et quelquefois aussi je vous en inspire. C’est une longue tristesse, et qui se renouvelle souvent, que d’être loin d’une personne comme vous. J’ai dit des adieux de quelques jours ; on trouve bien de la constance. Ce qui est plaisant, c’est que je sentirai que je n’en aurai point pour vous dire adieu d’ici en partant pour la Bretagne ; vous serez mon adieu sensible, dont je pourrois, si j’étois une friponne, faire un grand honneur à mes amies ; mais on voit clair au travers de mes paroles, et je ne veux mettre aucun voile au-devant des sentiments que j’ai pour vous. Je serai donc touchée de voir que ce n’est pas assez d’être à deux cents lieues de vous : il faut que je sois à trois cents ; et tous les pas que je ferai, ce sera sur cette troisième centaine : c’est trop, cela me serre le cœur.
L’abbé Têtu entra hier chez Mme de Richelieu[2] comme j’y étois : il étoit d’une gaillardise qui faisoit honte à ses amies éloignées. Je lui parlai de mon voyage ; ma bonne, il ne changea point de ton, et d’un visage riant : « Eh bien ! Madame, me dit-il, nous nous reverrons. » Cela n’est point plaisant à écrire, mais il le fut à entendre ; nous en rîmes fort ; enfin ce fut là son unique pensée : il passa légèrement sur toute mon absence, et ne trouva que ce mot à me dire. Nous nous en servons présentement dans nos adieux, et je m’en sers moi-même intérieurement en songeant à vous ; mais ce n’est pas si gaiement, et la longueur de l’absence n’est pas une circonstance que j’oublie.
J’ai acheté pour me faire une robe de chambre une étoffe comme votre dernière jupe ; elle est admirable : il y a un peu de vert, mais le violet domine ; en un mot, j’ai succombé. On vouloit me la faire doubler de couleur de feu, mais j’ai trouvé que cela avoit de l’air d’une impénitence finale. Le dessus est la pure fragilité, mais le dessous eût été une volonté déterminée qui m’a paru contre les bonnes mœurs ; je me suis jetée dans le taffetas blanc. Ma dépense est petite : je méprise la Bretagne, et n’en veux faire que pour la Provence, pour soutenir la dignité de merveille entre deux âges, où vous m’avez élevée.
Mme de Ludres me dit l’autre jour des merveilles à Saint-Germain ; il n’y avoit nulle distraction ; elle vous aime aussi : Ah ! pour matame te Grignan, elle est atorable. Mme de Beringhen[3] étoit justement auprès de Ludres, qui l’effaçoit un peu ; c’est quelque chose d’extraordinaire à mes yeux que sa face. Brancas me conta une affaire que M. de Grignan eut cet hiver avec M. le Premier : « Je suis pour Grignan, j’ai vu leurs plaisantes mais inlisibles lettres. » Il m’en a dit des morceaux, nous devons prendre un jour pour les lire tout entières.
Votre enfant est aimable ; elle a une nourrice parfaite ; elle devient fort bien fontaine : fontaine de lait, ce n’est pas fontaine de cristal.
M. de Salins[4] a chassé un portier : je ne sais ce qu’on dit ; on parle de manteau gris, de quatre heures du matin, de coups de plats d’épée, et l’on se tait du reste[5] ; on parle d’un certain apôtre qui en fait d’autres ; enfin je n’en dis rien : on ne m’accusera pas de parler ; pour moi, je me sais taire, Dieu merci ! Si cette fin vous paroît un peu galimatias, vous ne l’en aimerez que mieux. Adieu, ma très-chère aimable et très-chère mignonne, je vous aime au delà de ce qu’on peut imaginer. Tantôt je vous manderai des nouvelles en fermant mon paquet.
Je fais donc ici mon paquet. J’avois dessein de vous conter que le Roi arriva hier au soir à Chantilly. Il courut un cerf au clair de la lune ; les lanternes firent des merveilles ; le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie ; mais enfin le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisoit espérer une suite digne d’un si agréable commencement. Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande : c’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Foucquet, qui l’étoit présentement de Monsieur le Prince[6], cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête étoit capable de soutenir tout le soin d’un État ; cet homme donc que je connoissois, voyant à huit heures, ce matin, que la marée n’étoit point arrivée, n’a pu souffrir l’affront qu’il a vu qui l’alloit accabler, et en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être ensuite arrivée comme il expiroit. Je n’en sais pas davantage présentement : je pense que vous trouverez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.
M. de Menars[7] épouse Mlle de la Grange Neuville[8]. Je ne sais comme j’ai le courage de vous parler d’autre chose que de Vatel.
- ↑ Lettre 160 (revue en partie sur une ancienne copie). — 1. Voyez la note 8 de la lettre 155.
- ↑ 2. Anne Poussard de Fors du Vigean, sœur aînée de Mlle du Vigean. Étant restée veuve d’Alexandre d’Albret de Pons, frère aîné du maréchal d’Albret, elle épousa le 26 décembre 1649 Armand-Jean de Vignerot, petit-neveu et héritier du cardinal de Richelieu, duc et pair, etc. Elle succéda, au mois de novembre 1671, à Mme de Montausier dans la charge de dame d’honneur de la Reine, et fut en 1680 dame d’honneur de la Dauphine. Elle mourut, sans enfants du duc de Richelieu, le 29 mai 1684. Voyez la note 18 de la lettre 131 et l’une des dernières notes de la lettre du 23 décembre 1671.
- ↑ 3. Anne du Blé, belle-sœur de la marquise d’Uxelles, mariée en 1646 à Henri de Beringhen, premier écuyer du Roi, qu’on appelait Monsieur le Premier ; morte le 8 juin 1676. Son mari avait acheté sa charge du père de Saint-Simon en 1645 ; il fut chevalier de l’Ordre en 1661 ; il mourut le 30 mars 1692. L’une des sœurs de Beringhen fut mère de la comtesse d’Aunoy.
- ↑ 4. On lit ce nom dans les éditions de 1726 et 1734. Il a été supprimé dans les éditions postérieures. C’est Garnier de Salins, frère de Suzanne Garnier, femme de Charles comte de Brancas. Mathieu Garnier, leur père, fut trésorier des parties casuelles, puis conseiller au grand conseil.
- ↑ 5. Allusion au vers de Corneille, dans Cinna, acte IV, scène v :
On parle d’eaux, de Tibre, et l’on se tait du reste.
- ↑ 6. Gourville, dans ses Mémoires (tome LII, p. 486), dit que Vatel était « contrôleur chez Monsieur le Prince. » Dans les Œuvres de M. Foucquet, où son nom est toujours écrit Watel, il est dit qu’il a été employé par M. Colbert quand le Roi reçut le duc de Mantoue, la reine Christine de Suède, etc.
- ↑ 7. Probablement Jean-Jacques Charron de Menars, frère de Mme Colbert, conseiller au parlement, surintendant général de la maison de la Reine. Il acheta, en 1690, une charge de président à mortier, et mourut en 1718. « C’étoit, dit Saint-Simon (tome XV, p. 311), une très-belle figure d’homme, et un fort bon homme aussi, peu capable, mais plein d’honneur, de probité, d’équité, et modeste, prodige dans un président à mortier. Le cardinal de Rohan acheta sa précieuse bibliothèque, qui étoit celle du célèbre M. de Thou. »
- ↑ 8. Marie, fille du troisième lit de Charles de la Grange Neuville, maître des comptes. Elle était sœur germaine de Mme de Frontenac.